Fukushima ou le drame du Titanuke
Le parallèle est tentant, presque évident.
Le Titanic, plus grand paquebot jamais construit à son époque, avait la réputation d'être insubmersible. Au point que les moyens de sauvetage comme l'organisation en cas d'urgence ont été baclés. Et jamais on aurait imaginé de tels icebergs en cette région de l'Atlantique, en plein mois d'avril.
Arrogance technologique et déni de phénomènes naturels se retrouvent dans le drame de Fukushima.

Un siècle s'est écoulé pourtant entre ces deux évènements. Et l'on ne saurait trouver chez un Thomas Andrews le seul responsable de cette catastrophe, tant le domaine du nucléaire concerne de monde, implique de responsabilités multiples.
Le nucléaire justement, a essuyé les plâtres de ce qu'on appelle l'Assurance Qualité. C'est d'abord dans ce domaine qu'on a petit à petit contraint les artisans, souvent des Compagnons, en France, à travailler avec du papier, des traces écrites, des procédures, des procédures de procédures...
Et la chasse au défaut, à la panne, à la défaillance a fait dans ce domaine l'objet des plus grandes attentions. Le principe est assez simple : D'une part, répondre systématiquement à un problème constaté par une mesure visant à éviter le problème une nouvelle fois, et d'autre part mettre en face de chaque scénario plus ou moins catastrophique des garanties que le scénario ne se produira pas, en proportion adaptée.
On appelle ça l'analyse de risques, et c'est le pilier de la sureté en général et de la sureté nucléaire en particulier. C'est essentiel de bien comprendre ça car c'est notre seule assurance d'être protégé d'une catastrophe planétaire.
En simplifiant : Face à un scénario "gênant", on met en place une petite parade, une "sécurité" pour éviter que ça se produise ; face à un scénario grave, on mettra en place une ou plusieurs sécurités sérieuses ; et face à un scénario catastrophe, on mettra en place suffisamment de garanties pour que ce scénario soit de probabilité... "presque nulle".
Pour avoir longtemps pratiqué ce genre d'exercice, je sais que la véritable sécurité ne se réduit pas à respecter à la lettre les normes et les procédures en vigueur. Elle est fortement dépendante de qui s'en occupe, bref le facteur humain a malgré tout une place centrale. D'autant plus que l'Analyse de Risques a souvent pour vocation prioritaire (plus ou moins avouée) de constituer une protection juridique en cas de pépin...
Il s'agit dans cet exercice d'être compétent, imaginatif et intellectuellement honnête.
Compétent pour connaître un domaine au delà de ce que le règlement impose, c'est à dire savoir anticiper et avoir une parfaite conscience des limites du savoir, justement, ce qui suppose un sacré niveau d'expertise.
Imaginatif pour prévoir tous les scénarios possibles, ce qui suppose faire intervenir des "esprits" très différents, des profils diversifiés selon les métiers, les niveaux de formation et de responsabilité. Les candides sont alors les bienvenus pour leur capacité de recul et à exercer un regard vierge de tout formatage.
Quant à l'honnêteté intellectuelle, elle est bien sûr très subjective. Mais disons qu'elle nécessite pas mal de ténacité et d'humilité, ce dont on ne fait pas toujours la démonstration dans le cadre concurrentiel d'une carrière professionnelle...
Et c'est justement sur chacun de ses trois points que le nucléaire a de larges, de très larges failles. Des failles liées spécifiquement à la nature "sensible" de ce domaine :
Que peut-on savoir d'un scénario qu'il nous est interdit de tester ?
