Le tabac n’est pas la cigarette, la drogue n’est pas le stupéfiant
Cet article est né de ma réaction face à un énième article Avox sur les effets néfastes du "tabac". Tout est dans les guillemets : les mots ont un sens et je récuse l’incrimination forcenée qui est faite à la plante, pour la reporter en grande partie sur la machine industrielle et marketeuse qui nous inonde de "cigarettes".
L’amalgame peut sembler anodin, mais il est révélateur d’une attitude générale face à ce qu’on appelle les "drogues".
L’article est parfois volontairement subjectif, car je tire parti de ma propre expérience. Je considère que, dans ce débat, les témoignages d’usagers sont primordiaux : ils en disent autant, sinon plus, que les milliers de statistiques (plus ou moins correctement utilisées) dont on nous inonde.
Tout d’abord, une mise au point.
Je ne conteste en aucun cas qu’aujourd’hui et dans l’état actuel des lois, la consommation de cigarettes et de drogues relève d’un problème de santé publique, et que des politiques adaptées doivent être appliquées. Mon propos portera sur l’origine précise du problème de santé, pas sur sa négation.
Mon expérience de repenti déchu
Je suis moi-même un bon gros fumeur (le fameux 1 paquet par jour), et j’ai totalement arrêté la cigarette pendant un an, il y a de ça trois ans.
Cette expérience (car ça en est vraiment une, de constater et de ressentir les changements profonds du corps tout entier lors du sevrage) m’a appris énormément de choses, aussi bien sur ma relation à la cigarette que sur la nature profonde de cette cigarette.
Elle m’a en fait permis d’identifier la spécificité de la cigarette blonde vendue par Philip Morris et consorts, comparée à tout autre forme de "fumables" (cigares, chicha...)
Pendant cette année d’arrêt, je me suis interdit toute cigarette, mais, afin de me laisser une possibilité de soulagement temporaire, je m’autorisais la chicha en société ou le cigare.
A la suite d’un problème sentimental (il n’y pas de secret : ce qui m’avait donné la force d’arrêter c’était ma copine, une fois elle partie, plus de motivation et un énorme manque à combler), je me suis remis à fumer des cigarettes au bout d’ un an.
La cigarette, le patch et la seringue
Ma première révélation fut liée à l’utilisation de patchs nicotiniques.
J’ai mis de ces fameux patchs pendant les deux premières semaines. A chaque changement de patch (toutes les 24 heures, on décolle le patch et on en met un autre), il y avait un court instant, entre le décollage du précédent et le collage du suivant, ou j’étais "nu".
Pendant ce bref instant, je ressentais une anxiété soudaine et clairement identifiable, bien que d’origine psychologique.
Ainsi la vision de ma peau nue, là où devrait se trouver un patch, faisait écho aux émotions que je ressentais lorsque je réalisais qu’il était 11 heures du soir, que je n’avais plus de cigarettes, et que le bar-tabac était probablement fermé.
J’ai alors réalisé que cette cigarette que je portais à ma bouche 20 fois par jour, et dont l’absence provoquait anxiété et irascibilité, me fournissait une ou des substances qui provoquaient cela, et que la forme choisie de la cigarette comme vecteur de(s) la (ces) substance(s) n’est qu’un choix lié à la culture et à la séduction du client : si on la vendait en seringue, je n’aurais sûrement pas le même rapport à elle...
Cette révélation peut vous sembler naïve, tardive, surtout si vous êtes non-fumeur.
Mais, s’il est une chose de connaître des données sur les dangers d’un produit, il en est une autre de réaliser, d’assimiler pleinement en son corps et son esprit lesdites données. Car chaque produit est différent pour chaque utilisateur, même si des grandes lignes demeurent. C’est la relation entre l’usager et le produit qui est ici pertinente, pas l’un ou l’autre pris séparément.
