La contribution créative doit-elle être progressive ?
Le dernier n° d’Alternative économiques est consacré à la fiscalité. On y trouve de nombreux faits et analyses d’un grand intérêt. Beaucoup y apprendront par exemple que c’est l’ensemble de la fiscalité publique qui a régressé en pourcentage du PIB : les impôts supplémentaires collectés par les collectivités territoriales n’ont pas compensé, loin de là, la décroissance des impôts nationaux. La somme des deux a régressé de plus de 2% du PIB en trente ans. Dans un encadré d’un remarquable article de Guillaume Duval, on trouve une présentation des trois principaux types de fiscalité : per capita (une somme fixe acquittée par tous les contribuables), proportionnels à taux fixe (comme la TVA) et progressifs (comme l’impôt sur le revenu l’est de moins en moins). Guillaume Duval souligne que l’impôt “per capita” est le plus injuste, et prend l’exemple de la redevance audiovisuelle (récemment rebaptisée contribution à l’audiovisuel public) pour l’illustrer.
Pouvons-nous en tirer des enseignements pour la contribution créative, bien que celle-ci ne soit pas un impôt ? Remarquons tout d’abord que la justice des prélèvements de tous types doit être estimée globalement et non individuellement. Dans le cas de l’impôt, le vrai indicateur est par exemple l’impact de la fiscalité dans son ensemble sur le revenu disponible après impôts. Lorsqu’on discute un impôt ou une taxe spécifiques il peut y avoir de bonnes raisons de préférer en faire une contribution égale ou proportionnelle de tous … à condition que cette injustice locale soit compensée par le caractère progressif d’un impôt beaucoup plus important. Les analystes de la fiscalité qui sont le plus préoccupés de justice sociale préféreraient pour beaucoup un système avec un grand impôt sur le revenu, assis sur tous les revenus (revenus du capital comme revenus d’activité), sans niches fiscales et fortement progressif, des droits de succession élevés et également progressifs et d’autres impôts à taux fixe. Pourquoi ne pas adopter le principe de la progressivité partout ? Pour des raisons de coûts de transaction, d’efficacité et de respects des droits des individus. Il vaut mieux concentrer le coût de transaction et de contrôle sur un seul impôt ou des étapes spécifiques comme la succession.
Le problème est que nous sommes de plus en plus loin de cette situation idéale. La fiscalité devient de plus en plus injuste, et malgré la crise, on ne voit ni retour à une progressivité accrue de l’impôt sur le revenu, ni augmentation liée de sa part par rapport à d’autres impôts, bien que que ces réactions soient absolument nécessaires pour sauver notre tissu social. Du coup, chaque proposition d’augmentation ou de création d’impôt proportionnel ou à montant fixe est, à juste titre, critiqué pour son effet d’injustice accrue, souvent difficile à évaluer précisément en raison de la complexité des “assiettes” (la base à laquelle s’applique l’impôt). Voir par exemple les critiques de la TVA sociale par Thomas Piketty et votre serviteur.
Venons-en enfin à la contribution créative. Ce n’est pas un impôt, même pas dans le sens de la redevance audiovisuelle qui bien qu’étant une contribution affectée à un usage particulier est collectée par l’Etat. Le montant proposé pour la contribution créative (60 à 84 € par an si elle couvre tous les médias) est limité, mais suffisamment important pour avoir un impact sur le budget des ménages défavorisés. En 2007 (dernières données disponibles), 50% des ménages avaient un revenu disponible inférieur à 27630 €. La contribution créative représente 0,2 à 0,3% de cette somme. Mais la notion de revenu disponible des ménages est trompeuse. En effet la plus grande partie de cette somme est “prédépensée” dans des dépenses obligatoires (loyers, abonnements divers, remboursement de crédits, assurances, etc.). Le revenu effectivement disponible peut ne représenter qu’un fraction minime du revenu disponible au sens de la comptabilité nationale. A l’opposé, le revenu disponible des ménages ne prend pas en compte les services fournis gratuitement aux individus par les services publics et les biens communs. De ce point de vue, le bien commun créé par une large sphère de partage hors marché d’œuvres numériques est un service d’une valeur particulièrement grande pour les ménages défavorisés mais néanmoins dotés d’une connexion à internet haut débit. Il leur fournit un accès à la culture au sens le plus large qui leur est très largement refusé dans un contexte de marchandisation des œuvres.
Voilà pour la macroéconomie. Du point de vue la justice sociale, on n’hésiterait pas un instant à rendre à la contribution créative progressive (plus que proportionnelle aux revenus des ménages) ou au moins proportionnelle, si cela ne soulevait pas un certain nombre de problèmes. Tout d’abord, si la contribution collective est progressive ou proportionnelle, il faudra absolument renoncer à la faire collecter par les fournisseurs d’accès à internet haut débit. La dernière chose qu’on peut souhaiter est que ceux-ci aient une connaissance systématique des revenus de leurs abonnés. Il faudrait donc en faire une redevance collectée par l’Etat ou par une caisse mutualiste, seules entités dont nous puissions accepter qu’elles possèdent cette information. Cela n’est pas forcément impossible mais ouvre un certain nombre de risques. L’Etat dispose déjà à travers l’impôt des informations sur les revenus des contribuables. Mais nous ne souhaitons pas forcément qu’il dispose de l’information sur qui est abonné à quoi. Une caisse mutualiste générale devrait recevoir les deux types d’information, et il n’est pas aisé de la doter des capacités de gestion et de la transparence nécessaires à cette échelle. Par ailleurs, une collecte par l’Etat ouvre un risque de faire de la contribution créative un “quasi-impôt” avec les risques de mésusage qui vont avec et une moindre perception de pacte social entre citoyens et création.
Les bénéfices de simplicité, efficacité et l’absence de certains risques sont-ils de nature à faire préférer l’approche d’un contribution per capita ? Faut-il explorer une solution intermédiaire avec une exemption pour certaines catégories de ménages et un paiement plus élevé pour les autres pour compenser ? Ou encore de façon plus radicale, faut-il considérer tout ou partie de la contribution créative comme une sorte de monnaie affectée crée par l’Etat, rendue disponible pour que les ménages l’allouent par leurs usages et leurs préférences ? Cela résoudrait les problèmes de justice sociale, mais en soulevant d’autres bien sûr. Il faudrait garantir que cette création de monnaie ne soit pas inflationniste, ce qui dépend de la façon dont les produits de la contribution créative seront répartis : la répartition sera-t-elle suffisamment diverse pour que ce soit principalement des revenus d’existence qui soient distribués et non de la monnaie spéculative.
Ce post ne peut pas se terminer sur une conclusion. J’invite à un débat sur ces questions.
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