Le « précariat » contre le salariat
Trente ans de chômage de masse, trente ans de sigles cabalistiques, trente ans de contrats précaires au rabais et une situation de l’emploi qui empire malgré tout. Malgré tout... ou grâce à ?
L’idée est simple : face à la pénurie d’emploi, l’État, non
interventionniste par ailleurs, déploie des subventions pour inciter les
entreprises à embaucher.
C’est sûrement parce que je ne suis pas économiste que je ne vois pas le
rapport de cause à effet. Mais il paraît que rendre l’emploi moins cher permet
de créer de l’emploi. C’est une théorie économique qui le dit. Si je pousse
cette logique jusqu’au bout, je me dis que le rétablissement de l’esclavage
seul devrait permettre le retour au plein emploi.
Mais je ne vais pas me répéter : je ne suis pas économiste, je ne suis qu’un
petit étron fulminant qui bougonne dans un obscur recoin de la blogosphère.
Admettons que pour créer de l’emploi, il
faut le subventionner.
On peut toujours se référer aux emplois de service. Comme le souligne le
Libé de ce jour :
Contrairement aux emplois industriels, où la cadence peut être sans cesse
accélérée, les services de proximité ont une productivité stagnante : les
employés sont obligés d’être en relation directe avec les usagers, il y a un
« temps de contact » que l’on ne peut pas réduire. D’ailleurs, si la croissance
française est aujourd’hui deux fois moindre que dans les années 60, c’est
notamment à cause de la faible productivité des services. Mais, si ces emplois
ne génèrent pas de gains de productivité, comment les financer ? Là, deux
modèles s’opposent : soit on baisse les rémunérations des employés des services
à la personne (en France, elles sont inférieures à celles des emplois
industriels), quitte à multiplier les travailleurs pauvres ; soit on décide
d’augmenter les prélèvements (impôts sur le revenu ou cotisations patronales)
pour financer le secteur, comme le font certains pays scandinaves.
Effectivement, comment développer des emplois qui répondent à des besoins
réels mais peu ou pas solvables ? On ne peut compter sur le marché privé, qui
est là pour faire des profits. Ni sur l’État, qui pour calmer les complaintes
du secteur privé sur la supposée cherté de son train de vie, s’engage à réduire
toujours plus ses effectifs de fonctionnaires. Pourtant, un secteur d’activités
non rentables mais socialement nécessaires, c’est pile-poil un service public.
Mais l’idéologie ne s’y prête pas des masses.
Logiquement, l’État se défausse sur les collectivités locales, lesquelles
encouragent les citoyens à se prendre en main et à monter des structures
associatives pour mettre en place les emplois non rentables qui seront donc
subventionnés par l’État grâce aux subventions inhérentes aux contrats aidés à sigle. Lumineux, non ? Du coup, on a un
pseudo service public financé par la collectivité mais qui fait semblant
d’appartenir à la sphère marchande. Le problème, c’est qu’il s’agit de
personnes que l’on subventionne, pas d’emplois ! Et que des personnes accédant
directement à la sphère marchande amène dans leur valise des subventions
souvent massives et toujours bienvenues.
Le premier effet pervers
Donc, un emploi aidé n’est pas subventionné pour lui-même, mais en fonction
du statut de précarité de la personne qui l’occupe. Il parait que c’est pour
rapprocher de l’emploi les personnes qui en sont durablement exclues. C’est
sympa, comme principe. Sur le papier.
Parce que dans les faits, cela conduit à deux choses : à réserver
prioritairement les emplois non rentables aux personnes éloignées de l’emploi,
en faisant abstraction de leurs formations, compétences, expériences et
aspirations et en faisant l’impasse sur les causes de l’éloignement. Ensuite,
cela induit une compétition féroce entre les travailleurs cibles, puisque les
aides sont graduées en fonction de divers critères d’employabilité qui évoluent
au fil des besoins politiques : plutôt des vieux, plutôt des jeunes, plutôt sans
bac, plutôt ceci ou cela. En fonction de ces critères sur lesquels les
postulants n’ont aucune maîtrise, ils reviendront plus ou moins peu chers à la
structure qui compte les employer. Et qui veut optimiser ses coûts. Et qui, à
compétences égales, va privilégier le plus subventionné. Voire juste regarder
le pourcentage de prise en charge du postulant en dehors de toute autre
considération.
Ainsi donc, les emplois
aidés, censés aider les exclus du travail à reprendre le train en marche, sont
des machines à exclure et à discriminer les exclus ! Magnifique !
Le deuxième effet Kiss
Cool
Comme je le rappelle, ce sont les personnes qui sont aidées, pas les
emplois. Les subventions sont attachées à l’employé, pas au poste. Là où ça
devient drôle, c’est qu’elles sont toujours limitées dans le temps ! Souvent
dégressives. Elles sont donc le plus souvent subordonnées à des emplois à durée
limitée. Forcément. Ce qui est absurde si on réfléchit en terme d’emploi à
faible valeur ajoutée. Cet emploi ne se valorise pas dans le temps. Le salaire
du gars non plus[1]. Par contre, son coût s’amplifie avec le temps qui passe.
