Pour la République. Pour le bilinguisme français-langues régionales
Avancer. Pour sauver nos langues régionales. Pour développer, pour généraliser le bilinguisme à l’école. Parce que, quelle que soit l’issue du débat constitutionnel, qui n’est sans doute pas l’essentiel, il faudra aller plus loin...
Le texte qui suit prend appui sur les échanges qui ont agité le Sénat mercredi soir. C’est une contribution personnelle pour lancer un débat d’idées. Pas un débat d’idéologues contre idéologues. Il traduit l’état d’une réflexion à un moment donné. Aujourd’hui. Pour ensemble, avec d’autres (qui ?), avancer demain.
Commentez ! Critiquez ! Apportez vos idées ! Vous êtes tous les bienvenus.
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Au Sénat mercredi soir, Joseph Kergueris, sénateur du Morbihan rappelait avec une émotion certaine qu’il appartenait " à une région qui a son histoire et son identité, et ce qui fonde en grande partie cette identité, c’est sa langue. Enfant de ce pays", ajoutait-il, "j’ai appris à la fois le breton et le français ; porté par tous ceux qui autour de moi parlaient le français, porté par les hussards noirs qui me l’ont appris, porté par ceux qui ne le parlaient pas et le regrettaient, j’ai acquis le sentiment d’appartenir à un pays républicain, uni et laïc." Il aurait pu ajouter, comme l’a écrit Pierre Jakez-Hélias dans son Cheval d’orgueil, que ces hussards noirs étaient souvent des fils de paysans, qui avaient eux-mêmes appris le français pour, une fois promus de l’Ecole normale, l’apprendre à leur tour à leurs sœurs et frères, à coup de "vaches" et de "sabots". Cette marche forcée vers le français se menait avec la bénédiction des parents qui, eux, ne parlaient que breton. Pour leurs enfants, ces gens du peuple espéraient un avenir différent de la misère et l’ignorance dans laquelle la bourgeoisie et la noblesse locale - qui, elles, parlaient français depuis longtemps, intérêts économiques obligent - les avaient volontairement laissés au fil des siècles précédents.
Devenus, sans trop le savoir, fils de la République, ces petits bretons, à qui on extirpait leur langue maternelle au nom d’un idéal républicain, parlaient encore breton chez eux avec leurs parents, car c’était alors la seule langue d’échange possible entre les générations. Dans le même temps, ou presque, chez le jeune Robert Badinter, fils d’immigré aujourd’hui sénateur des Hauts-de-Seine, le père, "farouche républicain et ardent patriote, interdisait à quiconque de parler une autre langue que le français chez lui." (1) L’Histoire se construit ainsi, avec des décalages souvent mal perçus. Et cette Histoire devint commune et partagée entre Paris et toutes les régions de France.
Car oui, comme l’a dit Jean-Luc Mélenchon hier soir, "les pratiques pédagogiques de la IIIe République étaient rudes". Certes, "à l’époque, la pédagogie était rude dans tous les domaines !" Mais c’est bien ainsi que la République s’est construite, avec le consentement d’une population, alors encore essentiellement rurale, qui n’avait guère le choix si elle voulait progresser socialement.
Cette époque, révolue, fut aussi celle où tous ces enfants bretons furent, sans même le savoir intellectuellement, des enfants bilingues. Des enfants qui, devenus adultes, parlèrent français dans la vie publique. Et qui, comme Joseph Kerguéris aujourd’hui, continuèrent de parler breton dans leur vie privée. C’était leur chance. J’y reviendrai.
Les années ont passé et, en Bretagne, le nombre de locuteurs bretonnants n’a cessé de diminuer. Estimés par Sébillot à 1,3 million en 1900, ils étaient encore 600 000 en 1983 (6,3 % de la population des cinq départements bretons (2). On les estimait à 270 000 en 2001. Ils ne sont guère plus de 200 000 aujourd’hui. Seulement 4 % d’entre eux ont moins de 40 ans, ce qui représente 8 000 personnes ! Devrons-nous attendre d’être huit pour qu’un Jacques Chirac, ou un autre petit Nicolas, inverse la tendance ?
