La tumultueuse relation auteur-éditeur
La relation éditeur-édité est la même depuis qu’un individu en a convaincu un autre de lui confier la gestion de ses droits intellectuels pour l’aider à diffuser les fruits de sa pensée au plus grand nombre. Variations autour d’idées reçues qui ont encore la vie dure...
J’ai
la chance et le bonheur - ou la malchance, si l’on se place parfois du point de
vue de ma banquière - d’avoir la triple casquette d’auteur, de directeur de
collection pour une "maison" parisienne indépendante, et
d’animateur de publications littéraires. Il ne se passe donc pas une journée
sans que je n’entende les mêmes réflexions qui se partagent en deux grandes
catégories. D’un côté : "Ah !
Vous écrivez ? Et à part ça, vous faites quoi dans la vie ?"
De l’autre : "Les éditeurs
sont des voleurs, ils exploitent les auteurs et s’engraissent sur leur
dos." C’est un interminable procès d’intention, émaillé d’idées
reçues et de contre-vérités qui, décidément, ont la vie dure.
L’éditeur
Pierre Nora, au détour d’une préface pour un rapport du Centre National des
Livres, écrivait en novembre 2004 : "Je
m’amuse parfois à résumer mes quarante ans d’éditeur dans une opposition
hautement structurale et pas complètement caricaturale. Hier venait me voir un
grand auteur avec trois cents pages qu’il avait couru chez lui corriger au premier
haussement de sourcil involontaire qu’il avait cru apercevoir, en s’excusant de
vous avoir montré ces pages sous une forme imparfaite. Il ne demandait pas
d’à-valoir anticipé et disproportionné, attendait gentiment la publication,
remerciait tous les services, vendait 30 000 exemplaires et vous invitait à
dîner pour vous remercier de ce succès inattendu. Aujourd’hui, l’auteur exige
contrat et gros à-valoir avant d’avoir écrit une ligne, remet son manuscrit
avec retard, finit par apporter triomphalement six cents pages. Six cents pages qu’il
faut récrire sans en avoir l’air ou en négociant péniblement. Il récrimine
contre tous les services, attend une publication rapide, se vend à 800
exemplaires, l’impute au manque de publicité et vous certifie qu’il ne
reviendra la prochaine fois que bien parce que c’est vous. Encore heureux qu’il
n’ait pas d’agent, la nouvelle plaie, par qui passent par définition les
auteurs étrangers dont les ouvrages traduits se vendent par définition encore
moins bien. Le miracle est qu’il y ait encore dans ces conditions des
éditeurs..." On
ne peut être plus clair... Tout est dit. Pierre Assouline s’était fait l’écho de
cette préface sur son blog. Et ce fut la déferlante de commentaires du style : "C’est bien, jusqu’à preuve du
contraire, l’auteur qui effectue (au moins) 90 % du travail et reçoit (au
mieux) 10 % des bénéfices. C’est bien l’auteur qui fait vivre l’éditeur, et
bien plus rarement l’inverse." Tous pointent du doigt l’abominable
éditeur, l’affameur, le détrousseur de vieilles dames, faisant son beurre, et
l’argent du beurre - sans oublier le cul de la crémière, pourquoi se priver ? -
sur le dos de ces pauvres écrivains - mal aimés, incompris, spoliés, et j’en
passe... -, qui n’en peuvent mais, acculés à la ruine, à la déchéance et à la
misère, futurs SDF... mais qui persistent et s’acharnent à expédier leurs
manuscrits à ces voleurs patentés que sont les éditeurs... Il y a du Bloy et du
Céline dans ces jérémiades qui ne font malheureusement pas avancer le débat, si
débat il devait y avoir. Car la relation éditeur-édité est la même depuis qu’un
individu en a convaincu un autre de lui confier la gestion de ses droits
intellectuels pour l’aider à diffuser les fruits de sa pensée au plus grand
nombre. "Le plus étonnant, dans
cette histoire, écrit Sylvie Perez, en introduction de son excellente
enquête sur l’écrivain et son éditeur (Un
couple infernal, Bartillat), c’est
que tout ce que nous connaissons aujourd’hui du milieu de l’édition était en
place au XIXe siècle, dès l’apparition du nouveau métier d’éditeur.
