Sévèrement abimé par la crise, l’arsenal idéologique de la droite maigrit aussi vite que grossit la dette et que grandit le nez de Sarkozy. Sacraliser le capital, louer la dérégulation et les bienfaits de la main invisible du marché devient compliqué par les temps qui courent. Du coup, les dernières régionales l’ont montré, l’UMP recycle une fois de plus ses vieux rebuts : identité-immigration-sécurité, le tout dans le même paquet pour bien effrayer, et bien sûr, l’autre fléau, les impôts.
Trop d’impôt tue l’impôt
Ce dicton populaire a pour origine la courbe de Laffer, sempiternelle référence servie par les idéologues libéraux et les possédants pour justifier leur allergie à l’impôt progressif. Cette courbe en forme du U inversé mesure la variation des recettes fiscales de l’Etat en fonction du taux d’imposition. Au-delà d’un certain taux, l’incitation au travail et donc les recettes fiscales diminueraient. Le problème est que la courbe de Laffer telle que présentée n’a jamais été démontrée. A fortiori le taux retenu par la les théoriciens libéraux, évidemment bas, entre 20 et 40% selon leur degré d’intégrisme.
La mise en pratique religieuse de cette théorie aux Etats-Unis, depuis Reagan et jusqu’à Bush, avec des baisses d’impôt drastiques ciblées sur les plus riches, est l’une des causes de l’intensité de la crise : déficits publics abyssaux, redistribution hyper inégalitaire des richesses avec une minorité de la population en captant l’essentiel et les deux-tiers vivant à crédit, protection sociale limitée et chère, taux de pauvreté élevé...
Les fameux « amortisseurs » opportunément loués en France après la crise par ceux-là même qui se sont évertués à les détruire ne sont rien d’autres que des transferts sociaux issus de la redistribution des impôts, bénéfiques à la majorité des Français, au pays et à l’économie. Car moins d’impôt ne profite qu’à ceux dont les moyens financiers les mettent à l’abri des risques de la vie. Pour tous les autres, c’est-à-dire la grande masse, moins d’impôt signifie services publics dégradés, couverture sociale amoindrie, précarité.
Bref la réalité serait plutôt « moins d’impôt tue une société ».
Aucun consensus des économistes sur la courbe de Laffer :
lire, entre autres, le hors-série d’Alternatives Economiques « Comprendre les économistes » de novembre 2007, ou les analyses de Thomas Piketty, notamment dans « L’Economie des Inégalités » ou « Les hauts revenus en France au XXème siècle ».
Extrait d’Alternatives Economiques :
Le seul problème est de déterminer à partir de quel niveau de prélèvements cette allergie fiscale joue. 10% pour les libéraux façon Hayek. Les marxistes vont sans doute jusqu’à 90 %. Laffer avançait 30 % et il a convaincu Reagan. En baissant fortement l’impôt sur le revenu en 1981, l’administration Reagan s’attendait à avoir davantage de recettes fiscales : elle eut le plus gros déficit public depuis 1945. En France, Bruno Théret et Didier Uri ont essayé de mesurer le taux maximal à partir duquel "trop d’impôts tuent l’impôt". Ils ont trouvé... 85 %. Thomas Piketty a montré, à partir des baisses des taux supérieurs de l’impôt sur le revenu consenties par plusieurs gouvernements successifs entre 1986 et 1996, qu’elles n’avaient eu aucun effet sur la croissance, seulement sur l’ampleur du déficit. Face à autant de démentis, Laffer s’est fait très discret.
Thomas Piketty :
En 1932, quand Roosevelt arrive au pouvoir, le taux de l’impôt fédéral sur le revenu applicable aux plus riches était de 25 % aux Etats-Unis. Le nouveau président décide de le porter immédiatement à 63 %, puis 79 % en 1936, 91 % en 1941, niveau qui s’appliqua jusqu’en 1964, avant d’être réduit à 77 %, puis 70 % en 1970. Pendant près de cinquante ans, des années 30 jusqu’en 1980, jamais le taux supérieur ne descendit au-dessous de 70 %, et il fut en moyenne de plus de 80 %. Cela n’a pas tué le capitalisme et n’a pas empêché l’économie américaine de fonctionner.