La "cigarette" et le "tabac"
Voici le bilan synthétique de mes incartades, du cigare fumé entre amis et, à l’occasion, à la (nouvelle) première et fatidique cigarette qui marqua ma rechute :
- avec un cigare ou une chicha (qui représente un volume total de fumée bien plus important qu’une clope, je ne finis d’ailleurs en général ni l’un ni l’autre) je ressentais clairement l’effet de la nicotine : cela me procurait une relaxation temporaire, très douce et qui ne réactivait aucunement l’envie de fumer régulièrement ;
- dès la première cigarette que j’ai refumée (après un an d’abstinence donc), j’ai ressenti comme un violent "shoot". Il y avait bien sûr l’effet relaxant comparable au cigare, mais beaucoup plus intense, de l’ordre de l’indomptable. Il y avait en outre une indiscutable réactivation de circuits jusque-là endormis : j’ai pratiquement immédiatement eu envie de consommer des clopes jusqu’à plus soif. Et c’est bien ce que j’ai fait.
Ce sentiment est difficile à décrire, mais je pense que les fumeurs ayant arrêté me comprendront.
En tant que fumeur je peux donc vous certifier que ce qui est en cause n’est pas "le tabac", mais les cigarettes vendues par des firmes incroyablement puissantes dont les activités de R&D autour de l’addiction sont bien connues (voir l’excellent film de Michael Mann Révélations). Je pense pouvoir dire sans caricaturer que ces firmes sont progressivement devenues des dealers industriels, à une échelle et avec des moyens de développement que n’importe quel cartel colombien envierait.
J’insiste sur cette différence entre "tabac" et "cigarettes" (telles qu’on nous les vend actuellement). Le tabac est une plante, et il n’est jamais "bon pour la santé" de fumer les produits de combustion d’une plante (que ce soit de la verveine, du pissenlit ou de l’herbe à chat). Il contient également de la nicotine, qui a un effet psychotrope, mais n’induit pas des addictions du même ordre que les "cigarettes" (voir par exemple wikipédia, rubrique "Nicotine et manque").
La différence fondamentale est donc que, dans le "tabac", il n’y a aucun effort d’ingénierie de l’addiction, seulement une production naturelle d’éléments plus ou moins complexes et plus ou moins nocifs pour l’homme. C’est un produit connu par l’homme depuis la nuit des temps, utilisé dans certaines cultures pour soigner : quand on sait s’en servir, on n’en tire quasiment que des bénéfices.
Au contraire, la cigarette induit une telle dépendance chez la plupart des consommateurs, que toute velléité de contrôler sa consommation est vouée à l’échec la plupart du temps. Ce produit a été longuement pensé, dans le seul objectif d’induire une dépendance génératrice de marchés captifs de consommateurs.
Winner don’t use drugs... but what is a winner ?
Ne jetons donc pas le bébé avec l’eau du bain, comme on l’a fait pour moult substances jusqu’ici. Nos sociétés occidentales (pour faire large) ont certes d’énormes compétences scientifiques et techniques, mais, dans le domaine des psychotropes, de leurs effets sur le comportement humain et de leur rôle culturel, nous avons pris au bas mot 1 000 ans de retard.
Aveuglés que nous sommes par les relents de puritanisme probablement hérités de notre tradition judéo-chrétienne, eux-mêmes alimentés par le refus systématique du risque dans notre société moderne, nous en avons oublié que chaque outil dont dispose l’homme comporte une facette bénéfique et une autre délétère.
Là encore, une remarque naïve, mais ô combien nécessaire à rappeler : c’est le mode d’utilisation d’un outil par l’homme qui décide ou non de sa dangerosité (voir l’exemple du couteau, qui peut servir à construire une cabane, mais aussi à tuer...). Certains outils ont toutefois une forte tendance à la destruction : la bombe atomique et la cigarette font pour moi partie de ces outils, inutilisables en pratique car bien trop incontrôlables et destructeurs.
Une dernière fois, ces remarques, si elles vous semblent naïves et inutiles, n’en sous-tendent pas moins nos politiques actuelles face aux "drogues", et méritent donc d’être discutées. Elles questionnent notre rapport au réel, à notre propre psychisme, à notre humanité.
Excellent... et de bon aloi !
J’invoquerai maintenant sans vergogne l’esprit immortel de Me Capello, dont les plus vieux se souviendront, pour plonger dans le dictionnaire.
Voyons ce que nous dit Le Petit Robert :
"Drogue [...] :
1. Ingrédient, matière première employée pour les préparations médicamenteuses confectionnées en officine de pharmacie
2. Médicament confectionné par des non-spécialistes [...]
péj. Médicament dont on conteste l’utilité [...]
