État : un peu, beaucoup, énormément ou pas du tout ?
L’État est un sujet parmi les plus « sensibles » ; il soulève très vite des passions contradictoires. C’est aussi un sujet tourné et retourné dans tous les sens, dans un flot de discours tenus dans une sorte de tour de Babel.
C’est que l’état est le pouvoir suprême, le haut du mât de cocagne de la course au pouvoir sur les autres. Évitons une bataille de mots. Acceptons le fait que c’est le pouvoir contraignant organisé sur les citoyens relevant de lui ; sur nous tous donc ; et qu’il est un caméléon se présentant sous des formes très diverses. Les lecteurs friands de lectures là-dessus trouveront chez leur libraire un « pavé » de plus de 800 pages[1] prenant sa défense, comme s’il en ait vraiment besoin !
C’est un pouvoir. Mais quelle est son étendue ? Tenter de la mesurer soulève déjà des tempêtes [AgoraVox le média citoyen : PIB : un objet comptable non identifié (suite)]. Présenter les données chiffrées fournies par les comptabilités nationales (Insee) en leur faisant avouer la vérité sans les torturer, ou en guidant les gens dans leur lecture d’un bulletin de paie et des feuilles d’impôts correspondantes ne suffit pas à éclairer les idées préconçues ou reçues des autres sans examen.
Alors, s’aventurer à expliquer la légitimité de l’état et ses limites est périlleux. Ses amoureux entrent vite en transe. Mille années de courbettes intéressées à la cour devant le « bon roi » et ses cliques, ou chez ses princes et seigneurs, ont semble-t-il marqué au fer rouge pour des générations nombre de « Français ». Ce papier n’est pas pour eux, il n’est pas écrit pour les sortir de leur extase.
1. La légitimité de l’état
« Notre état », celui d’aujourd’hui, tire sa légitimité de la célèbre « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 » pour laquelle d’innombrables Français ont versé leur sang. Ce texte est le fondement de notre Constitution qui s’y réfère expressément.
L’Assemblée nationale de 1789, son auteur, y a écrit désirer parer à « l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme », « causes de malheurs publics et de la corruption des gouvernements », en proclamant les droits « naturels, inaliénables et sacrés » : « la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ». La fonction dévolue à l’état, dit « association politique », est de conserver ces droits (Art. 2). Aucune autorité n’émanant pas expressément de lui n’est légitime (Art.3).
La liberté est clairement définie : « pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Seule une loi peut la restreindre, c’est-à-dire énoncer ce qui est interdit du fait que cela nuirait à autrui (Art. 4), ou nuirait à « la société » (Art. 5). Ces nuisances sont définies ; ce sont celles qui portent atteinte aux droits naturels d’autrui (Art. 4). L’égalité des citoyens ne fait pas obstacle à des distinctions fondées sur « leur capacité », « leurs vertus » et « leurs talents » (Art. 6).
La force publique a pour fonction de garantir ces droits naturels (Art. 12). La « contribution commune » (les prélèvements obligatoires opérés par l’état) légitime est celle qui est indispensable pour financer l’entretien de cette « force publique » ainsi que les « dépenses d’administration » (Art. 13). Leur « nécessité » est constatée par les citoyens eux-mêmes ou leurs représentants (Art. 14). Ces prélèvements obligatoires étant par nature constitutifs d’une privation de propriété, l’article 17 énonce leurs caractères qui les encadrent en complément de leur finalité : il leur faut satisfaire une « nécessité publique », cette nécessité doit être « constatée dans la loi », et elle doit être une « exigence », elle-même « évidente ».
L’article 16 est tellement important qu’il faut le citer intégralement : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution ».
Au total, cette constitution de nos constitutions, sans déterminer la forme du gouvernement (royauté, République, etc.) est clairement démocratique. Elle proclame la primauté des citoyens sur leur état, dont les pouvoirs sont subsidiaires des leurs. Elle prononce clairement la limitation du pouvoir d’état et même celle des délégués du peuple et de leurs lois, ce qui est très loin d’être compris ou admis par beaucoup.
2. Quel sort a été fait à cette déclaration fondamentale ?
Est-il besoin d’expliquer à quel point ce que le peuple de l’époque avait définitivement proclamé est aujourd’hui bafoué ? Sa déclaration a résisté à ceux qui l’ont prétendue être non pas celle du peuple, mais celle d’une bourgeoisie de propriétaires. Elle a survécu à ceux qui lui ont opposé la dictature du prolétariat en se réclamant de lui pour mieux perdre le peuple, lui compris. Toutefois, ce texte parmi les plus célèbres ne semble pas avoir résisté aux multiples agressions sournoisement renouvelées qui font de l’état le cheval de Troie d’intérêts particuliers.
Avec la Constitution du 27 octobre 1946, en son préambule, apparaît l’outrage majeur repris par chacune des constitutions suivantes. Le procédé hypocrite est classique, surtout dans les états totalitaires : se prévaloir du changement des conditions matérielles de l’époque de la loi pour justifier sa violation, en travestissant le forfait en bienfait conforme à la loi piétinée. Emballés dans des dispositions déjà existantes ou ajoutées sans nécessiter un tel vacarme parce qu’implicitement couvertes par la déclaration de 89, de pernicieux ajouts s’y trouvent, dépourvus de précautions, contrairement à ce qu’avaient fait les révolutionnaires.
