Un temps pour l’anarchie ?
Les G8 sont devenus les spectacles à grand déploiement incontournables
du vaudeville contestataire. Pour les effets de cavalerie, mieux vaut
être à Saint-Fargeau qu’à l’Odéon ; on ne les tient donc plus en ville, mais
à la campagne, ce qui permet vraiment de s’exprimer. En vedette cette
année, à Heiligendamm, le Schwartzer Block
(Black Block). Recevra-t-il une ovation ? Surtout, y tiendra-t-il un
rôle... ou est-ce qu’on improvise ?
Lors des manifestations anti-ZLEA (Zone de libre-échange des Amériques)
de Québec, en avril 2001, j’ai vu un "Black Block" efficacement
organisé, incroyablement équipé (avec masques à gaz dernier cri) et
dont l’action, pour quiconque y regardait de près, paraissait
étrangement coordonnée avec celle des forces de l’ordre. J’avance, tu
recules... à vous madame... Tango. Les troupes du Black Block semblaient
bien jouer le rôle d’agents provocateurs, à la toute limite de ce que
la naïveté populaire pouvait ne pas voir.
Est-ce à dire que le Black Block n’est qu’un outil du pouvoir ? Non,
mais sa structure souple le rend vulnérable à l’infiltration et fait
qu’il est systématiquement "instrumentalisé". Il faut juger de
chacune de ses interventions, de chaque arbre à ses fruits et avec un
oeil sur les résultats à moyen terme de chaque action, car "gouverner,
c’est prévoir"... mais s’opposer au pouvoir l’est aussi.
Il faut d’autant moins faire l’impasse sur les mouvements de type Black
Block, toutefois, que c’est leur composante anarchique qui en fait
désormais les seuls mouvements efficaces. Seul un mouvement fluide
et dont la motivation et les tactiques sont internalisées peut
désormais offrir une parade efficace au pouvoir.
Pourquoi ? Parce que le "Système" (401) ne sera détruit par aucune organisation.
De deux organisations qui s’opposent, la plus forte vaincra ; comment
croire que le système n’est pas plus fort que toute organisation que
l’on pourrait constituer pour s’y opposer ?
Il est le plus fort, non seulement dans une bataille rangée, mais
surtout entre deux batailles, par le pouvoir de séduction et de
corruption que lui confère son contrôle de la richesse qui, devenue
virtuelle, est donc devenue aussi une création discrétionnaire du
pouvoir. C’est cette capacité de corruption illimitée qui permet au système de désintégrer, à sa convenance, toutes les organisations qui
se forment contre lui et de ne plus avoir comme ennemis sérieux que les
mollahs et autres irrationnels (408).
Le terrorisme, cependant, Dieu merci, n’a pas un grand avenir : ce qui
est contre-nature ne dure jamais très longtemps (412). Et dire «
terrorisme » ne veut pas dire seulement des attentats sanglants. Le
terrorisme, comme politique de transformation sociale, commence dès
qu’on veut obliger par la menace quiconque à collaborer contre son gré à cette
transformation.
La terreur est là, en germe, dès qu’un travailleur en grève veut
s’opposer par la force à ce que son compagnon travaille. Cette
approche à la Germinal est non seulement immorale, mais inefficace.
Elle est bête, parce qu’elle n’est pas adaptée à une société complexe
d’interdépendance.
Pourquoi se colleter à la porte de l’usine entre travailleurs ?
Croit-on qu’une entreprise industrielle moderne peut fonctionner si la
moitié de son personnel n’entre pas au travail ? Le pourrait-elle,
même s’il n’en manquait que le tiers... ou une demi-douzaine
d’intervenants pivots ?
Pourrait-elle fonctionner efficacement, si ceux qui sont insatisfaits
n’atteignaient plus jamais leurs quotas, ou ne respectaient plus jamais
leurs échéances ? Quand on tient déjà à sa merci la rentabilité de
la firme, ne comprend-on pas qu’imposer « l’unité des camarades » est
une voie vers la zizanie ? Et pourquoi arrêter les transports en
communs et s’aliéner la sympathie populaire, quand il n’y aurait qu’à
« négliger » la perception et le contrôle des titres de transport ?
Pourquoi la contestation suit-elle des chemins qui la condamnent à
l’échec alors que le succès est à prendre sans effort ? N’est-ce pas
que le système aiguillonne la contestation vers des interventions
futiles dont il veut nous faire croire qu’il a très peur, alors que la
psychosociologie, qui depuis Bernays est devenue une science exacte, détermine
maintenant avec précision le rapport coût/agacement au bénéfice qui en
découle pour le désamorçage des tensions sociales ? Il est difficile
de ne pas voir la manipulation comme totale.
