Libéralisme, régulation et mondialisation
Notre capitalisme souffre de défauts de régulation.
Le principal est la tendance à la concentration et à la création de monopoles et oligopoles privés. Cette tendance naturelle n’est plus efficacement combattue depuis longtemps. On peut le constater dans la plupart des domaines : eau, énergie, travaux publics, armement, distribution, médias, informatique, agro-alimentaire, chimie, métallurgie...
La première conséquence de ce retour des trusts est la création de rentes de monopole. Il s’agit d’un simple déplacement de la répartition des revenus entre capital et travail au profit du capital. Les salariés n’en profitent pas, au contraire. Il leur est plus difficile de vendre leur offre de travail dans une diminution du nombre d’acheteurs. A partir du moment où des ententes se mettent en place, faits démontrés dans les travaux publics, fortement soupçonnés dans les télécommunications, probables dans la plupart des secteurs, il s’agit d’un impôt privé. Microsoft est un cas extrême de quasi-monopole, et le prix de Windows peut tout à fait être considéré comme un impôt privé sur la consommation de PC au profit du capital.
La deuxième conséquence est la création de pouvoirs réels de nature politique. Les trusts sont en mesure d’influencer les gouvernements. Soit par corruption directe, comme cela a déjà été vu en France dans le cas des travaux publics, de la distribution d’eau, du pétrole, de l’armement. Soit par la capacité à influer sur le destin de circonscriptions électorales, ou d’actions gouvernementales. Soit encore par le contrôle des médias et la capacité à "faire" l’opinion. La loi DADVSI a été un exemple spectaculaire parmi de nombreux autres de la capacité des trusts à faire la loi.
Ceci s’illustre par une perte de frontière entre fonction publique et le privé. Alors que le pantouflage à la française consistait surtout en passages entre fonction publique et entreprises d’Etat, on constate maintenant des trajets vers des entreprises très franchement privées. Les plus remarquables en Europe sont sans doute J.-M. Aznar chez News Corp et G. Schröder à la banque Rothschild, mais ne négligeons pas M. Bazire au groupe Arnault, M. Aillagon au groupe Pinault, M. Roussely au crédit Suisse... Le sommet a dû être M. Berlusconi, menant les deux carrières de front.
Je sais bien que tout ceci a déjà été écrit par Jaurès il y a plus de cent ans. Nous avons effectivement fait un long chemin en arrière, après une amélioration passagère.
Le déséquilibre capital/travail a trouvé dans le passé deux limites. La première, citée par un article récent sur ce site parlant de "capitalisme fordien", est que ce déséquilibre finit par assécher la demande. On arrive alors à une situation avec des capitaux et du travail disponibles, mais pas d’acheteurs solvables. Cela a été une première raison, celle de Ford, pour payer les employés. La deuxième est la réaction du corps social, par exemple à travers les syndicats et les partis politiques. Tout ceci a permis dans le passé de rééquilibrer le curseur (voire de l’emmener de l’autre côté, diraient certains).
La mondialisation a fait voler en éclats ces facteurs d’équilibre.
Il n’y a plus de sphère économique isolée dans laquelle les salaires constituent la demande - adieu Ford. Les diverses régulations sont opérantes pour fixer le coût du travail, mais pas le rendement du capital, qui se promène très librement, en raison de la concurrence entre Etats pour accueillir des investissements. On a supprimé cinquante ans d’équilibres et de régulations pour renvoyer le curseur très loin du côté du capital, vers 1830. Les capitalistes de cette époque auraient même rêvé de mettre en concurrence les mains-d’oeuvre chinoise et africaine.
Ceci n’a fait aucun mal aux trusts, bien au contraire. Les Etats se sont sentis obligés de participer à la création d’entreprises "locales" de taille mondiale, en se disant qu’il valait mieux qu’elles soient "ici qu’ailleurs" : les "champions nationaux". Mais bien sûr ces "champions" n’ont plus rien de national. A coups de fusions, ils se sont internationalisés de manière à répartir au mieux production et distribution. Des sociétés comme Lagardère, Vivendi, Carrefour, Bouygues, Alcatel, n’ont pas grand-chose de français. Personne ne sait à qui appartiennent Pearson, Time Warner, Elf : les propriétaires sont des organismes financiers anonymes. Les trusts ont les mêmes pouvoirs qu’avant, mais démultipliés au niveau international, et peu vulnérables aux actions des Etats. Mais ce ne sont plus que des trusts banalisés, car ils appartiennent tous aux mêmes organismes financiers.
