Les « valeurs de la droite » (1)
À l’occasion des primaires de la droite et du centre, une rumeur folle circule : il y aurait des valeurs de droite. Cette rumeur est-elle fondée ? Et si c’est le cas, en quoi consistent ces fameuses valeurs ?
- Affiche pétainiste
- Source : http://esoubise.e-monsite.com/pages/content/la-deuxieme-guerre-mondiale.html
Comme chacun sait, sept candidats font actuellement campagne pour les primaires de la droite et du centre. Tout citoyen français peut participer à ces élections, à condition de donner deux euros par tour de scrutin et de signer une charte où il déclarera « partager les valeurs républicaines de la droite et du centre et s’engager pour l’alternance afin de réussir le redressement de la France ». Un certain nombre de gens de gauche sont prêts à signer cette charte, de manière à pouvoir voter pour Alain Juppé – censé être un moindre mal par rapport à Nicolas Sarkozy. D’autres, au contraire, jugent cette démarche inutile, choquante ou contre-productive. Il y a, semble-t-il, de bons arguments de part et d’autre. Ceux et celles que ça intéresse pourront se reporter à cet article de Mediapart.
Quant à moi, je vais réfléchir à un sujet bien différent : c’est quoi, les valeurs de la droite ? Et, d’abord, est-ce que ça existe ? Y a-t-il des valeurs de droite qui ne seraient pas partagées par la gauche ? Voilà le problème que je vais essayer de résoudre. Et comme il est déjà bien difficile, je vais volontairement laisser de côté la question des valeurs du centre, qui a d’ailleurs été traitée plus ou moins bien dans cet article.
Quelques définitions
Avant de savoir en quoi consistent les valeurs de la droite, peut-être serait-il judicieux de définir les mots valeur et droite. La notion de valeur est liée à celle de désir. Ce qui a de la valeur est désirable pour lui-même, ou parce qu’il peut servir de moyen pour réaliser un désir. Dans le premier cas, on parlera de valeur absolue ; dans le second cas, de valeur relative. D’après Kant, un être humain a une valeur absolue, indépendamment de son utilité. Autrement dit, l’existence même d’un être humain est désirable, et c’est pourquoi il est immoral de s’en servir comme d’un simple moyen (cf. la note 1 à la fin de l’article). Quant à la notion de valeur relative, elle est assez facile à comprendre. Si une chose peut m’aider à réaliser mes buts, alors elle est pour moi un moyen utile, qui a une valeur relativement à mes buts. L’argent, par exemple, n’a qu’une valeur relative. À moins de s’appeler Harpagon ou Picsou, on ne le désire pas pour lui-même. Ce qui lui donne de la valeur, ce sont seulement les biens ou les services qu’il permet de se procurer.
Rechercher quelles sont les valeurs de la droite, c’est donc tâcher d’identifier les désirs d’une personne de droite, et de voir en quoi ils se distinguent de ceux d’une personne de gauche. Cette dernière précision est importante, car il est hautement probable, pour ne pas dire évident, que des gens de gauche et de droite peuvent avoir des désirs en commun : être gouvernés par des chefs compétents et honnêtes, vivre dans une société prospère et pacifique, etc. Mais y a-t-il des désirs propres aux gens de droite ? Et si c’est le cas, quels sont-ils ? Pour répondre à ces questions, je vais continuer mon travail de définition et tâcher de voir ce qui distingue la droite de la gauche.
On a souvent assimilé la droite au conservatisme. Cette définition est en réalité trompeuse, parce qu’elle ne dit pas ce que la droite cherche à conserver. Les gens de droite, en effet, ne sont pas conservateurs dans tous les domaines. Beaucoup d’entre eux, par exemple, sont de fervents partisans du progrès technique et scientifique. Inversement, une personne de gauche peut être conservatrice dans certains domaines. Elle peut militer, par exemple, pour la préservation de la paix, de la sécurité sociale, du droit du travail, de la biodiversité, de la propreté de l’eau, etc.
