Zoom sur le travail de l’éducateur de rue
Il y a plusieurs années de cela, un vendredi après-midi, j’accompagne un collègue en travail de rue à la rencontre des jeunes du quartier. Nous sommes éducateurs de prévention spécialisée, nous intervenons dans un quartier de la région parisienne, auprès de jeunes de 12 à 25 ans. Aux abords de la cité que nous appellerons « les Albatros », nous apercevons quelques jeunes postés devant la superette de la rue principale. Certains sont assis sur un banc ; parmi eux, un jeune que je connais encore assez peu, nous le nommerons Ismaël.
Le jeune homme a une vingtaine d’années, il semble vivre un peu au jour le jour. Il a quelques mois de prison derrière lui, tout comme son grand frère. Ils sont "tombés" pour trafic de cannabis. Notre venue semble animer le jeune homme d’une certaine curiosité, il use et abuse d’humour, de jeux de mots ; Ismaël fait de l’esprit. J’ai le sentiment que cette attitude masque une certaine gêne dans la relation à l’autre. Il est possible que l’exagération de ces petits jeux d’esprit ait le dessein de "paraître" ; paraître un être d’esprit, un être spirituel. L’éducatrice que je suis alors ne peut s’empêcher de se demander ce qui amène ce jeune à être aussi ostentatoire, pourquoi ce besoin de faire preuve de tant de capacités intellectuelles ?
Quelques instants plus tard, la mère d’Ismaël passe devant le banc des jeunes, elle est accompagnée de son deuxième fils. La dame rentre du travail. Elle demande au frère d’Ismaël de la suivre afin de rentrer au foyer, puis lance un regard de grande déception vers Ismaël. La femme s’adresse à mon collègue et moi-même, elle tourne en même temps la tête vers son fils afin de nous signifier qu’elle parle de lui : "C’est un bon à rien, on n’a jamais rien pu faire de lui et maintenant c’est trop tard, il est foutu !". Sur ces paroles, la femme s’éloigne, accompagnée de son autre fils qui a le beau rôle dans cette situation. Nous restons auprès d’Ismaël.
Le jeune feint l’indifférence mais son désespoir est palpable, comment se relever face à de telles paroles venant de sa propre mère ? J’ai en tête l’importance de ne pas disqualifier la mére de ce jeune, il est donc important de me situer dans une certaine mesure en ce qui concerne mes propos. Je commence par dire à Ismaël que ces paroles sont celles d’une mère inquiète, ce qui explique qu’ils peuvent être maladroits. Je ressens ensuite rapidement la nécessité de lui dire qu’à 20 ans on ne peut pas "être foutu" et ce, quel que soit son passé. J’insiste enfin sur l’importance d’être le premier à croire en soi et que les actes que l’on pose et les attitudes que l’on adopte peuvent ensuite amener les autres à nous percevoir différemment. Pour cela, il est parfois nécessaire de faire, en quelque sorte, ses preuves.
J’ai toutefois conscience des limites de mon propos car comment croire en soi quand son propre parent ne semble pas, ou plus, y parvenir ? Ou quand, parfois, il n’y a jamais cru ? Il s’agira ici de prendre le relais du parent (et non de prendre sa place), jusqu’à ce que le jeune soit en mesure de gagner une certaine confiance en lui et de donner une image différente à son entourage, ce qui pourrait peut-être infléchir le parent quant à sa perception de son enfant. Mais il ne s’agit ici que d’un pari. Le parent dont le gamin est en échec est un parent blessé puisque l’attitude de son fils ou de sa fille n’est pas valorisante. Souvent, ce parent est atteint de culpabilité, parfois refoulée, c’est -à-dire non acceptée et donc non conscientisée. Il est pris alors dans une dualité entre le fait de s’en vouloir et d’en vouloir aussi à son enfant. Cette situation engendre des sentiments complexes dans lesquels chaque parent se débat et réagit à sa manière selon sa propre histoire. On peut dire que dans ces situations, le parent et l’enfant souffrent "en miroir." Il arrive aussi assez fréquemment que ces situations, pour peu qu’elles n’aient pu être "soignées", se répètent de génération en génération.
Nous invitons Ismaël à venir nous voir dans les jours qui suivent à notre local afin de réfléchir avec nous autour d’un projet professionnel. Nous nous éloignons, pour ma part sans grande conviction de voir notre proposition se réaliser. Beaucoup de jeunes s’engagent à venir, peu joignent l’acte à la parole.
Quelques jours plus tard, Ismaël vient au local des éducateurs. Il n’a pas de demande explicite mais je suis persuadée que sa venue est en lien avec notre rencontre des jours passés. Le jeune homme use des mêmes jeux d’esprit, ce qui représente un frein pour établir un vrai dialogue. Cela me conforte dans l’idée que cette attitude est un mode de défense pour Ismaël qui a très peu confiance en lui. Le jeune homme a probablement peur de s’engager dans une relation, et,dans ce contexte, l’humour exacerbé représente une fuite rassurante qui vise à le protéger.
Nous parvenons à fixer plusieurs rendez-vous dans le temps, au cours desquels nous mettons en place les prémices d’un projet professionnel. Je sens toutefois que ce lien est fragile et ma crainte est que le jeune homme abandonne à tout moment ce travail de projet professionnel.
