Pour un bilan du blairisme
Le blairisme comme modèle ? Modernisation et pragmatisme.
Si l’on
en croit Jean-Marc Four (1), "Le blairisme, c’est complexe, c’est inclassable.
Vu à travers le prisme politique français, le blairisme est tantôt à gauche,
tantôt à droite, voire très à droite."
Mais ce prisme français n’est-il pas un miroir déformant, une manière
erronée d’interpréter une réalité politique si différente de la nôtre, malgré
la proximité géographique ? Cependant, le blairisme n’est-il pas une méthode de
gouvernement qui tend à devenir une référence, une "troisième voie",
que d’aucuns interprètent comme un équilibre entre les excès de
l’ultralibéralisme et certaines utopies du socialisme historique, entre les
contraintes d’un marché mondialisé et
les exigences sociales, entre l’intérêt et l’équité ? Par son apparente rupture
avec la brutalité de la politique friedmanienne
de Mme Thatcher, inaugure-t-il une méthode originale de "gouvernance", une manière "moderne" de conduire les
affaires d’un pays, une synthèse originale au service de l’intérêt
général, une sorte d’idéal aristotélicien du "juste milieu"
destiné à perdurer et à s’approfondir ?...
En fait,
le blairisme apparaît rétrospectivement comme un kaléidoscope aux facettes
contradictoires : des investissements massifs dans les services publics très
dégradés, une nette faiblesse industrielle, mais un grand dynamisme financier, des grands patrons de plus en plus riches et une grande pauvreté (entre 10 et
13 millions de personnes), un fort endettement des ménages, des discours modérément pro-européens, des
choix pro-américains, une politique environnementale ambitieuse, des retraites
en déshérence (2 millions de personnes âgées sous le seuil de pauvreté), un
système scolaire très inégalitaire et un système de santé apparemment restauré,
mais encore très insuffisant... (2)
Les débats autour du blairisme se ramènent souvent à la question : est-ce une politique de droite ou de gauche ? Comme le note Philippe Marlière (3), « En 1998, devant les députés français, Tony Blair déclarait : "Il n’y a pas de politique économique de droite ou de gauche, mais des politiques économiques qui marchent et d’autres qui ne marchent pas". Il affichait ainsi son soi-disant modernisme politique et sa volonté de rompre avec "le vieux travaillisme". Ce pragmatisme porté très haut a fait place à des choix beaucoup plus idéologiques. En fait, le blairisme est resté sur les rails du thatchérisme avec des correctifs à la marge pour les plus pauvres, les familles monoparentales. Il a mis en place un filet de sécurité pour ces catégories, mais n’a pas réduit les inégalités qui se sont au contraire largement accrues. Dans les services publics il n’a pas rompu avec le paradigme thatchérien. La rénovation des écoles, des hôpitaux s’est faite en associant étroitement le privé à leur construction et à leur gestion. Le choix de Blair et de Brown d’accompagner et non de réguler la mondialisation a fait que Londres et le Royaume-Uni sont devenus la plaque tournante d’une économie dérégulée, totalement flexible où seuls les plus riches peuvent s’en sortir. Un exemple : la spéculation immobilière qui chasse les classes moyennes des centres-villes. Derrière ce pragmatisme de façade, Blair a imposé des politiques rejetées non seulement par les syndicats, mais également par une grande partie des travaillistes, les médias et aussi par le public. Ainsi, la rénovation du métro de Londres a donné lieu à une longue bataille contre la gestion privée du service public... Blair a pu prospérer électoralement dans des conditions politiques particulières, après vingt ans de thatchérisme et de défaite en rase campagne de la gauche britannique, depuis la grève des mineurs jusqu’à la reprise en main du Parti travailliste par Neil Kinnock. Celui-ci avait préparé le terrain avec les purges des éléments de gauche du Parti travailliste, pas seulement les trotskistes, mais des sociaux-démocrates bon teint, qui ont été mis de côté progressivement en une dizaine d’années. Le mode de fonctionnement du parti est devenu plébiscitaire et a renforcé les pouvoirs du leader. Quand Blair en prend la tête en 1994, il n’a plus qu’à mettre en oeuvre sa politique. »
Il est donc difficile de classer la politique de Tony Blair comme transcendant
les tendances et les choix politiques, c’est le moins que l’on puisse dire,
même si le bilan général doit être nuancé, comme le fait Martine Azuelos (4). « La performance macroéconomique enregistrée de 1997 à 2007 a été,
globalement, très satisfaisante.
