Lettre ouverte d’Amnesty International à M. Brice Hortefeux
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Monsieur le Ministre,
Par un communiqué du 17 novembre, votre ministère annonce que « les ministres [chargés des Affaires étrangères et de l’Immigration] ont décidé de ne pas donner suite à la proposition des autorités britanniques, s’agissant du vol partant de Londres le mardi 18 novembre », vol conjoint prévu pour renvoyer quelques dizaines de ressortissants afghans dans leur pays. De son côté, saisie par une dizaine de ces Afghans, la Cour européenne des droits de l’homme vous a demandé de surseoir à leur renvoi.
Amnesty International France (AIF) qui avait alerté votre cabinet à plusieurs reprises sur les risques de tels renvois prend note avec satisfaction de votre décision. Cependant, selon votre communiqué, « les travaux des autorités françaises avec le HCR vont se poursuivre pour déterminer dans quelles conditions des Afghans présents illégalement en France et n’y étant pas admis au statut de réfugié, pourront, le cas échéant, donner lieu à l’organisation de retours – volontaires ou non – dans leur pays, avec toutes les garanties de sécurité requises ».
Les autorités françaises ont clairement manifesté leur intérêt pour les retours conjoints communément appelés « charters ». En effet, déjà dans le Pacte européen sur l’immigration et l’asile récemment adopté [1], le Conseil européen a convenu de développer la coopération entre les Etats membres en ayant recours, « sur la base du volontariat et autant que nécessaire », à des dispositifs communs pour assurer l’éloignement des étrangers en situation irrégulière parmi lesquels les « vols conjoints ».
De même, le 15 septembre, vous avez rappelé devant des parlementaires de pays européens que le conseil d’administration de FRONTEX qui se réunit à Tours les 19 et 20 novembre sera l’occasion d’examiner les voies et moyens du renforcement de l’action de cette agence [2]. Vous évoquiez plusieurs questions de fond encore sans réponses, parmi lesquelles celle de l’organisation par FRONTEX de « retours groupés ». A cette occasion, vous avez souligné que « chacun connaît la difficulté qu’est susceptible de poser, pratiquement, une reconduite à la frontière d’un clandestin dans un avion de ligne, exploité sur une liaison commerciale et embarquant une clientèle privée. Parallèlement, l’affrètement d’aéronefs sous le seul pavillon d’un des Etats membres est fréquemment source de crispations diplomatiques avec les autorités des pays d’émigration. »
Votre conclusion est alors claire : « Il nous est donc assez rapidement apparu, c’est du moins la lecture que nous faisions du mandat de l’agence telle qu’il ressort du règlement de 2004, que la création de FRONTEX devait nous permettre d’organiser des opérations de retours groupés » ; « en la matière aussi, il faut avancer rapidement ». Cette volonté de recourir aux « retours groupés », particulièrement pour les exilés présents dans le Nord-Ouest de la France, demeure pour nous préoccupante
D’une part, nous craignons que la multiplication du recours à ce type de vol ne vienne contredire l’obligation de ne pas procéder à des expulsions collectives, établie par l’article 4 du Protocole n°4 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme.
La Cour européenne des droits de l’homme considère que, nonobstant « un examen raisonnable et objectif de la situation particulière des étrangers » formant le groupe frappé d’une mesure d’expulsion collective, celle-ci peut être caractérisée au regard « des circonstances entourant la mise en œuvre de décisions d’expulsion ».
Pour la Cour, à tous les stades, allant de la convocation des intéressés au commissariat à leur expulsion, la procédure suivie doit offrir des garanties suffisantes attestant d’une prise en compte réelle et différenciée de la situation individuelle de chacune des personnes concernées. Les conditions de mise en œuvre de la procédure d’expulsion des ressortissants afghans, de leur interpellation ciblée à la motivation peu personnalisée de leur mesure d’éloignement, auraient pu être constitutives d’une expulsion collective si cette procédure avait abouti.
D’autre part, la situation dans le Nord-Ouest de la France ne peut pas se résumer à des personnes « présentes illégalement en France et n’y étant pas admises au statut de réfugié ».
Comme la Coordination française pour le droit d’asile l’indique dans son rapport La Loi des « jungles » qui vous a été adressé début septembre, les règles européennes, les conditions d’accueil dans cette région, les pratiques administratives et les pressions policières dissuadent de nombreux exilés de déposer une demande de protection en France. Qui plus est, ayant souvent transité par un autre Etat membre de l’Union européenne, ils craignent d’y être renvoyés sans avoir de certitude d’y être accueillis et de pouvoir déposer une demande d’asile ; ce risque de refoulement indirect résultant de la disparité, que vous reconnaissez, dans les procédures d’asile au sein de l’Union.
Vous-même reconnaissez d’ailleurs également dans votre communiqué qu’« en l’espèce, pour les personnes susceptibles d’être reconduites, toutes les conditions de sécurité ne sont pas réunies ».
Du fait de cette impossibilité à retourner en Afghanistan, nous vous demandons de bien vouloir nous préciser :
— Si les personnes concernées vont être munies d’un titre de séjour leur permettant de séjourner légalement sur le territoire français ;
— Si celles qui le souhaitent vont pouvoir déposer une demande de protection qui serait examinée dans le cadre de la procédure dite normale ; compte tenu des risques tenant à leur sécurité, aucun motif ne saurait en effet justifier un examen dans le cadre de la procédure « prioritaire », qui ne présente pas les garanties suffisantes pour assurer un examen juste et satisfaisant (demande à déposer en cinq jours, en français, sans recours suspensif).
Enfin, le ministère afghan des Affaires étrangères et le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) doivent accueillir le 19 novembre à Kaboul une conférence internationale sur le retour et la réintégration. AIF espère que cette rencontre sera l’occasion pour les représentants français de mieux connaître la situation dans ce pays et les raisons qui ont conduit le HCR à interrompre les retours dans ce pays pour l’hiver.
En vous remerciant de l’attention que vous voudrez bien porter à notre demande, nous vous prions d’agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de notre haute considération.
Geneviève Garrigos
Présidente d’Amnesty International France
[1] Chapitre II/d- Lutter contre l’immigration irrégulière, notamment en assurant le retour dans leur pays d’origine ou vers un pays de transit des étrangers en situation irrégulière.
[2] Réunion des présidents des commissions chargées des questions de justice et d’affaires intérieures des parlements nationaux des Etats membres de l’Union européenne.
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