J’habite un pays étrangement schizophrène, d’autant plus contradictoire à l’heure de la mondialisation, où deux peuples que tout apparemment oppose - l’histoire comme la culture, la langue comme les traditions - s’épuisent à vouloir encore vivre ensemble, façon acharnement thérapeutique, alors qu’ils ne font que s’entredéchirer, tel un couple mal assorti depuis le début d’un mariage mal conçu, sinon forcé.
Ce pays en outre politiquement bicéphale, où le nord est à ce point noir et le sud à ce point rouge que toute concorde profonde et réelle, par-delà les accords de façade, s’avère aussi illusoire que bancale, c’est la Belgique. Ces deux peuples distincts, que tout à première vue divise, leur gouvernement respectif et même leur capitale, et qui n’ont finalement en commun qu’un roi au pouvoir très limité et ne symbolisant qu’une union fictive, ce sont les Flamands et les Wallons.
Certes ces deux peuples pouvaient-ils néanmoins jusqu’ici, à force de compromis plus ou moins subtils et d’obscures combines aux allures de traités officiels, afficher des alliances de circonstance, sinon toujours de pur opportunisme. Mais voilà, même cette « entente cordiale », pour employer un très british mais policé understatement, s’est aujourd’hui défaite : plus de trois mois que le peuple belge a voté démocratiquement pour élire à sa tête ses représentants législatifs, et toujours pas de gouvernement. Comble de l’absurdité : on nous annonce même, pour parachever cette très surréaliste mais néanmoins très mauvaise tragi-comédie, de possibles et nouvelles élections, qui, elles-mêmes, ne résoudront de toute façon rien, tant cet infernal cercle est aussi vicieux que vicié !
De ce point de vue-là, mon ami Patrick Roegiers, fin connaisseur de cette Belgique qu’il aime pour son illustre passé autant qu’il l’honnit pour son médiocre présent, a raison : « La frontière linguistique, érigée en 1962, est une honte, un crime et un drame. Elle détruit (…). Elle empêche la libre circulation des idées, des paroles, des images et des mots. Elle oppose, sépare, scinde, divise, fracture, déchire. On a fait tomber le Mur de Berlin (dit ‘le mur de la honte’), dressé par l’Europe entière et l’Amérique contre un peuple après une guerre. Les Belges qui sont des cons élèvent chaque jour avec plus de force et de véhémence une frontière linguistique sur leur propre territoire, sans l’aval de personne. Tout ce qui était un pont, un lien, une main tendue, a disparu. Seule subsiste la haine de soi (à travers le miroir de l’autre) et le désir profond de faire disparaître le pays tout entier, avant de s’anéantir soi-même, car après avoir occis la Belgique, la Flandre s’autodétruira et disparaîtra à son tour, tant est hallucinant son désir de saccage et de destruction », écrit-il, en effet, dans une célèbre revue philosophico-littéraire française.
Paroles aussi dramatiquement vraies que tragiquement prémonitoires ! D’autant que, comme pour leur donner définitivement raison, c’est l’homme politique aujourd’hui le plus puissant du pays, le très flamingant Bart de Wever - vous-même, cher Bart, en l’occurrence - président de la NVA, premier parti de Flandre, qui vient un peu plus, avec ses récentes déclarations sur l’occultation supposée des Belges francophones quant à leur passé collabo, de jeter de l’huile sur le feu, qui n’avait certes pas besoin de ce genre de braise, en pleine période de crise (au pire) ou de négociation (au mieux), pour être attisé.
Entendons-nous : qu’il y eût, chez les Wallons comme chez les Bruxellois, de fieffés sympathisants du national-socialisme allemand, cela ne fait certes pas, malheureusement, l’ombre d’un doute. Certains parmi leurs plus fiers hommes de culture, tels le Hergé du Soir volé ou le Georges Sim du Péril juif, sont même là, hélas pour leur gloire posthume, pour nous le rappeler, en leur antisémitisme aussi virulent que narquois, fort honteusement. Et puis, par-delà ces dérives individuelles, il y eut surtout, avouons-le encore, le mouvement rexiste, dont l’infâme leader, Léon Degrelle, n’avait certes rien à envier, en matière de délires meurtriers, à Adolf Hitler.