La croissance du PIB a été
robuste (2,8 % en moyenne, contre 2,2 % au cours des vingt années antérieures),
et supérieure à celle enregistrée la zone euro (2,0%). Les fluctuations
conjoncturelles, traditionnellement fortes depuis la Seconde Guerre mondiale,
ont été moins sensibles que dans la plupart des pays de l’OCDE.
Le taux de chômage, qui
s’établissait à 7,2 % en mai 1997, est tombé à son plus bas niveau depuis les
années 1970 (5,4 % en avril 2007). Indicateur plus significatif encore, et
surtout moins sujet à controverse, le taux d’emploi a progressé, s’établissant
à un niveau très largement supérieur à la moyenne européenne : 71,7 %,
contre 63,8 %. Ce taux se situe à 63,1% en France et à 65,4% en
Allemagne . En dix ans, 2 millions
d’emplois ont été créés, dont la moitié l’ont été dans le secteur public.
L’inflation est restée
stable et proche de l’objectif officiel fixé à 2,5 %. Le taux de change
effectif de la livre sterling n’a jamais été aussi stable depuis la fin du
système de Bretton Woods.
Malgré la dégradation des
finances publiques consécutive à l’augmentation des dépenses destinées à
financer l’amélioration des services publics, la règle d’or aura été respectée.
Le ratio de la dette publique sur le PIB, qui s’élevait à 44 % en 1997, était
tombé à 38 % à la fin 2006.
Certains défis devront être relevés.
La forte flexibilité du
marché du travail entraîne une précarité accrue. Si la mise en place du salaire
minimum et le volontarisme des politiques destinées à favoriser l’insertion ou
le retour à l’emploi ont porté leurs fruits, la forte progression du nombre des
personnes enregistrées comme malades ou invalides témoigne de l’existence d’un
chômage déguisé que le New Deal n’a pas permis de résorber.
Les dépenses publiques
n’ont pas toujours été bien employées.
Les inégalités sociales ont
continué à s’accroître.
La croissance a été dopée
par une forte consommation des ménages et par un boum immobilier largement
financés par le recours à l’emprunt. Le taux d’endettement des ménages qui
représentait 150 % de leur revenu disponible en 2006 est préoccupant.
Le niveau de
l’investissement productif et les efforts consentis dans le domaine éducatif,
dont les effets ne peuvent se faire sentir qu’à long terme, n’ont pas permis
une amélioration notoire de la productivité, qui reste de 20 % inférieure à
celle de la France. Cette faible productivité nuit à la compétitivité de pans
entiers de l’économie britannique dans un contexte de concurrence
internationale accrue. »
Au cœur du fonctionnement de cette machine apparemment bien huilée que fut le blairisme, quelques outils conceptuels ont émergé, indicateurs d’une nouvelle manière d’envisager l’action politique, ou plutôt de prétendre s’en abstraire, au profit de la seule gestion des affaires. La notion de « pragmatisme » s’impose avec force : ce qui importe, c’est l’utilitaire et le fonctionnel, ce qui « marche ». La politique se trouve reléguée dans le domaine des notions dépassées ou se trouve rabattue sur l’économique. Les contradictions sociales sont niées, minimisées ou envisagées comme de simples problèmes techniques à résoudre, le débat d’idées sur les projets de société est considéré comme dépassé, comme une vielle lune ou un objets idéologique dépassé.Tout cela au nom d’un « modernisme », servi comme un leitmotiv.