Les autorités US n’ont rien fait contre le monopole de Microsoft, car la rente de monopole arrive plus chez eux qu’ailleurs, même après un passage offshore. Microsoft et Walmart sont emblématiques de ce retour des trusts, de leur rôle planétaire disproportionné, et de l’origine US de cette mode.
Nous avons donc une mécanique dévastatrice bien en place. Une de ces entreprises mondiales améliore sensiblement ses résultats en délocalisant. Les actionnaires peuvent ainsi récolter des retours sur capital investi supérieurs à 10% sans aucune création de valeur. Et si l’une d’elles traîne la patte, les hedge funds veillent. Il est vrai que les richesses détruites à l’origine sont en partie recréées à l’arrivée, mais en petite partie. Globalement, la demande solvable s’assèche effectivement. Les revenus du capital sont en partie recyclés dans l’économie, mais ils n’ont pas le même effet sur la consommation que les revenus du travail, ce que Ford savait. Quand on veut relancer la consommation, on donne aux pauvres. Et l’on constate comme prévisible une accumulation de capital et de travail inutilisés. Cette surabondance palpable de capitaux disponibles revient assez peu vers l’investissement productif. L’activité économique humaine ne "dégage" pas 10% par an, et l’on se débarrasse pas d’une addiction en un jour. On peut en particulier constater que le secteur automobile ne se porte pas bien, et qu’aucun fonds, mutual ou private equity, ne veut y mettre le moindre sou. Or beaucoup de ces sous ont besoin de s’investir. L’activité de services de nature financière représente déjà 20% du PIB américain, autant que l’ensemble des activités primaires et secondaires, dans le temps même où General Motors n’est plus en mesure de servir les retraites de ses employés face à la concurrence des pays émergents.
Tous ces mouvements se sont accompagnés d’une production théologique d’accompagnement, que l’on trouvera bien résumée sur le site de l’OCDE ou dans les polycopiés de la London School of Economics, et correctement traduite dans les ouvrages d’Alain Minc et Jean-Marie Messier. La mondialisation est i-n-é-l-u-c-t-a-b-l-e et p-os-i-t-i-v-e (sic, Jean-Marie Messier). En pratique, la mondialisation est positive pour le capital et pas pour le travail. Et elle est parfaitement évitable. Il suffit de ne pas décider de mettre en communication des marchés du travail sans régulation commune. Les mots-clé de la scholastique sont : compétitivité, flexibilité, spécialisation des nations, avantages comparatifs. En français courant, comme on peut construire la même usine à Paris et à Shangai, ça veut dire qu’il faut être moins payés. La liturgie a été bien exécutée par des médias qui appartiennent aux trusts.
Deux structures ont été idéales pour démultiplier le pouvoir d’influence des trusts : l’OMC et l’Union européenne. Ces structures ne sont en effet responsables de rien du tout, n’ont aucune légitimité représentative, sont très sensibles au lobbying faute de gouvernance, et peuvent néanmoins enregistrer des décisions économiques importantes. L’UE a été habilement détournée de sa vocation à créer un concurrent stratégique des Etats-Unis, et est devenue une chambre d’enregistrement des volontés des trusts.
Ceux-ci ont des sous à investir, et ne peuvent pas passer leur temps à nourrir des bulles spéculatives. Leur cible, maintenant, ce sont les Etats des ex-pays riches.
En effet, leurs citoyens payant moins d’impôts, et les trusts y échappant de plus en plus facilement, leurs gouvernements, pour maintenir leur train de vie et un semblant de cohésion sociale, se sont d’abord endettés. Etant maintenant étranglés, il ne leur reste qu’à brader les bijoux de famille, c’est-à-dire les monopoles publics, qui seront avantageusement remplacés par ... de nouveaux trusts sur les infrastructures, le transport, l’énergie, l’eau...
Il serait possible d’arrêter cette tendance, mais c’est peu probable. Il faudrait réintroduire de la régulation. Au niveau international, il n’y a pas de structure pour cela. Et le niveau national a été court-circuité en Europe par l’UE. D’ailleurs, les principaux partis de gouvernement européens participent à la liturgie. Il n’y aura pas de progrès sans lutte efficace contre la corruption.
Pas besoin d’être grand druide pour prévoir que tout cela s’achèvera par une grande explosion, qui ne résoudra rien et ne bénéficiera qu’à quelques tribuns populistes qui se tresseront leur propre couronne sur un champ de ruines.
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