Le suaire de Turin : réponse à Sciences et Avenir et à quelques certitudes zététiques
Dans son numéro de janvier 2011, la revue Sciences et Avenir consacre un dossier de plusieurs pages au suaire de Turin. Un dossier assez bien fait et à jour, avec un scoop majeur : la datation de 1988 serait définitivement confirmée. Et l’article scientifique qui l’avait démolie en 2005 serait à son tour démoli par un autre expert. Le tout saupoudré d’affirmations péremptoires et « zététiques » et servi chaud juste avant les fêtes de Noël. Alors, on remballe tout et on n’en parle plus ? En fait, rien n’est réglé et l’année 2011 annonce aussi son lot de surprises. Voici quelques clefs pour comprendre le suaire de Turin : un dossier toujours ouvert et plein de chausse-trapes, où l’on comprend vite qu’il faut se méfier des publications tapageuses.
- Timothy Jull, l’homme par qui la controverse continue
D’abord un mot pour résumer l’affaire de la radiodatation du suaire de Turin. C’est une affaire qui court depuis maintenant plus de 20 ans. En 1988, on procéda à un prélèvement d’échantillon sur un coin du suaire. On divisa cet échantillon et on en envoya une partie à trois laboratoires pour le dater. Le résultat fut clair : entre 1260 et 1390. Dès la parution de l’article dans la revue scientifique Nature, il y eut des contestations, et toutes les thèses ont surgi. En 2005, un chimiste américain, Raymond Rogers, ayant travaillé depuis longtemps sur le suaire publia des conclusions sans ambiguïté : l’échantillon venant d’une zone contaminée et donc non représentative du drap. La datation était bonne pour la poubelle. Or fin décembre 2010, la revue Sciences et Avenir dégaine un scoop : Rogers s’est trompé, et c’est un ancien de la datation C14, Timothy Jull qui l’affirme dans une autre revue scientifique. Alors, n’est-ce pas fort simple et l’affaire ne se termine-t-elle pas joliment ?
Toutefois ces révélations ne trompent pas ceux qui s’intéressent de près à l’affaire. Si, pour un néophyte, le dossier de ce magazine de vulgarisation est joliment bouclé, à y regarder de plus près la datation C14 de 1988 n’a toujours pas fait la preuve de sa validité.
Les arguments les plus faibles : la forme et l’homme d'abord
Voici trois arguments qui relativisent la publication de Jull. Ce sont les plus faibles car ils portent uniquement sur la forme ou attaquent l’homme. Néanmoins ils viennent immanquablement à l'esprit, alors autant s’en débarrasser de suite.
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Radiocarbon est une revue prestigieuse. Mais Timothy Jull en est le directeur. Il a donc publié dans sa propre revue, ce qui peut faire surgir certains doutes quant à la qualité de la relecture par les pairs. A titre d'exemple, des partisans de la thèse du faux avaient reproché à Raymond Rogers de publier dans une revue (Thermochimica Acta) où il avait fait partie du comité scientifique mais où il n'exerçait plus aucune responsabilité depuis sa retraite. Manifestement, il y a là un violent retour de bâton.
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L'article ne porte pas sur la technique de la radiodatation mais sur l'analyse des tissus par un expert (Rachel Freer-Waters). Pourquoi l'avoir publié dans ce journal et non dans un journal dont c'est véritablement la spécialité ?
- Argument ad hominem mais que je mentionne quand même : Timothy Jull faisait partie de l'équipe qui fit la première datation. Il est donc fortement engagé dans le processus, jusqu’au cou dirons-nous. Pour mettre ceci en contraste, il faut mentionner que Raymond Rogers était membre de l'équipe scientifique qui examina le suaire en 1978, mais sa première volonté dans les années 2000 était de démontrer "en cinq minutes" que la datation était valide et que la théorie du rapiéçage ne tenait pas la route. Il a dû revenir sur son préjugé.
Les étranges oublis de Sciences et Avenir
Après cette mise en bouche, passons aux éléments substantiels. Sciences et Avenir montre une jolie connaissance du dossier mais cela ne rend que plus étranges les oublis majeurs. La nuance vendrait-elle moins bien que le scoop ? On n’ose l’imaginer… Voici donc ce que la revue s’abstient de mentionner (la liste n'est bien sûr pas exhaustive) :
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Que l’article de Timothy Jull vient peut-être moins comme une réponse à celui de Rogers qu'à celui des professeurs de statistique Marco Riani et Anthony Atkinson, lesquels ont démontré en 2010 que l'échantillon testé par les laboratoires n'était pas homogène, et donc la datation non valide. Il est sans doute beaucoup plus difficile de contrer une analyse faite par des experts mondiaux en statistique robuste...
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Toutes les expertises qui soutiennent l'analyse de Rogers et par une diversité de méthodes (John Brown du Georgia Tech en 2005, Benford et Marino dans Chemistry Today en 2008, l'équipe de Robert Villarreal du Los Alamos National Laboratory, le médecin Thimbault Heimburger sur un échantillon de fil).
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Les dernières recherches historiques vont contre la datation au carbone 14. Emmanuel Poulle, ancien directeur de l'Ecole des Chartes, a écrit en 2009 dans un article de la Revue d'Histoire Ecclésiastique que les documents "attestent la présence du linceul à Constantinople avant 1204". On est bien loin de l’histoire à la mode du professeur de physique et zététicien Henri Broch qui, toute honte bue, affirme connaître le nom du commanditaire en s’appuyant sur un homme peu intègre : l’historien Ulysse Chevalier qui il y a un siècle a publié des documents truqués sur Clément VII, comme l’a révélé Emmanuel Poulle en 2006 dans la Revue d’Histoire de l’Eglise de France.