La rationalité est élevée au rang des plus hautes vertus politiques. La mesure, les statistiques investissent tous les domaines : c’est le règne des audits redondants, des rapports d’activité sans fin, l’obsession des « objectifs » (les fameux « targets ») à atteindre, même en matière de santé, quitte à engendrer une nouvelle bureaucratie d’ « experts » et une plus grande lourdeur administrative. Bref, c’est le domaine de la « gouvernance » (notion d’ailleurs empruntée à la gestion économique), les mots ne sont pas neutres. Les décisions sont de plus en plus le privilège d’un petit groupe de spécialistes (spin doctors) censés avoir des lumières sur tout, avec comme conséquence un effacement du rôle du Parlement et une abstention de plus en plus grande aux élections. L’accent est mis sur les moyens, très peu sur les fins et sur le long terme. C’est le règne du New Public Mangement, qui s’est déjà imposé dans nos écoles d’administration. (Vous pourrez en avoir une petite idée si vous cherchez cette notion sur Google...)
Ne sommes-nous pas déjà engagés dans
une sorte de blairisme, où le marché et la politique ne se distinguent plus,
où le "pragmatisme" devient le seul critère de l’action collective,
sans projet global, où "tout est codifié en termes
d’indicateurs de performance, d’objectifs agrégés étroitement formatés selon
les canons du nouveau management public, une vision très rationaliste et
dépolitisée de l’action publique" ?
Le livre de Florence Faucher-King et Patrick
le Galès dissèque le projet blairien et
sa volonté de "révolutionner" la politique. -TONY BLAIR 1997-2007 : LE
BILAN DES REFORMES-(5...) Les auteurs
insistent sur le fait que :
« Les néotravaillistes ont systématisé un mode de direction du
gouvernement à partir d’objectifs de performance, de classement et de strict
contrôle budgétaire. De tels développements sont révélateurs de leur croyance
dans les pouvoirs magiques des indicateurs synthétiques pour entraîner
des transformations rapides. C’est d’ailleurs l’une des caractéristiques de la
gestion néotravailliste : les réformes radicales sont portées par la
multiplication des indicateurs et la redéfinition rapide des objectifs et
programmes. A leurs yeux, le monde social est malléable, réactif et dynamique.
Sous pression, il réagit instantanément aux injonctions de mobilisation des
maîtres du moment. On ne peut qu’être surpris par l’ambition extraordinaire de
pilotage de la société par ces indicateurs et le décalage par rapport à l’offre
des services à la population... L’illusion de "l’inspectabilité" totale de la société traduit les influences de
l’utilitarisme du philosophe Jeremy Bentham. Or la multiplication des audits
érode la confiance dans l’éthique professionnelle et le sens du service public.
Un tel contrôle social contredit l’idée que chacun agit de bonne foi et lamine
la confiance dans la compétence des acteurs sociaux. » L’exigence de lisibilité et de contrôle
se reflète jusqu’au niveau quotidien, dans le fonctionnement incessant des
multiples caméras qui tracent les personnes dans les rues londoniennes.
Selon les mêmes auteurs, souligne Eloise Cohen (6), « L’Etat
britannique a d’ailleurs lui-même été réorganisé selon les principes
d’efficacité et de dynamisme du marché. Cette "révolution bureaucratique",
initiée par Margaret Thatcher et poursuivie sous Tony Blair, a principalement
consisté à appliquer les préceptes du Nouveau Management Public (New Public
Management), c’est-à-dire à transférer les recettes de la gestion privée au
secteur public. Un certain nombre de mécanismes de marché ont ainsi été
introduits dans l’action publique, comme la mise en concurrence pour la
fourniture des services publics ou encore la multiplication des partenariats
public-privé. Autre exemple également avec la multiplication des audits qui
touchent toutes les composantes de la société britannique - des partis
politiques aux associations jusqu’à l’Eglise d’Angleterre ! Principal objectif
de cette nouvelle gestion : l’efficience de l’action publique, c’est-à-dire
l’amélioration de son rapport coût/bénéfice.