À ce titre, le XXe siècle n’a rien apporté, et, du même coup, n’a
pas grand-chose à se reprocher. Tous les excès relatifs à l’exploitation
commerciale de la littérature, la surenchère des avances sur droits, les
transferts d’auteurs, l’invention des nouveaux formats et des petits prix, la
promotion échevelée, l’empire des "people", les livres-concepts les plus éloignés possible de toute idée de
littérature, les compilations, les "digests"... tout, absolument tout est conçu au XIXe siècle. Les
idées sont là. Ça n’est plus qu’une question d’échelle. Les outils se sont
perfectionnés."
Alors
de grâce, n’en jetez plus ! Arrêtez, tel l’esclave dans Salammbô, de saler les
lentilles avec vos propres larmes.
On
ne le répétera jamais assez : écrire n’est pas un métier, même si c’est une
impérieuse nécessité. Les écrivains qui ne vivent que de leur plume se comptent
sur les doigts des mains ; et c’est la conséquence d’un long processus basé à
l’origine sur un investissement à long terme de l’éditeur. Écrire suppose le
plus souvent d’avoir un autre métier (enseignant, journaliste...), avant de
franchir le pas. Il n’y a là rien de déshonorant. Nous ne sommes plus à
l’époque où de jeunes héritiers disposaient d’une fortune ou d’une rente, leur
permettant de se consacrer pleinement à l’écriture, souvent par
désoeuvrement : Flaubert, Gide, Proust, pour ne citer qu’eux ; et qui
d’ailleurs publiaient le plus souvent à compte d’auteur. Pour les plus
sceptiques, je leur suggère de se procurer les relevés d’auteur de Gide,
d’avant 1920... Les temps ont changé, l’édition s’est industrialisée. On peut
certes le déplorer, mais c’est ainsi, il faut faire avec. Ce qui n’empêche pas,
soyons honnêtes, certains éditeurs d’en profiter et de se comporter comme des
margoulins. Nous les connaissons tous. Autant ne pas s’adresser à eux... De même
que je ne nie pas l’opacité du système. Mais, quelles que soient les réformes
et autres améliorations qui pourraient lui être apportées, vouloir vivre
exclusivement de sa plume dès le premier roman, voire même le deuxième, relève
de l’utopie et du rêve éveillé. Dans l’écriture et l’édition, il y a une part
de prise de risque qui, quoi que l’on en pense, pèse plus sur l’éditeur que sur
l’écrivain. Je ne nie pas non plus la dimension marketing qui parfois prend le
pas sur l’instinct ou tout simplement le désir. Mais une démarche purement
marketing et rémunératrice permet aussi en parallèle à l’éditeur de prendre
plus de paris sur de nouveaux auteurs. C’est basique. Et lorsqu’il verse cent
mille euros d’à-valoir à un auteur, il sait ce qu’il fait. Lorsqu’il n’en verse
que deux mille, il paie pour voir. L’avance n’est qu’une avance. Et, au risque
de choquer, il me semble que les relations seraient beaucoup plus sereines s’il
n’y avait pas d’à-valoir, mais une réalité des comptes, dans une logique de
marché, d’offre et de demande.
Je
regrette d’ailleurs amèrement que l’édition à compte d’auteur soit à ce point
dévalorisée, décriée et mise à l’index. Au lieu de cela, les écrivains putatifs
pourraient se rendre compte in vivo, in situ, de visu et de facto des
difficultés à imposer un livre et son auteur, aux commerciaux, aux
représentants, aux médias, aux libraires et, in fine, aux lecteurs...