Ce qui permet de distinguer la droite de la gauche, ce n’est donc pas son conservatisme, mais son attitude vis-à-vis des inégalités. La gauche part du principe qu’il faut réduire ou supprimer les inégalités entre les êtres humains ou entre les groupes sociaux. (On aura compris que je ne parle pas ici du parti socialiste, qui s’efforce plutôt de renforcer la domination des plus riches.) Au contraire de la gauche, la droite s’accommode fort bien des inégalités. Certes, sa composante républicaine a accepté la devise de notre pays : liberté, égalité, fraternité. Mais l’égalité qu’elle défend, c’est surtout l’égalité des droits, et non l’égalité économique et sociale. Encore faut-il préciser qu’elle est parfois réticente à l’idée d’une plus grande égalité des droits, comme on a pu le voir au moment de la « manif pour tous ».
On pourra donc dire, grosso modo, que les gens de droite sont moins gênés que ceux de gauche par les inégalités. La réduction des inégalités est le cœur même d’un programme de gauche. Les gens de droite, au contraire, jugent qu’une telle réduction est un objectif secondaire, voire indésirable (cf. la note 2 à la fin de l’article).
Maintenant que nous savons à peu près ce que signifient les mots valeur et droite, tâchons de découvrir la nature des valeurs de la droite.
Travail
Commençons par la devise du régime de Vichy. Les gens de droite ne sont pas tous nostalgiques du maréchal Pétain, il s’en faut de beaucoup, mais ils parlent souvent du travail, de la famille et de la patrie. Est-ce à dire qu’il s’agit là de valeurs de droite ? Il serait tentant de le penser. La gauche française, au nom du progrès social, a plusieurs fois réduit le temps de travail : en 1936 et en 1997, par exemple. La droite, au contraire, semble généralement hostile à de telles mesures, qui sont censées nuire à la compétitivité des entreprises. (Cf. cependant la note 3, à la fin de l’article)
En réalité, il est très facile de comprendre pourquoi la droite accorde une si grande importance au travail : c’est qu’il est, avec les ressources naturelles, la principale source de richesses ! Mais la gauche ne dit pas autre chose. En fait, elle le dit même plus clairement que la droite, qui préfère bien souvent nous faire croire que l’argent se reproduit tout seul, par l’opération du Saint Esprit (« Money breeds money », « L’argent fait des petits »). Les gens de gauche ne sauraient donc être contre le travail : ils savent bien qu’il ne saurait y avoir de répartition équitable des richesses sans une production préalable de ces mêmes richesses ! S’ils militent depuis longtemps pour une réduction du temps de travail, c’est dans l’idée qu’il faudrait répartir équitablement ce temps, de manière à ce que tout le monde puisse travailler tout en ayant suffisamment de loisirs. Notons à ce propos que loisirs n’est pas nécessairement synonyme de repos. Les gens de gauche, tout comme les gens de droite, aiment à s’occuper dans leurs heures de loisir, du moment que leur activité leur semble intéressante et utile. Nombre d’entre eux, par exemple, travaillent comme bénévoles dans des associations. Bref, le travail a de la valeur pour tout le monde. La seule différence entre la gauche et la droite, de ce point de vue, c’est que les gens qui sont vraiment de gauche sont contre l’exploitation des travailleurs par les propriétaires du capital, alors que cette exploitation est considérée comme une bonne chose ou comme un mal nécessaire par les gens de droite.
Famille
La famille est-elle une importante valeur de droite ? Oui, évidemment, puisqu’elle est un pilier essentiel de l’ordre social. C’est d’abord au sein de la famille que se conservent les croyances et les coutumes ancestrales. C’est également par la famille que se transmettent aux générations suivantes un patrimoine financier et immobilier, mais aussi un capital culturel et social. Grâce à elle, les inégalités de classe se perpétuent de père en fils et de mère en fille. Enfin, la famille est le lieu par excellence de la solidarité. Quand on est de droite, on est hostile ou méfiant à l’égard des organismes publics chargés de la protection sociale : sécurité sociale, assurance-chômage, etc. Le fonctionnement de ces organismes a en effet un coût très élevé, contraignant des chefs d’entreprise méritants à se saigner aux quatre veines pour payer des cotisations (les « charges » sociales) destinées, comme chacun sait, à entretenir des fainéants. Contre cet assistanat, les gens de droite préfèrent promouvoir la solidarité familiale ou, pour les plus pauvres, des organisations caritatives privées.
Est-ce à dire que la gauche n’accorderait aucune valeur à la famille ? C’est peu probable. Une des principales raisons pour lesquelles beaucoup de Français apprécient les journées de RTT (réduction du temps de travail), c’est qu’ils peuvent grâce à elles passer plus de temps en famille. La gauche, de ce point de vue, semble mieux protéger la famille que la droite. Cette dernière, en réalité, défend plus les intérêts des familles riches que la famille en général.