Emmanuel Saez, économiste français spécialiste de la théorie de la taxation optimale et de l’étude des
inégalités économiques, qui travaille à l’Université de Berkeley et qui a reçu en avril 2009 la médaille John Bates Clark (première marche pour certains avant un prix Nobel d’économie), établit qu’il est possible, surtout dans une société très inégalitaire comme les Etats-Unis, de fixer un taux nettement supérieur à 50%.
- Qu’est-ce qu’une politique fiscale juste ?
Emmanuel Saez : Une politique fiscale juste est une politique qui redistribue des hauts revenus vers les bas revenus sans compromettre l’activité économique et d’une façon qui soit la plus transparente et la plus simple possible. En particulier, dans le cas des très hauts revenus, la politique fiscale juste doit tenter de maximiser les recettes fiscales que l’on peut obtenir des très hauts revenus, ce qui veut dire des taux d’imposition dans le haut de la distribution pouvant dépasser nettement 50 %.
- Est-ce que la seule fiscalité juste ne consiste pas à supprimer tous les impôts indirects (TVA...) et en rester aux impôts directs réellement progressifs par rapport aux revenus quels qu’ils soient (travail, spéculation...) ?
Emmanuel Saez : Pour moi, les impôts directs, c’est-à-dire fondés sur le revenu total des personnes, et progressifs constituent la forme d’imposition la plus juste et transparente. En pratique, la progressivité des impôts directs est compromise par le développement de nombreuses niches fiscales, ce qui oblige les Etats à utiliser des impôts indirects, comme la TVA, qui sont moins justes puisque non progressifs, mais qui sont efficaces pour obtenir des recettes fiscales conséquentes.
- Que pensez-vous du bouclier fiscal ? N’accroît-il pas les inégalités ?
Emmanuel Saez : Selon moi, il n’y a pas de justification économique solide à limiter l’impôt à 50 % des revenus. En pratique, le bouclier fiscal n’inclut que certains types d’impôt et pas d’autres. Et par ailleurs, l’application pratique du bouclier fiscal est fort compliquée. Bref, je serais en faveur de la suppression du bouclier fiscal.
- Comment se positionne la science économique d’aujourd’hui par rapport au fameux adage "trop d’impôt tue l’impôt", exprimé par la fameuse courbe de Laffer ?
Emmanuel Saez : La courbe de Laffer nous montre comment les recettes fiscales varient en fonction du taux d’imposition. Puisque personne ne voudrait travailler si le taux d’imposition était de 100 %, c’est une courbe en forme de "U" inversé, et le sommet de ce "U" inversé détermine le taux d’imposition qui maximise les recettes fiscales. Ce taux d’imposition dépend évidemment de la façon dont les agents ajustent leur activité économique en fonction de l’impôt. En pratique, l’activité économique ne réagit qu’assez faiblement aux changements de taux d’imposition. Néanmoins, si le système d’impôt offre d’abondantes possibilités d’évasion fiscale (niches fiscales), le taux d’imposition qui maximise les recettes fiscales sera faible. La leçon est donc qu’il faut mettre en place un système d’impôt qui minimise les possibilités de niches fiscales. A partir de là, il devient possible d’augmenter les taux d’imposition très fortement sans compromettre les recettes.
Sans parler des nombreux facteurs interdisant des comparaisons simplistes entre pays (nature des impôts, assiette, part des impôts progressifs, nombre et qualité des prestations financées….), rien n’indique que le niveau atteint en France est trop élevé et nuit au dynamisme économique.
Si le niveau des prélèvements en France avait dépassé le plafond de la courbe de Laffer, les baisses d’impôts accordées aux plus aisés depuis 2002 (environ 30 milliards par an de pertes de ressources pour la collectivité
http://www.alternatives-economiques.fr/il-n-y-a-pas-que-le-bouclier-fiscal-_fr_art_633_42332.html) auraient augmenté les recettes fiscales. Or, chaque baisse d’impôt se traduit par une baisse des recettes correspondantes, preuve que le seuil théorique maximal n’a pas été atteint.
La légende dit que Laffer aurait dessiné cette courbe sur une nappe, dans un restaurant. Décidément tout est contestable dans cette affaire…