Voilà comment une langue s’éteint, en moins d’un siècle. C’est sur ces décombres, encore fumants, que s’est construite la République, une et indivisible. Et les foyers d’extinction des langues, non pas de la France, mais des français, fument aussi en Alsace, en Corse, en Occitanie, au Pays basque, en Catalogne, dans les Ardennes ou dans les Flandres. Et, en ce moment même, les pyromanes républicains sont encore à l’action en Martinique, en Guadeloupe, à la Réunion, en Kanakie, à Mayotte ! Voilà comment une langue s’éteint, et avec elle une littérature qui s’oublie. Les Comtes de Luzel, si "pittoresques", furent rédigés en breton. Nos "Eternels" Académiciens ont-ils oublié - savent-ils même ? - que, bien avant le leur, si inutile, Le Catholicon, rédigé en 1464, fut le premier dictionnaire trilingue : latin, français (déjà), breton. Voilà comment une langue s’éteint, et avec elle une vision du monde. Penn-ar-Bed. La tête (la fin ?) du monde. Gwer, glas... Vert ou bleu ? Et avec la disparition d’une langue, c’est aussi le sens, la mémoire des lieux qui s’évanouit. Quoi qu’en pensent les dirigeants du Comité du tourisme d’Ille-et-Vilaine, leur département n’est pas si Gwilenn que ça. Et le 35 ne sera jamais, à, lui seul, la Haute-Bretagne. Quant à la Rance, à la ria si lumineuse entre Dinan et Saint-Malo, elle est loin d’être rance. Et, n’en déplaise aux promoteurs qui détruisent nos côtes à coup de villas secondaires en béton, le Morbihan ne doit pas son nom à un club de golf(e) !
Voilà comment nos langues s’éteignent, celles de nos parents, celles de nos ancêtres, emportant avec elles nos mémoires collectives, et c’est la République qui les tue. Et l’intermède constitutionnel qui nous est offert en ce moment n’y changera rien.
Dans cette France malade et soumise à tous les maux provoqués par la mondialisation économique, la Constitution n’est plus, depuis déjà longtemps, l’expression d’un socle commun qui nous relierait tous. A coup de congrès annuels dont celui qui s’annonce ne sera que le prochain - mais non le dernier - avatar, la Constitution française n’est plus qu’adaptation à des choix décidés ailleurs. Des choix imposés par une Commission européenne soumise aux lobbyings des puissances financières mondiales, hors de tout contrôle démocratique. En cette année 2008, députés et sénateurs ne sont des "constituants" que par auto-proclamation, sur injonction du gouvernement. Où est le peuple ? Où est le souverain ?
Les discussions en cours ne sont que marchandage entre un pouvoir exécutif hypertrophié qui réclame pour lui encore plus de démesure, et un pouvoir législatif servile qui s’auto-flagelle, telle une Cour versaillaise, pour conserver des privilèges fort notables. C’est un triste, mais combien réel, jeu de maux (3) que d’affirmer que dans les deux Chambres, Marianne a définitivement, et il y a déjà longtemps, éteint les "Lumières". Hier soir, dans l’hémicycle, le seul a l’avoir peut-être pressenti est M. David Assouline, sénateur de Paris. "Je comprends que certains craignent que la mention des langues régionales ne fragilise l’édifice. Mais si autant de doutes s’expriment, c’est qu’il se passe quelque chose dans la société, une menace peut-être pour l’unicité de la République, la laïcité, la langue française..." Merci à lui pour ces propos d’intelligence. Contrairement au vieil adage, il y a parfois prophète en son pays.
En attendant cette Europe sociale et démocratique que nous sommes - signe d’espoir - nombreux à appeler de nos vœux, oublions donc ces débats qui ne marqueront ni le Marbre ni l’Esprit, pour revenir à notre propos essentiel : la sauvegarde et l’enseignement de nos langues. Que disaient donc nos censeurs hier soir avant de voter ?
"Je ne nie pas la grande richesse des langues régionales et chacun connaît les chefs-d’œuvre que nous leur devons. Il faut que ces langues continuent à être enseignées et fassent l’objet de travaux universitaires et de thèses", a déclaré M. Badinter. "Nous partageons la volonté de promouvoir et de développer les langues régionales", avait dit, une heure avant, Jean-Luc Mélenchon. "Nous sommes favorables au plurilinguisme et à la diversité culturelle ; les langues régionales y contribuent, et nous soutenons leur pratique et leur enseignement", ajoutait Ivan Renar. Ad lib. : "Je suis, moi aussi, attaché aux langues régionales" (Adrien Gouteyron). "Il serait absurde d’opposer les langues régionales et la langue française." (Jacques Legendre). " Le patrimoine que représentent nos langues régionales, le plus riche en Europe, je le rappelle, puisqu’il ne comporte pas moins de 79 langues, y compris celles pratiquées outre-mer, et souvent en déclin" (Jean-Jacques Hyest). "Je comprends ceux qui souhaitent renforcer les langues régionales" (François Fortassin). "La découverte et l’apprentissage des langues régionales sont d’ores et déjà encouragés : l’État finance des postes d’enseignants pour ces langues. Il serait certes toujours possible de faire mieux" (Robert Bret). Quel florilège ! Ballotés entre optimisme de la volonté et volonté de l’optimisme, acceptons, au moins le temps de ce billet, de croire en la sincérité de nos sénateurs !