La disposition la plus funeste introduit le collectivisme dans la détermination des droits des travailleurs et dans la gestion des entreprises de production. Elle est par nature une atteinte aux libertés individuelles et à la propriété de l’entrepreneur. Le travailleur est privé du droit de négocier ses conditions de travail avec son employeur lui-même interdit de pareillement les négocier, l’affaire étant le monopole de bureaucraties. Le chef d’entreprise est privé de son droit de gérer ce qui est sa propriété, tout en ayant à subir les conséquences pécuniaires des intrusions dans ses affaires. On a trop souvent vu le spectacle des outrances injuriant les principes démocratiques provoquées par ces innovations à l’égard desquelles les juges se sont déclarés impuissants faute de dispositions constitutionnelles les encadrant.
Une autre violation insidieuse des droits naturels est perpétrée en déclarant l’état garant de sa « protection » certaines conditions de vie, jusqu’aux loisirs des individus. De la garantie, il a vite été fait une attribution nouvelle de l’état, celle de payer, que l’on rechercherait vainement dans la déclaration fondatrice.
Signalons enfin ce qui fait de nos institutions actuelles une organisation politique dépourvue aux yeux des révolutionnaires de Constitution : l’extrême confusion des pouvoirs exécutif, législatif, judiciaire et administratif. Le titulaire réel du pouvoir suprême est, selon les humeurs, soit le président de la République élu par le peuple, soit l’Assemblée nationale composée d’élus du peuple, l’un pouvant de fait prévaloir sur l’autre sans considération d’une répartition d’attributions. Voyez aussi le gouvernement, truffé de parlementaires, de responsables administratifs et même de juges qui passent d’un pouvoir à l’autre comme les oiseaux passent d’une branche à l’autre. La confusion extrême se trouve dans les assemblées locales, où le pouvoir exécutif est exercé par les membres eux-mêmes des assemblées délibérantes. Quant aux juges, on a vu comment ils ont pu affranchir, certes momentanément, de toute procédure judiciaire tout président de la République, eût-il tué père et mère avant d’être élu à sa fonction ; et les circonstances qui y ont mené semblent bien relever de cette confusion des pouvoirs.
Les conséquences matérielles désastreuses de ces évolutions sont maintenant devenues évidentes. Nos innombrables maux actuels ne sont ni le fait des pays étrangers ni celui des Français eux-mêmes, qui seraient devenus bons à rien, paresseux et parasitaires, ni d’une catégorie d’entre eux martyrisant les autres. Ils sont causés par les élus représentants les Français et ayant pris pleine possession de l’état qu’ils ont fait leur. Sous couvert d’évoluer, de s’adapter aux nécessités nouvelles, l’état a pris illégalement sous leur conduite une place outrancière dans la société, place qui n’était pas la sienne, et qu’il est d’ailleurs bien incapable d’assumer correctement. Cette place est objectivement mesurée au moyen de la part qu’il prélève dans le produit du travail des gens pour payer ses dépenses. L’OCDE[2] estime cette part en 1913 à 9 % du PIB pour la France (51 % en 1990), comparé à 8 % pour les états-Unis (38 % en 1992), 18 % pour l’Allemagne (46 % en 1990) et 13 % pour le Royaume-Uni (51 % en 1992). Cette évolution, déjà suffisante pour fonder l’analyse ici présentée, est très fortement atténuée par l’erreur de double emploi commise dans le calcul du PIB artificiellement gonflé par une partie importante de ces dépenses publiques croissantes.
3. Conclusion
Les humains se sont multipliés en conséquence de leur nourriture plus abondante fournie par leur travail. Cette expansion démographique s’est opérée à surface habitable constante. Leur promiscuité ajoutée à l’existence naturelle d’asociaux plus ou moins nombreux et agressifs a rendu inéluctable l’émergence d’un pouvoir d’état. L’Histoire prouve que ces états n’ont pas échappé à la présence parmi eux d’états rendus belliqueux par leur soif de pouvoir, au point de causer les cataclysmes les plus abominables. L’Histoire prouve aussi que l’expansion outrancière du pouvoir d’État conduit systématiquement, après un nombre de siècles variable, à la destruction de leur civilisation, aussi brillante fût-elle.
Le sort réservé à la déclaration de 1789 est tel que certains voient l’état actuel fonder son pouvoir sur la peur (Agoravox le média citoyen : Peur et soumission politique) ; sur la tromperie systématique disent d’autres (Agoravox le média citoyen : Une violente collision dans Le Monde entre un philosophe et « la théorie du complot » fait une victime : le doute méthodique) ; sur les deux diront les plus lucides.
Alors, l’état, une nécessité, certainement mais hélas. Hélas, car jusqu’à présent, on n’a pas vu parmi les grands pays d’organisation politique démocratique ayant eu la capacité de cantonner l’état dans ses fonctions fondamentales en le maîtrisant. Il est comme les champignons ou les coucous, envahissant par nature.
Roland Verhille, 9 avril 2008
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