Si le « JT » n’est ni de l’information ni du journalisme, alors qu’est-ce que c’est ?
Des journalistes osent se révolter ouvertement contre la qualité médiocre de l’information aujourd’hui disponible sur les médias traditionnels. On ne peut que s’en réjouir et les soutenir. Dans un récent article publié le 21 novembre dernier sur AGORAVOX, intitulé « Le JT est-il du journalisme ? », un journaliste, sous le pseudonyme de « Petit matin brumeux », dénonce le brouet indigent régulièrement servi à cette « grand messe » qui est pour la majeure partie des citoyens français l’unique source d’information.
Parmi les ingrédients de base de cette soupe populaire, nagent, entre des yeux de graisse, le sujet saisonnier ou « marronnier » qui revient chaque année à la même époque aussi fidèlement que le beaujolais nouveau ou la bénédiction papale le jour de Pâques, le micro-trottoir, présenté comme un sondage grandeur nature des sentiments d’ « usagers pris en otages » ou « solidaires » lors d’une grève des transports, le fait divers avec une prédilection pour celui qui rutile de sexe ou de sang, la publicité mal déguisée d’œuvres culturelles qui ne font l’objet d’aucune critique, avec en prime un nombrilisme parisien affirmé.
Une théorie médiatique de l’information infondée
On partage volontiers cette critique. Mais elle reste incomplète faute de disposer des « mots pour le dire ». Et si les mots manquent, c’est que « la théorie de l’information » que propage la profession journalistique, souffre d’évidentes carences. L’auteur, journaliste lui-même, a beau répéter, comme l’annonce son titre, que toutes ces pratiques n’ont rien à voir avec « le vrai journalisme » ou que ces informations ne sont pas des « informations ». Il n’en laisse pas moins son lecteur sur sa faim. Qu’est-ce donc alors que « le vrai journalisme » ? Qu’est-ce donc qu’ « une information » ? La définition que l’auteur croit laisser découler de méthodes contraires à ces pratiques, reste insuffisante : on entend bien qu’un sujet saisonnier ou un fait divers ne doivent retenir l’attention du « vrai journaliste » que s’ils donnent matière nouvelle à réflexion. Le vrai journalisme, écrit-il encore, doit rester étranger à « la communication » comme au « voyeurisme » : il ne doit s’attacher qu’à des « informations valables, pertinentes ».
Or qu’est-ce qu’ « une information valable ou pertinente » ?
« Hic jacet lepus ! » - ici gît le lièvre ! - disaient les Romains pour désigner le problème sur lequel on bute : qu’est-ce donc qu’ « une information valable ou pertinente » ? Y a-t-il une autre définition fondée que celle-ci ? C’est une information jugée valable ou pertinente par celui qui la garde secrète ou la livre, ou bien encore par celui qui la reçoit ou l’extorque. La réponse varie donc en fonction de chacun. C’est là tout le drame ! L’un aimera entendre raconter l’histoire croustillante d’un crime bien saignant ou pervers, l’autre, celle d’un match de football ; un autre encore préférera en savoir plus sur la colère des « usagers-otages » d’une grève ou au contraire sur les motivations des grévistes.
Bien sûr, toutes ces informations ne sont pas égales en importance et il existe une hiérarchie possible. Mais ne dépend-elle pas pour finir de l’intérêt et des intérêts de chacun, c’est-à-dire de son cadre de référence, produit de son histoire personnelle. Le sportif de télévision peut n’avoir que faire de détails sur une grève qui ne le touche pas directement ou sur une retraite jugée lointaine : ce qu’il attend dans l’instant, ce sont des images de ses équipes favorites ou les confidences des stars auxquelles il s’identifie de façon infantile ; et inversement, pour peu qu’on soit réfractaire au football devenu simple instrument de promotion, on peut être indisposé de devoir supporter l’interview d’un joueur de football inculte racontant dans son sabir que le coach lui a fait confiance, qu’il a donné un max, qu’il s’est fait plaisir, qu’il la voulait cette victoire et qu’il est allé la chercher avec ses tripes.
L’emprise de trois séries de contraintes sur l’information
La théorie de l’information diffusée par les médias paraît, en effet, ignorer résolument les contraintes d’airain qui s’exercent sur l’information.
1- Une première série de contraintes provient des motivations de l’émetteur : celui-ci veille en principe à « ne pas livrer volontairement une information susceptible de lui nuire » ; il la garde secrète et s’applique à ne « donner » que l’ information qui n’est pas contraire à ses intérêts : ainsi peut-il juger utile, comme le bon M. Pernault de TF1, de montrer dans un micro-trottoir l’exaspération et « la galère » des « usagers pris en otage » par une grève des transports que lui-même désapprouve.
2- Une seconde série de contraintes découle des moyens de diffusion eux-mêmes. Elles s’exercent avec une plus grande force encore sur les médias de masse qui exigent des ressources considérables.
- Au premier rang de ces contraintes se trouvent celles dont usent les propriétaires des médias de masse qui ont forcément leurs opinions : pourquoi achèteraient-ils des médias si c’est pour diffuser des opinions qui soient contraires à leurs intérêts ?
- De leur côté, source prioritaire de financement, les annonceurs publicitaires doivent être particulièrement ménagés : non seulement un annonceur dont une campagne publicitaire contribue à assurer la vie du journal ou de la chaîne de télévision, ne saurait être critiqué, mais encore il exige l’exposition la plus large possible de son annonce.
- La chasse aux ressources publicitaires commande ainsi la chasse à l’audience qui impose à son tour le choix d’une variété d’information assez consensuelle - ou « fédératrice » selon le jargon du milieu - pour réunir la plus large audience possible dont dépend le coût des annonces à encaisser.