Il s'agit bien là d'un problème de compétences. Au delà d'un certain seuil calamiteux, il n'est pas possible de produire volontairement un accident nucléaire. Tout repose alors sur des calculs, des conjectures, ce qui en soit ne pose de problème que si l'on ne croit pas en la Science. J'y crois disons un peu, suffisamment pour ne pas voir ici la principale faiblesse du système. Mais cette limitation du champ expérimental nous oblige à voir les choses de manière binaire. Ça marche, ou ça ne marche pas. C'est un univers décidément très... quantique. L'analyse d'une défaillance avérée nous en apprend beaucoup plus sur un phénomène que la simple constatation que le bidule marche. Ça apporte un peu d'analogique, d'intuition et aide à mieux appréhender nos prévisions. Les gros avions de lignes, eux-mêmes le fruit de compétences importantes, font quand-même l'objet de quelques crash-tests. Desquels ne dépendent pourtant "que" quelques centaines de vies.
Privé des infinies possibilités de l'expérience, le monde du nucléaire n'a pas conscience des véritables bornes au delà desquelles tout l'édifice intellectuel s'écroule. Et l'on se retrouve à refroidir avec de l'eau de mer une enceinte dont la principale vocation est d'être... isolante. Et à prier pour que l'enceinte reste close pour éviter une catastrophe, tout en priant pour qu'elle ne reste pas close pour éviter une catastrophe équivalente. On n'a jamais que les canots de sauvetage que l'on jugeait nécessaires en quittant le port.
Comment être imaginatif à huis-clos ?
J'insiste sur ce point pour l'avoir constaté, prévoir avec exhaustivité les scénarios de panne nécessite un brainstorming dont le succès dépend de la diversité du groupe, au point que le novice apporte souvent la pièce manquante.
Or il n'est pas de domaine plus consanguin, plus fermé que le domaine du nucléaire, pour des raisons de sécurité justement. Et on aura beau réunir dix Nobel de physique autour d'une table, un problème de maçonnerie attendra un maçon pour être résolu.
Pendant mes études (fin 80), je me souviens d'une visite dans une centrale nucléaire (le sujet était l'Assurance Qualité...) au cours de laquelle on pouvait voir nos hôtes réagir avec un réflexe pavlovien de ricanement, à chaque fois que l'on tentait une critique de l'énergie nucléaire. Comment peut-on raisonnablement penser qu'une analyse de risque puisse être menée dans de bonnes conditions lorsque dans un groupe, l'atome est passé de la réflexion scientifique à la foi du charbonnier ? Le slogan des années 70 "Énergie nucléaire, énergie totalitaire" semble avoir quelques fondements...
Comment évaluer l'inimaginable ?
Évaluer un risque suppose qu'on puisse le concevoir, en appréhender la dimension. On imagine sans peine le déraillement d'un train, plus difficilement une guerre civile, encore plus difficilement un conflit de plusieurs décennies. On compte les morts, les invalides, les milliards perdus. Mais comment faire preuve d'honnêteté intellectuelle si l'on parle d'un drame s'étendant sur plusieurs siècles ?
A quel moment peut-on dire : "J'ai pesé ce scénario, il affecterait une centaine de générations, mais il suffit de prendre cette liste de précautions pour avoir l'esprit libre et bien dormir la nuit". Là, rationaliste ou pas, j'ai comme un doute, un gros doute. Il semble bien que face à certains scénarios, certaines hypothèses, on soit sorti depuis bien longtemps des limites entre lesquelles le raisonnement de départ est encore valable.
Et il ne s'agit plus de rajouter quelque garantie que ce soit, comme nous allons le voir effectuer dans le parc nucléaire de la planète pour rassurer les populations (et enrichir encore plus les fournisseurs du nucléaire...). Il s'agit de mettre en cause tout l'édifice.
Car contrairement à ce qui se passe lorsqu'il y a un accident, et que l'on apporte une mesure complémentaire pour en éviter un nouvelle occurrence, les trois points que j'ai cité n'ont aucune chance d'évoluer dans le domaine du nucléaire :
- notre connaissance sera toujours limitée par les dangers de l'expérimentation,
- le nucléaire sera toujours un domaine sensible et donc clos, sans regard neuf,
- on ne saura appréhender certains scénarios que lorsqu'il sera trop tard.
Et on est en droit de demander aux "milieux autorisés" de bien vouloir cesser de jouer aux... Maîtres du Monde.
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