Mais voilà, cher Bart De Wever, toute la différence, et elle est de taille, est là : c’est que, la Wallonie ayant depuis longtemps lavé son linge sale quant à ce sinistre passé, contrairement à ce que vous avez l’impudence d’affirmer dans une de vos tribunes journalistiques, ses actuels et principaux partis politiques, tous sans distinction, n’ont absolument rien à voir, pas plus sur le plan historique que du point de vue idéologique, avec les Rexistes de Degrelle, tandis que votre parti, lui, est, que vous le vouliez ou non, historiquement et objectivement lié, via vos ancêtres la Volksunie puis le Vlaams Blok, à l’ancienne VNV (Ligue Nationale Flamande), parti à l’idéologie résolument nazie. En d’autres termes, encore : là où il y a historiquement, au niveau politico-idéologique, une rupture évidente chez les Wallons et les Bruxellois, il y a une continuité larvée chez les Flamands. C’est même très exactement là, en ce creuset facho-populiste, que s’enracinent, au passé comme au présent, leur identité nationale et, partant, leur revendication indépendantiste, si ce n’est leur outrecuidante prétention hégémonique sur le reste du pays !
Mieux : je crois même savoir que quelques-uns de vos propres et directs aïeux, desquels vous ne vous êtes jamais ouvertement distancié (quoique vous ne puissiez certes être tenu pour responsable de leurs méfaits), étaient proches, et même de très intimes collaborateurs (sans vouloir faire ici de faciles et fâcheux jeux de mots), d’un certain Staf De Clercq, fondateur précisément de cette même VNV, mais dont les propos surtout, le salut infailliblement romain et jusqu’au port ostentatoire de la croix gammée, dépassaient parfois - ce qui n’est pas peu dire ! - les pires ignominies et autres élucubrations de cette odieuse peste brune.
Morale de l’histoire ? Apprenez-donc, cher Bart De Wever, à tourner sept fois votre langue dans votre bouche avant de parler, comme le dit l’adage biblique, sinon cette même langue, que vous n’avez certes pas de bois (c’est là un de vos mérites les plus incontestables et incontestés), vous reviendra à la figure tel un fatal mais prévisible boomerang.
Car j’ai bien peur, avec votre révisionnisme de bas étage et où le collaborationnisme se voit ainsi banalisé, probablement aussi dans le lâche et déloyal but de mieux blanchir hypocritement votre propre conscience, que l’on ne soit effectivement passé là, pour reprendre à nouveau ici une cinglante mais juste formule de mon ami Roegiers, de l’argument historique à l’avènement hystérique : alibi intellectuel, en ce cas, de la plus dangereuse, et non seulement pour l’avenir de la Belgique, des dérives nationalistes !
Aussi les francophones, qui sont las d’endurer vos diktats et vos insultes, vos humiliations quotidiennes et vos brimades permanentes, vos propos vexatoires et vos outrages cyniques, auraient-ils en ces conditions tout intérêt, ne fût-ce que pour sauvegarder leur honneur, à se dissocier officiellement, quitte à précipiter l’effondrement de la Belgique, d’un parti tel que le vôtre, lequel représente comme une tache honteuse, peut-être ne le savez-vous pas dans votre orgueil mal placé et quasi autistique, au regard de ce projet humaniste qu’incarne, par ses valeurs morales, l’Europe moderne.
Davantage : peut-être les Flamands y perdraient-ils finalement plus, en cas de séparation effective, que les Wallons, lesquels, contrairement à vous, n’ont aucun problème avec leurs voisins limitrophes. Quant aux Bruxellois, qui, bien qu’enclavés en terre flamande, sont majoritairement francophones, ne vous en déplaise, ils devraient logiquement décider de leur sort par voie démocratique : un référendum, par exemple.
Mais, tout ceci étant dit, sans rancune, bien évidemment, cher Bart De Wever. Au contraire : l’intellectuel cosmopolite et universaliste que je m’efforce d’être est sûr qu’il y a, en Belgique francophone, d’excellentes universités qui seraient prêtes, sinon ravies, à vous accueillir, malgré votre évidente mauvaise foi à l’encontre de l’histoire politique de la Wallonie, pour vous faire réviser (mais au sens noble et scientifique, cette fois) vos cours d’histoire !