Délires de didacticiens : les nouveaux programmes du lycée à l’épreuve des faits
Les translations c'est trop difficile, et les coefficients binomiaux se calculent uniquement avec une machine. Dernières nouvelles des programmes de mathématiques de la section scientifique-généraliste S du lycée.
Ce 15 décembre 2012, j’ai reçu un texte intéressant d’un collègue qui enseigne en BTS et en école d’ingénieurs. Ce texte donne quelques exemples précis de la façon dont les nouveaux programmes 2012 exigent que l’on présente certaines notions mathématiques en lycée et s’élève contre l’utilisation de la notion de « transposition didactique » pour justifier ces choix calamiteux. Il explique aussi sur un exemple parlant combien l’interdisciplinarité historique entre les mathématiques et les sciences physiques est rendue impossible alors même que l’on fait toujours croire qu’il s’agit d’un objectif louable à atteindre.
Mon collègue préfère conserver l’anonymat pour des raisons que je comprends aisément. Je pense qu’il est important de libérer la parole des acteurs du terrain et leur offrir une tribune pour qu’ils puissent s’exprimer sans contraintes, car ce sont eux qui peuvent rapidement s’apercevoir des erreurs commises dans les choix didactiques imposés par les nombreuses réformes successives, et parce que ce sont eux à qui on ne demandera jamais leur avis et qui auraient trop à perdre à s’exprimer franchement à visage découvert.
Si toutes ces réformes mettent en avant des objectifs consensuels sur lesquels on ne peut qu’adhérer, comme par exemple « aider à la réussite des élèves », « lutter contre les abandons en cours de route » ou « adapter les enseignements à chaque caractère », la réalité nous rattrape inexorablement sur le terrain quand on s’aperçoit que pour « sauver » environ 20 % d’élèves en difficulté on noie sciemment 40 % des élèves qui n’avaient jusque-là aucun problème avec l’enseignement scientifique dispensé en filière S, ni avec les prémisses d’abstraction que l’on considérait comme accessibles à cet âge depuis tant d’années.
Ces élèves, qui s’adaptaient pourtant sans difficultés à un enseignement scientifique de bonne texture, devront subir des enseignements et des progressions « drôles » aux priorités mal comprises, choisis spécialement pour des élèves en grave difficulté, qui décuplent les problèmes de compréhension d’un élève « normal ». Les choix pédagogiques sont effectués sans bon sens en compliquant la présentation d’une notion jusqu’à la rendre incompréhensible, ou en cachant des définitions simples qui ne rendraient pas l’ordinateur indispensable à leur étude. Car le crédo actuel impose de rendre l’ordinateur indispensable à l’introduction de n’importe quelle notion, donc à transformer un discours mathématique simple et accessible en des présentations inutilement compliquées servant à démontrer l’absolue nécessité de la machine. Certaines définitions proposées en terminale S deviennent ésotériques comme celle des coefficients binomiaux ou celle de la continuité des fonctions. Notre collègue nous alerte sur ces choix.
Sous prétexte qu’il existe des aveugles et des borgnes, doit-on crever les yeux à tous les citoyens pour assurer un traitement égal à tous ?
C’est ce qui semble être fait dans l’enseignement où l’on choisit avec entrain d’utiliser pour tous des méthodes et des progressions construites pour des élèves en difficulté, en faisant attendre les autres des années derrière leurs tables. Il y aura toujours des élèves en difficulté, et il convient de leur proposer des voies adaptées dans lesquelles ils pourront progresser et s’épanouir. Mais faut-il ne voir qu’eux ?
Tous dans le même bain, c’est-à-dire tous aveugles en section scientifique dès qu’il s’agit de mathématiques ou de sciences physiques, cela semble être le leitmotiv des diverses réformes qui s’abattent sur le lycée. Nous en voyons déjà les conséquences dans le huis-clos de nos classes, alors disons les choses comme nous les observons pour pouvoir peut-être un jour amener à une prise de conscience. Qui sait ?
Je laisse la parole à mon collègue :
« Nous avons chez nous des experts de l’enseignement des mathématiques : les didacticiens. Ces personnes ont inventé une nouvelle science : la didactique. Il est curieux de voir que tous se réfèrent à une seule et unique personne, le père fondateur : Yves Chevallard. En effet, cette éminente personne a inventé un merveilleux concept : « la transposition didactique », qui déclinée à toutes les sauces depuis quelques décennies, en arrive à contaminer même les plus hautes instances (inspection notamment) qui conçoivent les programmes.
Bien-sûr il existe d’autres concepts merveilleux (si on peut appeler cela des concepts) comme cette fameuse trilogie : « j’observe, je conjecture et je démontre » reprise il y a peu dans un livre écrit par un inspecteur. Je ne dirai pas tout le mal que j’en pense, car il y a beaucoup à dire sur cette fameuse « transposition didactique ». En didactique on distingue deux types (voire trois) de savoir : le savoir dit savant et le savoir dit enseignable. Pour voir à quel point ces gens ont influencé l’écriture des programmes, je voudrais revenir sur deux chapitres des nouveaux programmes en lycée : les vecteurs et les coefficients binomiaux.
Commençons par les vecteurs. On nous demande d’introduire au préalable une transformation du plan : la translation. Le programme précise bien que l’étude des propriétés des translations n’est pas un objectif du programme. Ensuite, la définition, qui en est donnée, est imposée : vive la liberté pédagogique des professeurs ! C’est vrai, on doit être trop bête pas ne pas savoir ce qu’est une translation ! Bref, revenons à cette fameuse définition :
« La translation qui transforme A en B transforme C en D de telle sorte que [AC] et [BD] aient mêmes milieux ».
