Les crématoriums et les rituels profanes de la crémation aujourd’hui en France : non-lieux et expressions d’une surmodernité apostate et nihiliste ?
Notre article traite des représentations symboliques et des implications socio-spatiales liées au rituel de la crémation, en tant que pratique funéraire qui nous est contemporaine, en France précisément. Cette question doit intéresser autant le géographe, le sociologue, l'anthropologue, l'ethnologue, l'historien des religions que l'aménageur et les pouvoirs publics...
- Thanatos
Si l'acte de crémation n'est pas récent (apparition en tant que rite profane funéraire au début du XXème siècle), elle interroge, d'une part sur le sens donné, de nos jours, aux espaces dédiés aux morts (les cimetières) et leur réorganisation spatiale (abandon partiel de la traditionnelle pierre tombale), sur la raison de cette demande croissante de lieux (ou non-lieux ?) destinés à cet effet (du crématorium aux "jardins du souvenir" en passant par les colombariums)... Enfin, la question de l'incinération et des crématoriums nous interpelle sur les fondements psycho-sociaux et moraux de notre société française contemporaine.
Loin d'être marginale aujourd'hui en France, cette pratique de la crémation n'a cessé de croître depuis 30 ans. En 1975, le nombre de crémations s'élevait à 2100, soit 0,4 % des obsèques. En 2006, le nombre de crémations passent à 134500, soit 27% des obsèques en France (source : CREDOC (Centre de Recherche pour l’Etude et l’Observation des Conditions de vie).
A titre de comparaison, cette pratique de la crémation est ultra-marginale dans les pays de tradition chrétienne orthodoxe. (http://orthodoxologie.blogspot.fr/search?q=cr%C3%A9mation)
Interrogeons l'histoire pour tenter de donner un sens à cette pratique
Pour faire court (et sans prendre pour autant de raccourcis éhontés), l'héritage des Lumières, l'anti-cléricalisme du XIXème siècle, la « libre-pensée » (libéralisme), les idéologies athées socialisme/communisme/anarchisme, sinon l'athéisme -au moins l'indifférence spirituelle- croissante qui s'en suit au XXème siècle, peuvent expliquer l'émergence de nouvelles façons de "vivre la mort", de l'appréhender et de la traiter. Face à cette lame de fond que constituent les nouvelles idéologies qui apparaissent depuis le XVIIIème siècle, un décret légalisant la crémation en France en 1889 sert, en partie, de réponse à l'anti-cléricalisme, athéisme ou théories hygiénistes qui revendiquent l'héritage de ces courants de pensées libéraux.
Rien, a priori, dans l'histoire de France ne révèle l'existence d'un tel phénomène (i.e. le rite de crémation profane) en dehors de nécessités hygiénistes (épidémies diverses nécessitant la crémation de corps d'êtres humains). Par ailleurs, ce rite contemporain de crémation (ou incinération) n'est en rien comparable à ceux des traditions mortuaires de crémation de certains paganismes ancestraux, européens ou non (germano-scandinaves jadis, indiens aujourd'hui par exemple [l'hindouisme est le plus grand paganisme qui nous soit contemporain (quantitativement)]). Le sacré, dans l'acte de crémation dans nos régions, n'intervient en aucune manière. Nous sommes ici dans le domaine du profane.
Très concrètement, concernant l'organisation du "cérémonial", un employé du crématorium recruté par le biais d'une annonce Anpe/Pôle Emploi, ni prêtre, ni "sage" s'occupera de l'application d'un protocole spécifique. Ce pseudo-rite nous semble, en effet, plus proche du process industriel que du rituel religieux mortuaire
L'employé du crématorium aura, avant la crémation, pris le soin, quand même, de prononcer deux ou trois phrases stéréotypées à la mémoire du défunt...