Et le pourcentage de prise en charge qui diminue. Si le bilan financier de
l’association est équilibré pendant le temps de prise en charge plein pot du
salarié aidé, les comptes vont s’éroder au fur et à mesure que le temps passe
et que la part salariale laissée à la charge de l’employeur s’alourdit. Or, on
ne peut compenser cette augmentation des coûts par une augmentation de la
productivité. Impasse.
Heureusement, les subventions étant liées aux personnes, pas au poste, il
suffit de lourder le mec qui devient cher pour en reprendre un subventionné
plein pot à la place. Et comme il s’agit là de CDD, ce n’est guère compliqué ou
coûteux. Ainsi nous avons des emplois qui sont toujours subventionnés, grâce à
la noria des contrats aidés.
Alors qu’ils sont censés
rapprocher les exclus du travail triomphant, les emplois aidés les fixent
durablement dans la précarité qu’ils rendent nécessaire. Tout cela revient
seulement à gérer la place de chacun dans la file d’attente qui ouvre l’accès
au jeu de chaises musicales qu’est devenu l’emploi.
Le summum du chef d’œuvre
Mais là où le dispositif des emplois aidés surclasse tout autre montage
destiné à atomiser le salariat, c’est qu’il fait directement entrer en
concurrence les salariés aidés avec les fameux insiders, ceux qui se sont
engoncés dans le Saint-Graal du salariat : le CDI à temps plein. Parce que même
payé au SMIC, un salarié standard est toujours nettement plus coûteux qu’un gus
subventionné qui peut ne revenir qu’à 100€/mois, tout compris. On s’inquiète du
dumping social des Chinois, sans voir qu’il est déjà à l’œuvre chez nous, sous
notre nez et parfois même sur le poste de travail à côté du sien.
Ainsi, à qualification, compétence, formation et expérience équivalentes, on
peut avoir côte à côte un mec à 1500€/mois et un autre à 100€. Et qui le
restera. Si l’on prend soin de le changer souvent. La question devient :
comment se débarrasser du mec cher pour le remplacer par 2 ou 3 gars qui ne
coûtent rien ?
Comme le clamait en son
temps le célèbre marchand de godasses : il faudrait être fou pour dépenser
plus !
Donc, non seulement les précaires sont en concurrence entre eux, mais ils
sont surtout en concurrence faussée [2] avec les salariés bénéficiant de
contrats de droit commun. Lesquels ne peuvent être licenciés économiques si
l’on souhaite les remplacer dans l’élan par un crevard[3]. Dont la plupart
bosse bien et sans faille depuis des années et pour lesquels il sera difficile
de trouver une faute justifiant un licenciement [4]. On imagine très bien la
suite.
Surtout qu’un salarié de droit commun vidé est immédiatement recyclé par le
système... en nouveau précaire. Quelques mois de harcèlement chômiste croisé de
l’ANPE et des ASSEDICS plus tard, il sera lui-même devenu éligible [5] pour un
contrat aidé. On peut même imaginer qu’il pourrait reprendre son boulot
d’avant ! De temps en temps...
Nos gouvernants continuent depuis 30 ans à pondre des contrats aidés pour
soi-disant lutter contre le chômage, sans se préoccuper d’évaluer réellement ce
type de dispositif. Ils créent de fait un précariat de masse qui érode le
salariat traditionnel, et ce, en toute tranquillité et parfois même avec la
bénédiction des principales victimes de ce système qui croient [6] qu’il s’agit
là de leur porte de sortie vers la stabilité et hors de la pauvreté. Et les
salariés, au lieu de sentir ployer la branche légale sur laquelle ils sont assis
[7] toisent de haut leurs futurs-ex-amis chômeurs en les encourageant à signer
pour ces sous-contrats sur l’air de c’est toujours mieux que rien !
Chapeau bas !
Notes
[1] il est généralement maintenu au plancher, puisque la plupart des
subventions sont basées sur le SMIC
[2] par les subventions
[3] En théorie, il existe une période plus ou moins longue pendant laquelle
une entreprise ne peut par embaucher de nouveau après un licenciement
économique. ce qui est logique. Puisqu’en théorie, si on vire un gars parce qu’on
ne peut plus payer, ce n’est pas pour en reprendre un juste après. Mais les
contrats zarbis permettent bien sûr de déroger toujours plus.
[4] je pense que la montée en puissance du harcèlement sur le lieu de
travail ne doit rien au hasard !
[5] quel beau mot pour raconter une si triste réalité !
[6] dans un premier temps, car à l’usage, ce genre de certitudes s’effrite
[7] une fois que le précariat aura majoritairement remplacé le salariat, il
n’y aura plus beaucoup d’effort à fournir pour terminer de totalement vider de
sa substance l’insolent petit code du travail !
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