Vous avez compris cette définition, eh bien moi pas ! Pourquoi ? Parce que la première question qui me vient à l’esprit est la suivante : comment transforme-t-elle le point A en le point B ? Je vais de A vers B en allant tout droit, ou en en « zigzagant » ? Je cherche malheureusement toujours la réponse dans cette définition, et je n’y arrive pas ! Alors les élèves… Voilà un bel exemple de transposition didactique : on veut enseigner ce qu’est un vecteur et on passe par un détour, la translation, alors qu’originellement une translation se définit à partir d’un vecteur, mais ce savoir-là est trop savant aux yeux des didacticiens, et il faudra maintenant attendre longtemps pour connaître la définition rigoureuse et les propriétés d’une translation, les espaces affines ayant disparus du nouveau programme de mathématiques supérieures. On en arrive alors à la définition du vecteur. Ouf ! Et c’est là que cela se corse :
« La translation qui transforme A en B est appelée translation de vecteur AB ».
Là, je tire ma révérence. On nage en plein délire (mais c’est quoi un vecteur ?). Apparemment les concepteurs ont oublié pourquoi les vecteurs avaient été créés : ce sont des grandeurs orientées, inventées par des physiciens (Isaac Newton m’entends-tu ?) pour décrire les forces (et autres). Eh bien, je ne vois plus trop le lien avec ces grandeurs orientées (si quelqu’un peut m’éclairer ?). L’ancienne définition, à partir des bipoints équipollents avait au moins le mérite de parler de direction, de sens et de longueur, ce qui est nettement plus compréhensible (même si se cache derrière des classes d’équivalence).
Voilà un bel exemple de ce que, une fois passé par la « moulinette transposition didactique », devient ce savoir savant : du vide. Il ne reste plus qu’à en redonner le sens originel, ce que font la plupart des professeurs, mais en catimini, et permet de limiter autant que possible ce désastre.
Autre exemple marquant : celui des coefficients du binôme. Au lieu de présenter celui-ci comme le nombre de parties à k éléments dans un ensemble à n éléments (plus simplement dit, de combien de manières dans une classe de 30 élèves peut-on créer de binômes, par exemple) et bien, on enseigne en première S que c’est le nombre de manières d’avoir k succès (dans une épreuve de Bernoulli) en répétant n fois l’expérience. Alors le cours ressemble à ceci : on fait un gros arbre de dénombrement, puis on visualise le nombre de chemins donnant k succès et on arrive péniblement au triangle de Pascal. Encore un bel exemple de transposition didactique. En plus, il est formellement interdit de donner la définition avec les factorielles, car c’est mal (je n’ai pas trouvé d’autres raisons apparentes). Et pour calculer ces coefficients, c’est magique, on prend… sa calculatrice ! N’est-ce pas merveilleux.
Ensuite arrive les classes préparatoires, et là, on a à nouveau le droit de donner la notation avec les factorielles et le vrai sens (le vrai savoir savant), mais en devant faire le lien avec ce qui a été vu dans les classes antérieures. Vous avez compris l’entourloupe ? Je n’invente rien, je cite les nouveaux programmes de prépa : « Lien avec la méthode d’obtention des coefficients binomiaux utilisée en terminale ».
C’est encore une fois n’importe quoi. Ces coefficients binomiaux ont été inventés à l’origine pour dénombrer et calculer des probabilités sur un ensemble (univers) fini (Pascal doit se retourner dans sa tombe). Mais de calculs de probabilités et de dénombrements sur un ensemble fini, il faudra attendre la classe de maths sup pour en faire : quel progrès !
Il y aurait tant à dire en prenant d’autres points des programmes, comme par exemple le calcul du pgcd au collège. Mais je m’arrête là.
Si, une dernière chose concernant la fameuse « transversalité » ou « transdisciplinarité ». On voit apparaître dans les programmes de terminale S, dans les commentaires (colonne de droite) la nécessité de faire des liens avec d’autres disciplines. Parce que notre matière devient tellement cloisonnée et qu’il n’y a quasiment plus de maths en sciences physiques, il faut absolument montrer des liens possibles.
Je vais donner un dernier exemple de ce qui se pratiquait à mon époque (tellement lointaine, en 1994 pensez-vous !) en terminale, en mathématiques et en sciences physiques. Je me rappelle d’un exercice, qui consistait en une modélisation d’un oscilloscope. On avait un champ magnétique et électrostatique représentés par des vecteurs, superposés et orthogonaux. On « lâchait » un électron et il fallait déterminer l’endroit où cet électron allait tomber sur l’écran de l’oscilloscope. Il fallait donc :
- Mettre en équation le problème (avec le théorème fondamental de la dynamique),
- Calculer la force magnétique à l’aide d’un produit vectoriel (ce qui miraculeusement était étudié en maths),
- Résoudre une équation différentielle du second ordre à coefficients constants (ce qui miraculeusement était étudiée en maths),
- Regarder la trajectoire de l’électron avec les équations paramétriques obtenues (les courbes paramétrées étaient étudiées en cours de maths).
Tous cela pour dire qu’à cette époque il n’y avait pas besoin de s’ingénier dans les programmes à faire des liens entre les mathématiques et les autres matières : le TOUT était (quasiment) cohérent. Alors, maintenant, on ne sait plus vraiment ce que l’on doit enseigner et pourquoi on l’enseigne, et la vacuité des programmes est tellement immense que le nombre d’étudiants en science n’est pas prêt d’augmenter. »
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