Ce calcul du coût-bénéfice du désordre est fait au G8 également. On y
tolère la contestation parce que la contestation ne peut rien y
accomplir. Les gouvernements modernes gèrent leurs contestataires et en
provoquent les manifestations, tout en en contrôlant la durée,
l’intensité et les conséquences.
La futilité des actions de revendications sociales, d’ailleurs, trouve
son pendant au palier du terrorisme « musclé ». Qu’un pauvre Arabe se
fasse exploser au milieu d’autres pauvres Arabes ne constitue pas une
attaque dangereuse contre le système. Pas plus, d’ailleurs, que
l’attentat du 11-Septembre contre le WTC. Le résultat n’en est qu’un
renforcement des moyens de contrôle de la population.
À chaque attentat, le système marque des points. Il est toujours sage
de se demander le rôle qu’ont pu jouer dans chaque évènement, tous et
chacun de ceux qui en ont profité. (5137). Il faudrait s’interroger
sur le bien-fondé d’escalader des murailles qui ne protègent rien,
pendant qu’ailleurs de vraies luttes pour plus de justice sont perdues
tous les jours.
La logistique de la contestation, sans laquelle un pouvoir devient
absolu, doit donc être repensée. Si l’on ne peut s’organiser contre le système, parce que toute organisation est infiltrée et qu’on ne peut
lui résister en masse, parce que toute action collective est manipulée,
ceux qui le souhaitent ont-ils encore une façon de garder le pouvoir à
sa place ?
Oui. Le système peut être jugulé, abattu même, en mettant à profit
le désir de résistance qui existe en chaque individu. L’interdépendance
inhérente à une société complexe donne à l’individu un
pouvoir énorme et le fonctionnement de la société, au quotidien, est une
constante démonstration de ce pouvoir.
Que se serait-il passé, si je n’avais pas été là ? Surtout, que ne se
serait-il pas passé, si je n’avais pas été là ? Si je n’avais pas
fait ce qu’il est implicite que je fasse dans une société de solidarité
à laquelle je m’identifie ?
Si l’individu fait le constat que la société que gère le système n’est
pas une société de solidarité et qu’il décide de ne plus s’y
identifier, s’il ne pose plus les gestes implicites que l’on attend de
lui, la société s’effondre. Rapidement. Il existe déjà des sociétés
dont la solidarité est largement disparue... et qui n’ont plus de
société que le nom. (414)
Il suffit que l’individu comprenne sa propre indispensabilité, sa
propre position stratégique et névralgique à l’intérieur du système,
pour qu’il puisse, s’il en fait le choix, collaborer bien efficacement
à la détruire.
Vivre en société est un acte d’amour. Celui qui laisse paraître qu’il
n’y prend pas plaisir le vide de son sens et il en faut bien peu
alors, dans une société de complémentarité, pour que les gestes
nécessaires au maintien de cette société ne soient plus posés. La
société meurt.
Une société moderne ne peut survivre que si elle jouit d’un très large
consensus. C’est ce pouvoir de l’individu que le système veut cacher,
en montant des spectacles de contestation.
L’individu qui veut détruire la société peut le faire par simple
omission, c’est ce qui rend son action ultimement imparable. Il le
peut d’autant plus facilement que cette société est complexe et que
les fonctions assignées aux sociétaires sont mutuellement
complémentaires.
Il peut aussi multiplier l’impact de son inaction essentielle, toutefois, en y joignant des actions ponctuelles. Il peut poser sciemment et consciemment des obstacles indiscernables à la réalisation des tâches des autres. Il suffit qu’il ait une bonne connaissance du fonctionnement du système.
Il suffit qu’il sache les moyens qui, en privant le système de son
apport, lui permettront d’en saboter le fonctionnement de la façon la
moins périlleuse pour lui-même et pour les autres. Dans une société
de complémentarité, c’est cette façon - qui est à l’opposé du
terrorisme - que le contestataire sérieux peut choisir.
L’individu peut apprendre seul comment, à partir de ses propres
ressources, sans constituer une alliance formelle avec qui que ce soit,
sans violence et dans la plus grande discrétion, il peut faire seul sa
part pour la déconstruction du système. Les moyens de communication
modernes permettent même de le lui enseigner.