Afin d’atteindre cette efficience, le Nouveau Management Public s’est équipé
d’une palette d’instruments destinés à orienter les comportements dans ce sens.
Les indicateurs de performances et les classements sont un bon exemple de ces
méthodes d’incitation à l’efficience. Les « bonnes pratiques » et les bons
points distribués contribuent à orienter les comportements individuels et
collectifs. Les hôpitaux, les laboratoires de recherche, les écoles sont
évalués en permanence, et ils sont ainsi en concurrence pour se retrouver à la
tête des classements - et bénéficier de moyens financiers supplémentaires.
L’enjeu est de taille puisqu’il s’agit de la survie de ces établissements : un
mauvais classement fait non seulement fuir les patients ou les élèves, mais il
compromet également la somme budgétaire allouée par l’Etat pour assurer le bon
fonctionnement d’un établissement public...
Il est intéressant d’évoquer le
formidable pouvoir de contrôle individuel et collectif contenu dans ces
instruments de filiation utilitariste (procédures d’évaluation, indicateurs et
standards de performances, classements, etc.),
Enfin, la force de ces instruments ainsi que les objectifs qui ont structuré les réformes des gouvernements Blair est d’apparaître comme « dépolitisées ». Car promouvoir « ce qui marche » n’est a priori ni conservateur ni travailliste, ni de gauche ni de droite. Pourtant ces réformes ont contribué peu à peu à construire une société de marche... On peut utilement garder en mémoire la réflexion de Michel Foucault sur les technologies de pouvoir : « en apparence, ce n’ est que la solution d’un problème technique, mais à travers elle, tout un type de société se dessine »...
La
politique est l’activité organisatrice de la vie en commun au service de l’intérêt général. Elle ne
peut se ramener à le seule gestion des choses, dans une perspective
essentiellement technocratique. Elle ne peut s’abstenir de tenir compte du
qualitatif, de la nature des relations humaines, par-delà les échanges
nécessaires et les purs intérêts. Pour Julien Freund, « la politique est l’activité sociale qui se
propose d’assurer par la force, généralement fondée sur le droit, la sécurité
extérieure et la concorde intérieure d’une unité politique particulière en
garantissant l’ordre au milieu de luttes qui naissent de la diversité et de la
divergence des opinions et des intérêts ».
En résumé, ce processus de gestion des conflits renvoie à l’organisation
des relations conflictuelles entre acteurs sociaux et politiques, qui mènent à
la reconnaissance de leurs différends et de leurs différences et à
l’acceptation des normes et des règles qui, par voie de constitutionnalisation,
encadrent la réciprocité nécessaire de ces acteurs.
Mme
Thatcher rejetait la notion même de société, donc de solidarité. A l’heure où la société de marché exacerbe
les individualismes et dissout les liens sociaux. Il importe de réhabiliter la
pensée et l’action politiques, que les penseurs grecs considéraient comme
l’activité la plus noble et la plus nécessaire... Tony Blair n’y aura pas
contribué, lui qui a voulu oeuvrer à la
fin du politique.
(1) bibliomonde
(2) http://reseaudesbahuts.lautre.net/article.php3?id_article=373
(3) http://www.democratie-socialisme.org/article.php3?id_article=1192
(4) http://www.lemensuel.net/Les-annees-Blair-elements-pour-un.html
(5) http://www.pressesdesciencespo.fr/livre/?GCOI=27246100684450
(6) nonfiction
(7) http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=29847
(8) Keith Dixon : Un abécédaire du blairisme - Les Evangélistes du marché - Blair et le thatchérisme (Ed. Raisons d’agir)
(9) Philippe Auclair : Le Royaume enchanté de Tony Blair (Fayard)
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