Patrie
On vient de voir que le travail et la famille n’ont pas de la valeur que pour la droite. En va-t-il de même de la patrie ? Ce que Bourdieu appelait la « gauche de gauche », la gauche qui est restée fidèle à elle-même, ne semble guère patriote, puisqu’elle est prête à mettre en danger l’unité nationale pour obtenir une réduction des inégalités. Les luttes sociales, en effet, peuvent toujours dégénérer en guerre civile. Par ailleurs, la gauche considère qu’il y a plus de points communs entre deux ouvriers de nationalités différentes qu’entre un ouvrier et un exploiteur capitaliste de même nationalité. D’où le fameux slogan de Marx et d’Engels : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » La droite, au contraire, a tout intérêt à défendre la patrie, cette communauté qui transcende les classes, cette divinité bienveillante qui s’efforce toujours d’apaiser les conflits sociaux à la manière d’une mère mettant fin aux disputes de ses enfants.
Il serait cependant facile de renverser cette argumentation. Remarquons, en premier lieu, que la lutte des classes n’est pas une invention de la gauche. Ce sont d’abord les les propriétaires capitalistes qui font pression sur les salariés afin de maximiser leurs profits. Ce sont eux qui mènent une offensive pour réduire les droits des travailleurs au nom de la sacro-sainte compétitivité des entreprises. On ne saurait se lasser, à ce propos, de deux citations emblématiques. Relisons d’abord cette phrase merveilleuse, prononcée il y a dix ans exactement par l’un des hommes les plus riches du monde, Warren Buffett : « Il y a une guerre des classes, c'est un fait, mais c'est ma classe, la classe des riches, qui la mène, et nous sommes en train de la gagner »
Source : cet article d’Hervé Kempf, dans Le Monde
« Il faudrait également lire et relire ces lignes écrites en 2007 par Denis Kessler, alors qu’il était vice-président du Medef : Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la Résistance. Un compromis entre gaullistes et communistes. Il est grand temps de le réformer, et le gouvernement s'y emploie. Les annonces successives des différentes réformes par le gouvernement peuvent donner une impression de patchwork, tant elles paraissent variées, d'importance inégale, et de portées diverses : statut de la fonction publique, régimes spéciaux de retraite, refonte de la Sécurité sociale, paritarisme… À y regarder de plus près, on constate qu'il y a une profonde unité à ce programme ambitieux. La liste des réformes ? C'est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s'agit aujourd'hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! »
Source : cet article paru dans Challenges
Comme on le voit, l’unité de la patrie n’est pas toujours la priorité des gens de droite. Au nom de la guerre économique, ils n’hésitent pas à promouvoir des mesures impopulaires, au risque de déclencher une guerre sociale. Par ailleurs, le souci de la patrie est difficilement conciliable avec l’acceptation de fortes inégalités économiques et sociales. Plus le fossé se creuse entre la grande bourgeoisie et le reste de la population, plus elle se croit autorisée à déroger aux règles communes, comme le montrent notamment les énormes fraudes fiscales qu’elle pratique régulièrement. Jérôme Cahuzac, dans cette histoire, n’est qu’un arbre – certes particulièrement majestueux – dans la grande forêt de la délinquance financière. À ce propos, je ne saurais trop recommander cette petite vidéo, extraite d’une émission récente où étaient invités les sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon.
On vient de voir que la droite, en favorisant l’accroissement des inégalités, n’est pas nécessairement très patriote. Inversement, il faudrait se garder de penser que les gens de gauche sont forcément ennemis de la patrie. L’internationalisme ne signifie pas la fusion de toutes les nations dans un ensemble parfaitement homogène, mais une coopération entre des nations différenciées. La lutte pour la justice et l’égalité doit d’ailleurs s’effectuer à tous les niveaux : local, national, régional, international. Et le niveau national est d’autant plus important qu’il est celui où s’exerce le pouvoir politique. Il est donc logique, pour un homme ou une femme de gauche, de s’investir dans la vie politique de son pays pour y promouvoir l’intérêt général. Il y a bien là une forme de patriotisme, mais fort différent du nationalisme chauvin et borné. La patrie n’est pas idolâtrée, elle n’est pas mise au-dessus du reste de l’humanité, mais elle est considérée comme une valeur supérieure à celle des intérêts égoïstes des individus ou des entreprises. Une des citations les plus connues de Jaurès résume assez bien ce point de vue : « Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène. » (cf. la note 4, à la fin de cet article).