À ce jeu et compte tenu du niveau culturel moyen actuel, un extrait de match de football ou un fait divers ruisselant de sexe ou de sang a plus de chance de scotcher les auditeurs à leur poste ou à leur journal qu’un débat sur la conception du pouvoir de Montesquieu. La rédactrice en chef de TF1, Anne de Coudenhove ne dit rien d’autre quand elle revendique un seul souci : « Etre au plus près des gens qui nous regardent », selon Raphaëlle Bacqué dans un article paru dans Le Monde du 25 novembre dernier. Il n’est que de voir les succès d’audience dont TF1 s’enorgueillit de remporter chaque année sur ses rivales : il n’y a pas meilleur sondage du niveau culturel moyen, même si c’est désolant après 120 ans d’école laïque et obligatoire.
3- C’est qu’une troisième série de contraintes vient s’ajouter aux deux premières pour modeler l’information diffusée : ce sont celles des propriétés du récepteur.
- Celui-ci est d’abord « une cible à deux centres », la raison et le cœur. Or, on sait depuis Pascal l’empire qu’exerce l’irrationalité sur la rationalité : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas », a-t-il finement observé ; ou encore : « La raison a beau crier, elle ne met pas le prix aux choses. ».
- L’autre propriété du récepteur est son indocilité foncière. Chacun en fait l’expérience tous les jours : celui à qui on parle, n’est pas toujours disposé à écouter. Pour l’y forcer, il ne reste donc qu’à mobiliser tous les moyens à disposition.
Il existe, à cette fin, un véritable arsenal de leurres à connaître pour stimuler à son insu les différents réflexes dont le récepteur est équipé dès sa naissance pour survivre comme tout animal et par éducation pour vivre en société. Rien ne vaut pour capter l’attention, par exemple, que de stimuler le réflexe de voyeurisme par l’exhibition du plaisir d’autrui ou sa simulation grâce au leurre d’appel sexuel : c’est bien le diable que chaque jour n’apporte pas son fait divers avec une histoire d’alcôve ou le délire d’un pervers.
À défaut, l’exhibition du malheur d’autrui ou de sa simulation à l’aide d’un leurre d’appel humanitaire permet de faire renifler les chaumières : le malheur d’autrui est sans doute la chose du monde la plus répandue ; on n’est donc pas en peine de drames à mettre en scène au nom du « droit de savoir » avec « le poids des mots et le choc des photos ». Les catastrophes, naturelles ou provoquées par les hommes, fournissent leurs lots réguliers d’images de cadavres, de blessés, de proches épargnés en larmes, que des escouades de photo-reporters traquent jusqu’à la nausée. Et Dieu sait si les tremblements de terre, les raz-de-marée, les éruptions volcaniques, les cyclones, les famines, les guerres, les attentats, les accidents de toute nature peuvent charrier des flots incessants de victimes, squelettiques, nues épouvantées ou hagardes, sanguinolentes, grimaçant de douleur, agonisant, martyrisées, exécutées sommairement ou après un simulacre de procès !
Ces leurres remplissent souvent en plus une fonction de diversion utile comme les sujets saisonniers du beaujolais nouveau ou d’Halloween. Accaparant espace de journal et temps d’antenne, ces informations indifférentes permettent un usage invisible de la censure en excluant mécaniquement les autres informations, car espace et temps sont toujours trop exigus.
Mais pour information, la stimulation des réflexes de soumission aveugle à l’autorité ou à la pression du groupe donne des résultats pas mal non plus.
Information et communication
« Le journalisme doit rester étranger à la communication », dit notre auteur. Les contraintes passées sommairement en revue ci-dessus montrent - hélas ! - que c’est une chimère. La différence rituelle opérée entre « information » et « communication » n’est nullement fondée. Qu’est-ce qu’ « une information » ? « La représentation d’un fait gardée secrète, livrée volontairement ou extorquée ». Qu’est-ce qu’ « une communication » ? Le masque inventée par les publicitaires pour cacher une opération publicitaire qui offre la représentation la plus avantageuse possible d’un fait, d’une idée, d’un homme (ou d’une femme) ou d’un produit. Sans doute, la démarche publicitaire est-elle plus finement élaborée. Mais qu’est-ce qui la distingue au fond de celle de tout émetteur livrant une information qui par principe doit d’abord ne pas nuire à ses intérêts ? L’enfant lui-même n’est pas en peine d’imagination pour dissimuler la raison d’un retard ! « Maman, si vous saviez... Le pape est mort ! » s’écrie, dans "Contes du lundi" (1873), l’enfant de Daudet à sa mère bigote qui, suffocant, part à la renverse contre le mur et en oublie de l’interroger sur son heure tardive d’arrivée pour cause d’école buissonnière.
Si l’on admet l’emprise de ces contraintes sur l’information, on sent bien que l’amélioration de la qualité de l’information ne dépend pas seulement de la bonne volonté du « vrai journaliste » attaché à ne livrer que des « informations valables et pertinentes ». Le niveau culturel des lecteurs/auditeurs est autrement déterminant. Si Pernault, de Coudenhove et leurs semblables peuvent se permettre de livrer une information aussi médiocre, c’est bien parce qu’ils cherchent, comme ils disent, à « être au plus près des gens qui les regardent ». En d’autres termes, les médias sont à l’image de la majorité de leur clientèle. Le pêcheur à la ligne n’attrape des poissons que parce que les nigauds se jettent bêtement sur des leurres qu’ils ne savent pas repérer. Pour l’heure, un coup d’œil sur « la théorie naïve de l’information » que dispense aujourd’hui l’École à ses élèves et qu’elle a empruntée justement aux médias, permet de comprendre pourquoi les Pernault, PPDA, Chazal et consorts ont encore beaucoup d’avenir devant eux.
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