Un après-midi, il se présente avec environ une heure de retard au rendez-vous. Nous avons, l’équipe éducative, pris le parti de ne pas donner une grande importance à cet état de fait qui concerne tant de jeunes. En effet, le simple fait qu’ils viennent est déjà un aspect positif face à d’autres qui ne viennent jamais aux rendez-vous. Toutefois, je prends la décision ce jour, de marquer le retard d’Ismaël. Je lui fais le reproche de son manque de ponctualité d’autant qu’il ne s’agit pas de la première fois que cette situation se produit. Mon objectif est de lui signifier que ce rendez-vous a de l’importance, que je crois en son projet et qu’il ne pourra fonctionner que dans un certain respect des règles qui lui seront demandées dans tout milieu professionnel. Ismaël est surpris mais ne conteste pas mes propos. Je lui parle ensuite de sa motivation en insistant sur le fait que je l’accompagne dans ce projet auquel je crois. Je sais à ce moment précis que je prends un risque. Les exigences peuvent être perçues de manière trop forte par le jeune qui pourrait alors abandonner son projet, tout au moins avec l’équipe éducative. Il est évident pour moi que, si tel était le cas, je ne manquerais pas d’aller à sa rencontre à nouveau dans la rue.
Ismaël poursuit son travail. D’autres rendez-vous sont fixés et un projet de professionnalisation dans le secteur d’aide à la personne se profile. Nous menons ensemble des simulations d’entretiens au cours desquelles je ne ménage pas notre jeune garçon. Je me permets cette attitude car il me semble qu’il en comprend l’intérêt et qu’il me fait confiance.
Un après-midi, j’accompagne Ismaël pour prendre des renseignements auprès d’un centre de formation. Nous parlons de sa relation avec ses parents. J’évoque ce jour, sur le banc, où sa mère a eu des paroles négatives à son égard. Ismaël parvient difficilement à exprimer ses sentiments. Je lui parle du jour ou il pourra peut-être voir de la fierté dans le regard de ses parents. De ce jour où il pourra penser à un avenir ; de la manière dont lui-même pourra regarder ses enfants. Ismaël ne fait plus d’esprit, il se livre un peu et parle avec son coeur, le jeune homme est émouvant de sincérité.
Lorsque je quitte le garçon près de son quartier, je me sens animée d’un doute important. J’ai peut-être à nouveau pris le risque de lui faire prendre ses jambes à son coup. Plus tard, un collègue me dit qu’il est possible que mon propos ait angoissé le jeune homme. Je serai vigilante dans les jours à venir.
Les semaines qui suivent, Ismaël vient avec la même régularité, parfois un peu en retard, il s’en excuse. Le jeune garçon use beaucoup moins de petits jeux d’esprit, sauf en présence de nouveaux collègues, ou lorsqu’il est un peu intimidé.
Quelques semaines plus tard, j’accompagne Ismaël à la mission locale, l’ANPE des 16-25 ans. Son conseiller ne le ménage pas. Ismaël se présente alors comme un jeune sans motivation, la capuche sur la tête, il mâchonne le cordon de son sweat, ne prend aucune note, ne sait répondre au pourquoi de ses choix. Le conseiller signifie au jeune adulte qu’il reste dubitatif quant à sa motivation mais propose tout de même à Ismaël de l’inscrire dans un programme de mobilisation autour de son projet professionnel. Il précise également qu’il ne manquera pas d’évaluer cette motivation, notamment au début du programme.
Je sors de l’entretien avec la crainte d’avoir souhaité tout cela à la place du jeune. Je pense alors que j’ai brûlé trop d’étapes. Il me semble qu’il faudra repartir à zéro. Je crains fortement qu’ Ismaël n’investisse pas le programme de mobilisation.
Plusieurs semaines s’écoulent ensuite sans que nous ayons de nouvelles d’Ismaël. Je pense à l’appeler afin de lui signifier que je reste présente dans ce travail que nous avons commencé mais la démarche n’est pas simple, elle fait l’objet de débats dans l’équipe. Nous sommes en effet en prévention spécialisée, l’accompagnement que nous proposons aux jeunes se fait dans un cadre de liberté d’adhésion et d’anonymat du jeune. En termes clairs, le jeune est totalement libre d’accepter ou de refuser notre soutien. Nous devons, à notre niveau, respecter de manière absolue ces deux principes fondateurs du travail d’éducateur de rue. Or, l’appeler signifie que nous conservons son numéro de téléphone et que nous allons vers lui sans qu’il en ait formulé la demande. Pour certains collègues, cette démarche en elle-même pourrait remettre en cause ces principes fondamentaux de la prévention spécialisée.
Je pense pour ma part que tout cela relève de la "masturbation intellectuelle". Il me semble que ces fameux principes fondamentaux sont parfois l’argument idéal pour flirter avec les limites du bon sens et de la loi. Nous finissons tout de même par prendre la décision d’appeler Ismaël, mais reste à définir quand et "dans quelle position" ajoute un collègue réaliste, avec humour. Les semaines qui suivent je suis en arrêt maladie, je ne suis donc pas en mesure d’appeler Ismaël.
A mon retour, j’apprends que le jeune homme est passé donner de ses nouvelles. Il suit de manière assidue le programme de mobilisation de la mission locale, il reviendra vers nous afin d’effectuer des demandes de stages.
Je ressens un vrai plaisir à écouter cette nouvelle et je me dis en mon fort intérieur : "Ces jeunes, parfois, quels p’tits cons !".
Isabelle Buot-Bouttier
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