Faire mieux, conclut Robert Bret ! Oui, il serait possible de faire mieux. Et de faire mieux tout de suite. Mme Marie-Christine Blandin, sénatrice du Nord, a intelligemment donné une première clé : "Le pédiatre Aldo Naouri, proche de la majorité, connu pour sa rigueur éducative et contempteur des choix hérités de 1968, décrit bien comment le très jeune enfant acquiert sa langue maternelle par l’abandon de dizaines de phonèmes qui lui auraient permis de maîtriser très tôt le « th » anglais ou le « j » espagnol ou arabe. L’existence de parlers locaux n’est pas une atteinte au français. L’initiation à d’autres phonèmes est utile pour l’acquisition des langues étrangères, c’est une fenêtre ouverte." (4)
Comme Joseph Kerguéris, comme Pierre-Jakez Hélias, comme Mistral, comme tant d’autres, les petits Bretons, les petits Occitans, les petits Basques, les petits Catalans, les petits Alsaciens, les petits Corses, tous ces fils de la République étaient des enfants bilingues. Devenus adultes, ils sont restés bilingues. Et ils sont parfois même devenus trilingues, quadrilingues...
Mais l’école de la République, aujourd’hui, ne le permet plus. Et personne ne l’a vu. Ou personne ne veut le voir !
Elle ne le permet plus, sauf là où des parents, des enseignants, des élus du peuple (ils sont trop rares !) se battent, face à un Etat qui n’accepte les ouvertures de classes bilingues qu’au compte-goutte. Pour la seule Bretagne, alors que les parents, en nombre suffisant, sont demandeurs pour leurs enfants, le Rectorat refuse d’ouvrir des classes bilingues publiques à Guichen, Plougonvelin, Bannalec, Saint-Etienne-de-Montluc... A Lorient, sur le groupe scolaire bilingue de Merville, l’Inspecteur d’Académie prévoit un seul enseignant face à 51 élèves sur 6 niveaux ! Est-ce un nouvel effet des suppressions de postes décidées autocratiquement par Xavier Darcos, hors de tout contrôle législatif ?
Au cours de ces trente dernières années, l’expérience acquise dans les écoles Diwan ou les Ikastolas, dans les calandreta ou les écoles bilingues publiques ou privées de Bretagne ou d’Occitanie (pardon à ceux que je ne cite pas) ont largement démontré les avantages du bilinguisme précoce en langue régionale dès la maternelle. Les enfants qui fréquentent ces classes parlent couramment deux langues dès leur plus jeune âge. Et ils se révèlent les plus adaptés, les plus disponibles pour l’apprentissage d’autres langues dès l’école primaire, puis au collège et au lycée. Leur bilinguisme se transforme alors en un véritable multilinguisme dans leur cycle d’étude. Ils ne se contentent pas d’apprendre une ou plusieurs langues. Ils apprennent DANS une ou plusieurs langues. L’histoire, les sciences et technologies, les mathématiques... Comprenez bien la différence ! Et ce sont eux qui ont les meilleurs résultats de France au baccalauréat...
Qu’attend la République pour étendre ce type d’enseignement à tous ses enfants ?
Avec Jean-Pierre Fourcade, sénateur des Hauts-de-Seine qui regrette "qu’enfants et petits-enfants parlent plus volontiers le « texto » que le français", avec Bruno Retailleau, sénateur de Vendée, qui disait hier soir que "le principal problème qui se pose aujourd’hui en France, c’est celui de l’apprentissage et de la maîtrise du français", pourquoi députés et sénateurs n’imposeraient-ils pas une vraie refonte de l’Education nationale intégrant, dès la maternelle, un enseignement bilingue précoce en français et en langues régionales ? Nos enfants, les adultes de demain, auraient tant à y gagner. En imposant ses choix à l’exécutif, notamment sur ces questions d’éducation et d’enseignement de nos langues régionales, le législatif reprendrait enfin du poids sur l’exécutif. Les Français, qu’ils habitent Paris ou ailleurs, retrouveraient, ensemble, leurs racines et leurs langues. Dans une maison et une ambition communes enfin retrouvées. Dans l’unité de la République. Pour participer à la construction d’une Europe enfin sociale et démocratique. Cette Europe dont nous avons tant besoin.
Ne ’vo ket penn ar Bed. Penn ur bed eo ! (5)
Pierrick le Feuvre
Notes
Cet article a été initialement publié jeudi 19 juin [sur le site ouiaubreton->http://ouiaubreton.com/spip.php?article4847]
- (1) Dixit Robert Badinter hier soir. Je profite de cette note pour préciser que j’ai une profonde estime pour Robert Badinter à qui nous devons l’abolition de la peine de mort en France en 1981.
- (2) Les quatre départements de la Bretagne administrative et la Loire-Atlantique.
- (3) Il n’y a malheureusement pas de faute.
- (4) Il faut lire les ouvrages de Gilbert Dalgalian, linguiste, sur le même thème.
- (5) Ce ne sera pas le bout, la fin du monde. Juste la fin d’un monde.
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