La contestation efficace du système ne passe donc plus par la
constitution d’organisations de résistance, car regrouper les
contestataires - en plus du démérite évident de permettre de les
identifier en grappe ! - en a aussi deux autres.
D’abord, il est évident que la contestation du système par l’individu
vient de sa propre insatisfaction, laquelle vient de sa propre
faiblesse. Si l’individu se sent plus fort, par son appartenance à
une organisation, sa motivation à
détruire le système diminue. S’étant défini par son rôle et son
opposition, il est insidieusement récupéré par le système . S’il
reste seul, au contraire, l’individu reste faible - et dangereux -
jusqu’à ce que sa contestation ait porté ses fruits.
Ensuite, ce que l’individu sait du groupe lui donne aussi un pouvoir de délation.
Il devient alors vulnérable à la corruption. S’il est corrompu, il
règle son problème personnel - ce qui était toujours, au moins
inconsciemment, son premier motif initial - mais l’injustice, elle,
demeure et perdure.
Les complots n’ont
plus d’avenir, car un groupe de conspirateurs, dans un monde technologique, est une microsociété qui devient elle même fragile à la mesure de sa complexité. C’est la somme des attaques individuelles et rien
d’autre, qui abattra le système. Il est donc inévitable que la
contestation prenne cette voie. Le Black Block est une transition vers la complète individualisation de la contestation.
Ceux qui veulent substituer un nouveau paradigme à celui de la société
actuelle vont le faire à partir d’une même problématique et en visant un même
but. Ils le feront, cependant, en ajustant leur action à un plan
maître découlant de leurs valeurs et qu’ils auront internalisé. Ils le
feront sans créer entre eux, au palier de leur action, des liens qui
permettraient de les débusquer et de les mettre hors-jeu.
Il faut donc prévoir que la contestation revête de plus en plus la
forme d’une myriade de petits sabotages de "ce qui est’ au profit de "ce
qu’on voudrait qui soit". Ce qui est bien large et peut mener à des excès... mais le regretter n’y changera rien. Ce sont les points vulnérables de la
société - l’organisation et la communication - qui seront surtout
visés, détruisant la cohésion de l’ensemble sans que les éléments
constitutifs en subissent de dommages importants.
Nous vivrons donc l’équivalent d’une guérilla au niveau des idées,
pour valoriser et faire connaître de nouvelles idées de substitution
aux idées reçues, mais cette guérilla sera accompagnée d’une action menée par des
francs-tireurs, chacun selon son initiative.
Cette guérilla intellectuelle est devenue la seule façon de s’opposer
efficacement au système, pour la même raison que la guérilla
conventionnelle est la seule façon de s’opposer militairement à une
force supérieure. On frappe, on s’esquive, on reste dans l’ombre. Plus on est seul.. plus on est fort.
Cette nouvelle forme de contestation est inévitable, puisque toutes les
autres issues sont bloquées. Sera-ce une amélioration ou une
régression ? La bonne nouvelle, c’est que l’approche « 1984 » sera
contrée par la pensée personnelle. La population développe déjà des
anticorps contre toute manipulation. Le pouvoir ne réussira plus très
longtemps à la maintenir en état d’hypnose.
La mauvaise, c’est qu’en devenant une initiative personnelle, plutôt
que la simple substitution d’un contrôle à un autre, la nouvelle
contestation du système devient largement « inprogrammée ». Le risque
est donc que soit scier par méchanceté ou inadvertance la branche sur laquelle nous sommes assis,
sans qu’il n’existe de points de soutien auxquels on puisse se
raccrocher.
Le système ne doit pas disparaître pour laisser la place au vide, à
l’ataxie. Il faut donc que, simultanément à la déconstruction annoncée du système,
des efforts encore plus grands soient consentis pour l’établissement
des structures qu’on y substituera. Des structures qui devront être
établies par consensus, puisqu’elles sont si faciles à détruire. C’est
ce à quoi vise le concept d’une nouvelle société. (3 minutes).
Dans une société d’interdépendance et donc de diffusion plus large du
pouvoir, il est clair que va se développer une forme d’anarchie dans le
sens étymologique du terme. Il faut en tenir compte. Ce qu’on en fera
reste une histoire à écrire.
Pierre JC Allard
http://www.nouvellesociete.org/401.html Vous avez dit.. le Système ?
http://www.nouvellesociete.org/408.html Les alliés circonstanciels
http://www.nouvellesociete.org/412.html Le terrorisme
http://www.nouvellesociete.org/414.html Sauver l’Afrique
http://www.nouvellesociete.org/5137.html Is fecit cui prodest
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