- La revue a-t-elle-même lu l’article de Rogers qu’elle tente de réfuter ? On se permet d’en douter quand on voit que selon le journaliste Laurent Demaxey, Rogers n’aurait jamais indiqué de qui il tenait un morceau de l’échantillon C14. En fait, Rogers l’indique clairement dans son article : Luigi Gonella, professseur de physique à l’université de Turin, lui a remis ces fils prélevés au cœur de la zone C14 lors de la datation en 2003. Mais encore fallait-il se donner la peine de se plonger dans l’article pour ne pas tromper le lecteur…
De la nécessaire prudence et du fond
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Une réflexion sur la démarche scientifique : « absence de preuve n'est pas preuve de l'absence ». Si Freer-Waters et Jull n'ont pas trouvé, c'est aussi peut-être parce qu'ils ont mal cherché, et non parce qu'il n'y avait rien. Par ailleurs, le radiocarbone n’est pas l’arme absolue ou le juge de paix, quand il y a contradiction avec d’autres analyses (chimiques, historiques, archéologiques) il n’est pas d’un poids supérieur aux autres.
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Une datation non officielle a eu lieu à la demande du STURP en 1982 sur un échantillon voisin de celui de 1988. Conclusion : un résultat incohérent. Un bout de ce fragment fut daté de l'an 200 ap. J.-C. et l'autre bout de l'an 1000 ap. J.-C. 800 ans d’écart sur quelques centimètres. Il y a quelque chose qui cloche. L'échantillon voisin de la datation C14 est clairement hétérogène.
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L'article de Nature est lui-même un rapiéçage et il fournit des données incorrectes. Le laboratoire de l'Arizona (celui de Timothy Jull) a procédé non pas à quatre datations mais à huit datations. Comme la disparité était trop grande, il a fait une moyenne, et vogue la galère... Mais même cette tentative de colmatage laisse apparaître des incohérences statistiques.
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La qualité de l’article de Nature a été contestée. A-t-il été relu par des pairs ? Claude Gavach, directeur de recherche honoraire au CNRS, en doute fortement dans le livre qu’il a cosigné cette année sur le linceul, tant les erreurs sont nombreuses. La datation de 1988 est donc bien plus délicate que ce que le grand public s’imagine.
- Jacques Evin mentionne que le lin est un objet facile à radiodater. En fait la radiodatation semble être parfois incohérente dès qu'il s'agit de tissu. Un exemple : la Tunique d'Argenteuil, quelle que soit l'opinion que l'on a sur son authenticité, a été datée trois fois. Deux fois par le laboratoire de Gif-sur-Yvette (1450 +/- 40 ; 1510 +/-40) et une fois en aveugle par le laboratoire de Zurich (1260 +/- 40). Les résultats ne satisfont pas aux tests statistiques de base (Khi 2) et doivent donc être considérés comme non-concluants.
La controverse continue
Comme on le constate, la validité de la datation C14 est très loin d’être prouvée dès que l’on veut bien introduire un peu de nuance et moins de scoop. Il ne reste qu’à attendre d’autres études mise en avant par Sciences et Avenir. Selon le spécialiste du suaire Giulio Fanti, professeur à l’Université de Padoue, la prochaine publication dans une revue scientifique, faite par des universitaires espagnols, devrait contredire l’étude de Rachel Freer-Waters et de Timothy Jull. 2011 ne sera assurément pas l’année de la fin de la polémique entre scientifiques sur la datation. Mais ce sera peut-être une année où la presse française reflètera un peu mieux l’état de la science et son avenir.
Références à l’appui
Il est naturellement impossible de mentionner ici toutes les références sur lesquelles je m’appuie pour cet article. Je me contenterai donc d’un échantillon que j’espère représentatif…
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Sciences et Avenir, janvier 2011, n°767 pp. 48-61
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R.N Rogers, « Studies on the Radiocarbon Sample from the Shroud of Turin », Thermochimica Acta, Vol. 425, 2005, pp. 189–194
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R. A. Freer-Waters, A. J. T. Jull, « Investigating a dated piece of the Shroud of Turin », Radiocarbon, 52(4), 2010.
- E. Poulle, « Le linceul de Turin victime d'Ulysse Chevalier », Revue d'Histoire de l'Eglise de France, t. 92, 2006, pp.343-358.
- R. Van Haelst, "A critical review of the radiocarbon dating of the Shroud of Turin", Proceedings of IWSAI, ENEA, 2010.
- E. Poulle, « Les sources de l'histoire du linceul de Turin, Revue critique », Revue d'Histoire Ecclésiastique, 104, 3-4, 2009, pp.747-782.
- M. Riani, A.C. Atkinson, G. Fanti, F. Crosilla, « Carbon Dating of the Shroud of Turin : Partially Labelled Regressors and the Design of Experiments », 4 May 2010.
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J.-B Rinaudo, C. Gavach, Le Linceul de Jésus enfin authentifié ?, François-Xavier de Guibert, 2010.
- S. Cataldo, T. Heimburger, T. Castex, Le linceul de Turin, Complément d'enquête, Docteur angélique, 2010.
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