Pourquoi la gauche bloque-t-elle sur le revenu de base inconditionnel ?
Pourquoi la gauche fait-elle preuve de tant d'hermétisme vis-à-vis d'une mesure en apparence facilement soluble dans ses idéologies ? C'est probablement dans le lien travail-revenu qu'il faut chercher la réponse.
Quand je discute du revenu de base inconditionnel avec mon entourage (famille, amis, connaissance, relations…), il arrive fréquemment que soit posée la question sur la position de la gauche sur ce sujet.
La question vaut d’être posée car quand on égraine les apports de l’application du revenu de base inconditionnel, nombreux sont ceux qui semblent compatibles avec les thèmes de gauche, et notamment :
- éradiquer la pauvreté ;
- favoriser et reconnaître les activités non marchandes (sans les rendre marchandes) ;
- permettre les activités culturelles sans les enfermer dans une logique financière (notamment apporter une solution efficace à la rémunération des artistes) ;
- offrir la liberté réelle de choisir un emploi rémunéré sans y être obligé, et avec des conditions acceptables (puisqu’on peut les refuser et se contenter de son revenu de base) ;
- redéfinir le contrat social et notamment la solidarité par l’inconditionnalité du revenu de base (disparition de l’obstacle du guichet qui oblige à justifier de sa précarité pour pouvoir bénéficier d’une aide) ;
- …
Cette liste n’est pas exhaustive, mais l’on voit déjà que la gauche devrait pouvoir trouver dans cette mesure beaucoup d’arguments pour la proposer. Pourtant, force est de constater que les partis de gauche sont plus que frileux sur le sujet. Et même qu’ils l’évitent.
En cette année présidentielle, seuls deux ex-candidats ont proposé le revenu de base dans leur programme : Christine Boutin et Dominique de Villepin. Les deux sont à droite. Seule Christine Boutin proposait un revenu de base inconditionnel (le revenu citoyen de Dominique de Villepin était conditionnel). A gauche, chez EELV, on évoque parfois le revenu de base inconditionnel du bout des lèvres, à travers des projets d’expérimentations, toujours en évoquant une mise en place d’un revenu universel “à terme” sans plus de précision… Eva Joly et Jean-Luc Mélenchon parle de ne pas accepter qu’on vive en dessous de 650 euros par mois, mais jamais ne proposent (ni l’un ni l’autre) autre chose que des mesures ciblées et donc conditionnées à un statut donné.
Alors qu’est-ce qui justifie cela ? Pourquoi autant d’hermétisme vis-à-vis d’une mesure en apparence facilement soluble dans les idéologies de gauche ? C’est probablement dans le lien travail-revenu qu’il faut chercher la réponse.
En effet, la gauche de la fin du 19è et du 20è siècles s’est forgée autour de la valeur travail et la défense des travailleurs. Ce combat se retrouve dans la défense persistante du salariat et de son St. Graal, le CDI, alors même que ce “statut” ne concerne plus qu’une minorité de personnes, finalement privilégiées, et que le chômage de masse se banalise, et que le plein-emploi ne redeviendra jamais la norme.
Et le travail dans cette logique est indissociable du revenu, mais aussi du droit du travail, des acquis sociaux… tout ce que les travailleurs ont, ils l’ont (et l’ont obtenu) dans le cadre du travail. Certes, ceux qui n’ont pas de travail ont le droit à des subsides qu’ils doivent quémander en justifiant (souvent en y perdant en dignité) de leur difficultés. Le salarié lui n’a pas ce problème. Sauf que cet apparent avantage est la contrepartie de son acceptation muette des contraintes assorties souvent subies, rarement choisies (en témoigne la souffrance et le stress au travail, qui semble d’ailleurs contredire la thèse que le travail seul est épanouissant), .
Or, si le revenu de base inconditionnel apporte des solutions (on l’a vu plus haut) gaucho-compatibles, il est aussi et surtout un changement de paradigme qui induit une séparation entre d’un côté le revenu, de l’autre le travail. On passe d’une logique de “travailler pour gagner sa vie” à une logique “gagner sa vie pour pouvoir travailler”.
Baptiste Mylondo, auteur (entre autres) de l’ouvrage “Un revenu pour tous“, membre du Mouvement Utopia, mouvement politique de gauche altermondialiste et écologique, aborde dans le livre cité la question et la résume je trouve fort bien (extrait de la page 52) :
On peut dès lors s’interroger sur le relatif consensus qui entoure le revenu maximum à gauche et sur le rejet dont le revenu inconditionnel fait l’objet au sein de cette même gauche. En militant pour un revenu maximum tout en négligeant le revenu inconditionnel, les partis de gauche trahissent en fait leur attachement religieux à la “valeur travail”.
Si revenu maximum et revenu inconditionnel s’appuient l’un comme l’autre sur une redistribution verticale des richesses ils se distinguent en fait par le mode de répartition choisi. Répartition par les salaires d’activité pour l’un, répartition par un salaire social pour l’autre. Or, le choix du mode de répartition est en fait lourd de sens.
En confirmant le rôle du travail comme vecteur privilégié de la répartition des richesses (le travail demeure la source quasi-exclusive de revenu) le revenu maximum conforte en effet la place exorbitante et la valeur absurde accordée aujourd’hui au travail. À l’inverse, en s’appuyant sur une déconnexion entre revenu et travail, le revenu inconditionnel appelle une remise en cause du travail dans la société. C’est d’ailleurs l’attachement de la gauche à la “valeur travail” (et au droit du travail qui en découle) qui explique les plus sérieuses objections opposées au revenu inconditionnel.
À méditer…
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