Source de la citation : cet article, qui explique bien la position de Jaurès
Conclusion provisoire
Le travail, la famille, la patrie sont sans doute des valeurs auxquelles de nombreux gens de droite sont attachés, mais elles ne sont pas l’apanage de la droite. Il est tout à fait possible d’être de gauche sans avoir de mépris pour le travail, la famille ou la patrie. Mais alors, quelles sont les valeurs spécifiques à la droite ? La liberté ? La sécurité ? Le réalisme ? L’autorité ? Vous le saurez, amies lectrices, amis lecteurs, dans un prochain article….
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Notes
1. Ce qui donne sa valeur à une personne – toujours selon Kant – c’est qu’elle est douée de raison, ce qui lui permet d’agir librement, et non par instinct. En tant que nous sommes nous-mêmes raisonnables et libres, nous désirons respecter tout être humain (y compris nous-mêmes). Si je manque de respect envers quelqu’un, si je le traite comme un simple outil, je manque de respect envers ce qui donne de la valeur à tout être humain, y compris moi-même.
2. Restent à préciser certains points. D’abord, il faut s’entendre sur le mot inégalités. Il n’est pas synonyme de différence. Il y a inégalité lorsqu’une personne – ou un groupe – a globalement plus d’avantages qu’une autre personne – ou qu’un autre groupe : plus de pouvoir, plus de richesses, plus de prestige, plus de culture, etc.… On peut donc très bien imaginer deux personnes très différentes mais égales, à partir du moment où leurs avantages respectifs de compensent, et qu’aucune des deux n’est en mesure de dominer l’autre.
Deuxième précision : quand on parle de gauche et de droite, il faut distinguer entre les discours et les actes. Le programme du candidat Hollande, en 2012, était clairement situé au centre-gauche de l’échiquier politique. Il n’en va pas de même des politiques qu’il a menées après son élection. Ce genre de trahison n’est pas rare, et c’est sans doute pour quoi les mots droite et gauche, aux dires de bien des gens, n’ont plus aucun sens aujourd’hui.
Troisième précision : on peut très bien être de gauche dans certains domaines et de droite dans d’autres domaines. L’histoire a montré, par exemple, que des hommes classés à gauche (en raison de leurs idées économiques et sociales) pouvaient être hostiles à l’égalité entre hommes et femmes. Inversement, des gouvernements de droite ont pu, en partie sous la pression de mouvements féministes, réformer la loi dans un sens plus favorable aux droits des femmes.
Quatrième précision : la politique étant l’art du compromis, beaucoup de mesures politiques peuvent être aussi bien classées à gauche qu’à droite. Un gouvernement de gauche peut, pour des raisons stratégiques, donner satisfaction à ses adversaires sur certains points. Inversement, un gouvernement de droite peut acheter la paix sociale en mettant en œuvre quelques réformes relativement égalitaires. Dans les deux cas, on a bien du mal à savoir quelle étiquette il faut accoler à ces décisions politiques. Bismarck a mis en place en Allemagne un système de sécurité sociale très ambitieux pour l’époque. Pourtant, c’était un homme de droite, profondément attaché à la préservation de l’ordre social. S’il a fait ces réformes, c’était pour couper l’herbe sous le pied de ses adversaires, de manière à empêcher une révolution. Est-il alors possible de qualifier de « gauche » des réformes s’inscrivant dans une stratégie de droite ? On voit bien, à la lumière de cet exemple, toute la complexité du problème.
3. Il faudrait tout de même nuancer. Cet article de La Tribune montre que des hommes politiques de droite ont pu être favorables, à certaines époques, à l’allongement de la durée des congés payés. Sans doute avaient-ils compris que l’essor du tourisme pouvait profiter à beaucoup d’entreprises.
4. Cette mention de l’Internationale montre bien, à elle seule, que le patriotisme de Jaurès était bien ancré à gauche. Cela n’a pas empêché certains politiciens très marqués à droite – comme Marine Le Pen, Nicolas Sarkozy ou Manuel Valls – de s’en réclamer, comme le montre cet article édifiant.
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