Jury populaire : piège à cons
Nous sommes entrés dans la République des sondages depuis les années 1970. Les personnalités politiques ont les yeux rivés sur les enquêtes d’opinion. Le jury populaire est le dernier avatar de cette déviance : regardons ce qu’ils pensent, et nous verrons ce que nous ferons. Le principal est de rester aux commandes, bien sûr.

Le plus désolant est que nos hommes politiques, pour la plupart, sont devenus dépendants des sondages, y compris au niveau local, dont je peux être témoin, les maires et élus se demandent constamment si telle ou telle autre décision a l’assentiment de la vox populi. Je me souviens notamment des ravages de la crise de la vache folle dans ma région Poitou-Charentes. Les élus de ma ville ne se posaient aucunement la question : « Est-ce qu’il faut interdire le bœuf dans les cantines pour cause de santé publique ? » mais :« Faut-il l’interdire pour rassurer l’électeur ? » Voilà bien la dérive de la république des sondages. Elle existe, il est vrai, depuis des décennies déjà : on ne se pose plus un acte par conviction mais parce qu’il « plaît » aux électeurs et à l’opinion, vaste marais où se mélangent le rappeur des banlieues, la fameuse ménagère de moins de cinquante ans, les personnes âgées - ah ! les personnes âgées qui, disent nos élus, vont se multiplier comme une invasion de sauterelles - ou encore le banlieusard incendieur de bus, et l’autre banlieusard, qui se lamente en les regardant flamber.
Le sondage, une des armes de la marque
Osons une comparaison qui va en faire bondir plus d’un, notamment dans le camp socialiste des hommes et des femmes politiques qui semblent découvrir à la fois le bienfait des sondages et leur prolongement, leur avatar, cancer de la démocratie, le jury « populaire ». Le grand public pense que le chiffre d’affaires des instituts de sondage vient de la politique, puisqu’il s’agit des seules enquêtes dont il entende parler dans les médias. Or, ce qui fait le miel des instituts et autres cabinets d’études « quanti et quali », ce n’est pas la politique, mais les études sur les marques et produits. Pour un institut comme Ipsos, les enquêtes politiques ne doivent guère représenter plus que 10 % de leur chiffre d’affaires, la plus grande partie venant des marques et producteurs. En effet, lorsqu’un producteur et ses directeurs de la publicité ou du marketing veulent lancer un produit ou une marque, ils font généralement appel à une batterie de moyens sondagiers : les études de panels, quanti, quali, les « prétests » qui permettent d’anticiper une campagne de communication ou le lancement d’une nouvelle gamme, les post tests, lorsque la campagne est lancée, etc.
L’imagination au pouvoir
Oui, mais voilà : pour les marques, cette panoplie d’études n’est qu’une arme parmi d’autres de la stratégie marketing. Car tous savent que répondre simplement aux demandes et besoins des consommateurs ne suffit pas. Si l’on en était resté là, quantité de produits nouveaux n’existeraient pas sur les gondoles de nos hypermarchés : tous ceux qui ne correspondaient, au départ, qu’à la demande d’une infime minorité de consommateurs, devenus plus importante au fur et à mesure que le produit a pu s’installer. Désolé de faire appel à la stratégie des marques pour critiquer la vision politique. Mais, au-delà des sondages, qui ne sont, pour elles, qu’un aspect, les producteurs de nos biens de consommation courante font également appel à l’innovation, à la capacité d’invention et à la créativité. En un mot : plus que le désir du consommateur, rien ne vaut l’idée venue dont on ne sait où. D’ailleurs, toute l’histoire des inventions nous le montre. La créativité et le projet nouveau valent plus que l’opinion du public. La démocratie est finalement le moins mauvais des régimes possibles, qui a réussi à réaliser aussi cet équilibre en matière d’idées : on élit une majorité pour une durée, qui a donc le champ libre pour réaliser des innovations, et à la fin de ce mandat, on sanctionne si besoin est.
Non à la politique de l’immédiateté
Mais, aujourd’hui, à gauche notamment, on préfère valider ses idées au coup par coup, par sondage (pour les militants du PS qui auront à se prononcer) et par jury populaire (si l’élue des sondages en question est finalement désignée par des militants sous influence !) N’est-il pas désolant de rappeler cette évidence aux futurs électeurs de gauche, et notamment du Parti socialiste : l’invention, la créativité, le projet ne s’écrivent pas avec les électeurs sous la plume. Si Mendès France avait eu des sondages chaque jour, qu’aurait-il fait au sujet de l’Indochine ? (Evidemment, Mendès avait une personnalité qui l’aurait évité de tomber dans ces travers « populistes »), qu’aurait fait de Gaulle en Algérie ? Pire ! Qu’auraient fait les résistants en 1941, sachant qu’ils avaient 80% de la population contre eux ? Sans parler de l’abolition de la peine de mort... En réalité, plus nos gouvernants sont sous la pression des sondages, plus ils ne se préoccupent que d’eux, sans croire au reste, c’est-à-dire le plus important, le bien public, la progression de l’humanité, le dépassement de l’homme, et plus ils se fourvoient dans une politique de l’apparence, de l’électoralisme, du clientélisme.
En inventant, ou réinventant le « jury populaire », Ségolène Royal va encore plus loin dans ce mouvement, il est vrai assez général, qui néglige l’invention, le courage, la capacité de convaincre au profit de la seule conviction qui fait vivre de plus en plus d’hommes et de femmes politiques : la carrière et l’élection. Comme certains ont pu le dire en d’autres occasions, elle répond à de bonnes questions par de mauvaises réponses. Il est exact qu’il y a une crise de la démocratie en France. Il est exact qu’il n’y a pas de contre-pouvoir. Cela étant, notre pays est, de tous les pays occidentaux, celui qui peut être le plus taxé de « monarchie républicaine ». La manœuvre de Ségolène Royal ressemble à une prise de la Bastille par les veaux : plutôt que d’innover en une réforme simple de notre démocratie, par exemple, en donnant plus de pouvoir et de contre-pouvoir au Parlement, qui jusqu’à preuve du contraire, est l’émanation du peuple, on crée des jurys populaires qui n’auront en matière d’idées que des coups de corne protestataires.
Plus les gouvernants auront l’œil sur les sondages, et bien plus encore, sur de pseudo-jurys populaires, et plus ils seront emprisonnés dans leur action. A moins que Ségolène Royal ne rêve d’un monde où le président, pour se faire élire, ne serait qu’un écho non pas du peuple, mais d’une majorité silencieuse, qui agit peu, regarde TF1 souvent, et vote Le Pen parfois. Bref : ceux que j’appelle des cons, en post soixante-soixante huitard que je reconnais être, et qui persiste et signe !
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