Mourir d’aimer
Ou quand le cœur se brise, littéralement...
Trois jours plus tard, le grand-père s’assoit sur son lit devenu si vaste, ce lit qui a vu s’épancher 50 ans d’amour et de complicité, au quotidien. Le chat que sa petite-fille a laissé, il y a longtemps, grimpe sur ses genoux, ronronne et appelle la caresse. Et il est mort, comme cela, tranquille et apaisé, comme une petite flamme arrivée au bout de son combustible. Ceux qui l’on vu, ensuite, racontent qu’il avait presque l’air heureux.
C’est marquant une histoire comme celle-là. Ce n’est pas ma famille, ce ne sont pas mes grands-parents, mais je pense sans cesse à ce vieux qui n’a pu continuer à vivre sans elle. Je ne pensais pas que de nos jours, on pouvait encore mourir d’aimer. Quelque chose au-delà du couple, des habitudes qui tissent leur réseau dense de gestes, de mots, de soupirs. Quelque chose qui fait que deux êtres finissent par fusionner sous la pression des décennies, d’une manière plus profonde, plus intime que ne pourra jamais le faire le feu intense de la passion amoureuse. Quelque chose qui fait que l’un finit les phrases de l’autre, sans même s’en rendre compte, qu’un regard signifie plus qu’un long discours. Quelque chose qui synchronise leurs émotions, leurs pensées, jusqu’aux battements même de leurs cœurs, comme s’il n’y avait plus qu’une seule flamme de vie pour animer deux vieux corps.
Ne t’inquiète pas pour moi, tu sais très bien que je te survivrais.
Je continue à le penser. Que je lui survivrais. Est-ce parce que nous aimons moins profondément ? Parce que nous sommes plus jeunes ? Parce que nous n’avons pas encore passé une vie ensemble ? Ou peut-être, tout simplement, que nous ne sommes plus fait de la même matière, modelé dans le même terreau. Les deux vieux de mon histoire venaient d’un autre monde, d’un autre temps, du temps où l’on s’aimait pour la vie, non, même pas, pour l’éternité, du temps où le divorce était un péché, où l’on ne se débinait pas à la première difficulté, où l’on surmontait tout ensemble, y compris le désamour, celui qui vient avec le temps, l’indifférence, la vie qui use et qui polit les sentiments comme des galets dans un torrent violent. Ils venaient du temps où l’on ne se quittait pas, où l’on pouvait, certes, tomber amoureux de quelqu’un d’autre, mais où l’on trompait avec tact et discrétion, avant de toujours rentrer le soir, pour dîner, à la maison.
Autant tout le monde s’était préparé au décès de la grand-mère, autant celui du grand-père fit l’effet d’une déflagration sur une aire de pique nique. Tout le monde sait que ça arrive, ces couples qui se suivent dans la tombe, mais personne ne s’y attend. Je me demande encore si l’effet de surprise accentue le chagrin ou si cela vient plutôt de l’accumulation, de ce trop plein de larmes dont plus rien ne peut étancher le flot. En une petite semaine seulement, c’est toute une famille qui devient orpheline, c’est tout un univers qui disparaît, un monde de souvenirs, une maison qui se vide et dont on se détourne.
Il a fait une crise cardiaque a expliqué le médecin. Juste un cœur qui bat et qui s’arrête, comme une pièce qui plonge dans l’obscurité quand on en éteint la lumière en sortant. 70 battements à la minute, 4200 pulsations en une heure, plus de 700 000 raisons de lâcher prise après son départ à elle.
La vie qui s’arrête, comme cela, juste quand elle a perdu tout sens.
Et la vie qui continue, malgré tout, pour ceux qui survivent.
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