3. Chose mauvaise à boire.
4. Stupéfiant : [...] drogues dures engendrant rapidement une dépendance physique et psychique [...] Drogues douces n’entraînant pas nécessairement de dépendance physique. [...]"
Tout est là, de la définition première purement médicale, en passant par la médecine populaire (rebouteux et autres chamans de diverses cultures aussi bien poitevines qu’amazoniennes), jusqu’au terme quasi pénal incriminant la dépendance comme source majeure de problèmes.
Il semble que nous nous souvenions vaguement de la définition 1. Eh oui la morphine, la cocaïne, le LSD, la psilocybine (principe actif des champignons hallucinogènes), le THC (principe actif du cannabis) et bien d’autres substances, dans certaines conditions et sous certaines doses, peuvent soit aider les gens soit les tuer, directement ou indirectement.
Otez-moi d’un doute : l’eau de javel n’est pas diabolisée, et pourtant il est très dangereux d’en boire ?
La définition 2 est également largement oubliée, toute notre culture médicinale basée sur les plantes (cf. les druides) a été largement effacée par la farouche volonté du christianisme d’écraser tout rite païen, y compris lorsqu’il est porteur de siècles de connaissances accumulées, puis par l’émergence de la médecine "scientifique" (adjectif que j’hésite à utiliser, étant moi-même scientifique et fréquentant souvent des médecins... disons non scientifiques à mon sens).
Nous avons de fait progressivement glissé vers les définitions 3 et 4 : "choses mauvaises" et interdiction pénale. La discussion n’est plus de mise, tout ce qu’on appelle "drogue" est mauvais et interdit.
On reconnaîtra cependant la pertinence de l’identification du problème principal dans l’usage sociétal de substances : la dépendance. Cette distinction entre drogues "dures" et "douces", pour floue qu’elle puisse être, ne doit pas être abandonnée : c’est la seule dose de raison qui nous reste dans ce débat, car elle cible bien l’importance du comportement du consommateur face au produit dans la définition de sa dangerosité potentielle.
Soit dit en passant, dans une société centrée sur l’économie, elle-même basée sur une recherche de croissance économique qui ne peut plus se maintenir que par la création de nouveaux besoins chez les consommateurs, on goûtera toute l’incohérence de l’interdiction forcenée des "drogues".
La dépendance est devenue le fondement vicié de notre monde, car elle fait partie de l’homme et, parfois, de ce qu’il y a de plus beau et de plus intense en lui : y a-t-il amour sans dépendance ?
Il n’en est que plus tentant pour un système en quête d’argent et de pouvoir d’utiliser ce ressort profond de la dépendance à des fins de manipulation. Mais également de bannir violemment tout autre dépendance venant se substituer à celles qui servent son assise.
Last but not least
Pour terminer, je voudrais indiquer deux ouvrages remarquables, plaçant le débat sur la drogue à une échelle bien supérieure à celui qu’on constate couramment. Inspirés de témoignages de consommateurs, de données médicales, biologiques, sociologiques et anthropologiques, ils donnent une vision claire de l’origine de nos maux :
Dans l’intimité des drogues, dirigé par Mario Sanchez, éditions Autrement (2003)
Qu’avons-nous fait des drogues ?, dirigé par Mario Sanchez, éditions Autrement (2004)
En voici un extrait, tiré d’une anecdote pas si anecdotique :
"Oui, qu’avons-nous fait des drogues ? Un chaman invité aux Etats-Unis posait la même question en affirmant : La première plante que vous avez volée aux chamans, c’est le tabac. Et voyez où vous en êtes, avec le tabac. La deuxième que vous avez volée aux chamans, c’est la coca. Regardez dans quel état sont vos enfants. Si vous nous prenez l’ayahuasca*, vous allez devenir tous fous. Cela ne sert à rien, si vous prenez les plantes sans connaître leur usage."
Alors qui est à incriminer, la substance ou l’usage déraisonnable, symptôme d’une culture incomplète et inadaptée ?
Il est certainement plus aisé pour une société "technologique" et répressive d’imaginer passer au napalm tous les champs de coca et enfermer tous les dealers, plutôt que d’oser la remise en question de normes culturelles viciées par le consumérisme.
Robert Biloute
* : liane dont on tire un psychotrope puissant dans certaines tribus amazoniennes, qui fut à l’époque repérée par l’industrie pharmaceutique à des fins hasardeuses.
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