Nous
vivons une période formidable où chacun se targue d’être écrivain. Il y a en
France quelque trois mille écrivains répertoriés comme tels (par les Agessa
notamment), qui vivent exclusivement de leur plume et... plus de 2 000 000 (je le
mets en chiffre pour bien marquer les esprits) de personnes qui écrivent. C’est
énorme ; et c’est tant mieux. La question n’est pas là. Beaucoup de gens,
donc, qui écrivent, et presque tout autant qui se flattent de savoir écrire.
Combien de fois ai-je entendu des phrases dans le style : "Ah ! Moi aussi j’aurais tant de
choses à raconter" ; et aussi : "Si j’avais le temps, avec la vie que j’ai vécue, je ferais un
succès de librairie", ou encore, la phrase qui tue : "Mais vous vendez du vent : quand
je pense qu’il suffit d’aligner des phrases ; si je voulais..." Et
lorsque les tenants de cette dernière assertion me demandent pourquoi j’écris,
je réponds, histoire de couper court : "Mais tout simplement pour
coucher avec des filles !" - quoi qu’il me faille bien admettre que
le résultat n’est pas toujours à la hauteur, ni de mon énergie, ni de mes
espérances... Beaucoup s’installent devant la feuille blanche et noircissent du
papier : leur quotidien d’écrivains se résume alors très vite à écrire
leur quotidien. Sans parler enfin de l’écriture conçue comme une thérapie, le
dévidoir d’une diarrhée verbale intarissable, toute une vie chiée sur une rame
de papier. Il suffit de demander à n’importe quel éditeur : la fonction de
publier s’apparente souvent une séance géante de psychothérapie ; sans parler
des auteurs qui harcèlent le standard, hurlant au complot, ne concevant pas de
ne pas être publiés, persuadés de tenir en main le prochain Goncourt, hurlant à
la censure au moindre déplacement de virgule, intransigeant à la moindre
suggestion de modification du texte.
Le
problème reste entier. Pour ceux qui ne manquent pas de talent et qui ont
franchi toutes les épreuves de ce qui est parfois considéré comme un parcours
du combattant, Pierre Nora, dans son coup de gueule en forme de préface, n’a pas
tout à fait tort. On pourrait dérouler la longue litanie des carences,
défaillances et autres travers des auteurs que l’éditeur se doit de gérer à vue
: les retards, les "pertes" d’inspiration, les doutes à trois
heures du matin, les manuscrits qui partent en vrille, les problèmes d’alcool
et autres substances illicites, de couple, d’argent, d’huissiers, de
susceptibilité, d’ego, j’en passe et des meilleurs. Et je pourrais même écrire
un livre sur l’insondable génie créatif des excuses bidon de l’auteur en
retard... Combien d’éditeurs ont l’étrange sensation d’être des psy, des
banquiers, des confesseurs, des conseillers informatiques version traitement de
texte, des rebouteux de l’âme et du corps, des redresseurs de torts, avant
d’être tout simplement des éditeurs ?
Et
au final, tout le monde sait qu’un livre qui marche, c’est grâce au talent de
l’auteur, et qu’un livre qui ne décolle pas, c’est à cause de l’éditeur,
celui-là même qui, une fois l’ouvrage imprimé, mettra tout en œuvre pour planter
le lancement et s’interdire toute chance de retour sur investissement...
J’en
resterai là pour ne pas rentrer dans des détails désobligeants. "Il faut se figurer une vie de couple
entre deux personnalités de fer, analyse Sylvie Perez, égocentriques et, il faut bien le dire, un peu cinglées. L’un sans
l’autre, ils ne sont rien. Ensemble, ils aspirent à la gloire." Car à
y regarder de près, le rapport éditeur-édité n’est pas loin du rapport mari-femme dans un couple : on s’aime, on se le dit ; on s’engueule, on se
déteste, on se le dit aussi. On se déchire, mais au final, on reste ensemble,
pour les enfants au mieux, pour le chien au pire.
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