Précisons, cependant, que choisir ce "mode de disparaître" n'est pas incompatible avec une cérémonie religieuse (nous l'entendons ici comme catholique)... Célébration qui précèderait alors l'incinération (concession [sans jeu de mots douteux] de l'Eglise catholique depuis 1963). Cependant, cette « permissivité » de l'Eglise de Rome s'inscrit, en faux, vis à vis des dogmes et doctrines qu'elle instaura jadis : la nécessité de "garder intact" (sic) le corps pour le jour de la résurrection des morts, lors du jugement dernier.
Abordons maintenant, les différentes façons de "gérer" l'après crémation, i.e. ce qu'il advient des cendres ensuite : recueil de celles-ci dans une urne cinéraire qu'on enterrera au cimetière dans le caveau familial, ou bien inhumation des cendres sans pierre tombale, conservation de l'urne chez soi, inhumation des cendres dans le jardin familial.
Dans ces deux derniers cas, le territoires des morts et celui des vivants s'entremêlent alors. L'utilité du cimetière -lieu symbolique même encore aujourd'hui- en tant qu'espace public s'efface alors puisque le mort reste chez les vivants, donc dans l'espace privé.
Évoquons aussi la dispersion des cendres dans "la nature" (réglementée en France logiquement). Une question de nature psychologique intervient : comment faire le deuil pour les êtres souffrants, si pas de lieu, plus de repères symboliques, même dans le cas de ces "jardins du souvenir" (où les cendres du défunt peuvent être disséminées) pour se recueillir ?
De Jean Duvignaud ou Marc Augé (respectivement sociologue et anthropologue), ces "jardins du souvenir", ces espaces quelconques, indifférenciés, anonymes seraient des non-lieux qu'ils définissent comme des "espaces de mobilité" tout à fait conformes à notre société post-moderne, ou sur-moderne où le saint et le sacré sont évacués, où la mort est niée...
Incinérer permettrait un gain d'espace, de temps (plus besoin de se rendre au cimetière dans certains cas mais aussi un "gain" qui répond aux situations de nombreuses familles, dont les membres sont éloignés géographiquement les uns des autres), et peut-être d'argent, éléments si précieux dans nos sociétés passablement déchristianisées ?
Le fait d'incinérer les morts n'est-il pas, alors, un symbole de conformisme et d'uniformisation, un "lit de Procuste" ?
Si cette pratique se développe encore à l'avenir jusqu'à se substituer à l'inhumation des "corps intègres", comment organiser l'espace pour laisser place à ces non-lieux, ces espaces qui rendent la ville encore plus vide de sens, impersonnelle qu'elle ne l'est actuellement ? Les églises autour desquelles s'organisaient l'espace urbain (axis mundi), au regard de la place qu'elles occupaient autrefois dans la vie des personnes ont, aujourd'hui, symboliquement "disparu". Les cimetières les plus récents, eux-mêmes, ont été aménagés à la périphérie des villes. En cela, l'idée même d'"invoquer" une géographie du sacré pour expliquer l'organisation de la ville post-moderne est un non-sens.
L'argument écologique, qui rappelle celui des hygiénistes du XIXème siècle, est aussi invoqué pour parler en faveur ou en défaveur de l'incinération ( lire : http://urbanites.rsr.ch/blog/nos-cimetieres-polluent/). La décomposition des corps inhumés polluerait les nappes phréatiques (cf. traitements médicamenteux), les pesticides servant à désherber les allées de cimetières poseraient problème, mais aussi la présence moindre de cadavres enterrés représenterait une diminution de la consommation d'espace...D'autres considèrent que la crémation est fortement énergivore...A contrario, on évoque aussi la possibilité d'utiliser l'énergie dégagée par les fours crématoires comme source de chauffage...Matérialisme quand tu nous tiens...(lire : http://urbanites.rsr.ch/blog/chauffer-grace-a-la-cremation/)
Au final, le choix de brûler ses morts ou non ne nous présente-t-il pas un débat relevant de conceptions antagonistes de l'existence (et de la mort, de fait) ? Dans notre société française "occidentale", au sein de laquelle le corps n'est plus sacralisé, nous parions sur la prééminence de préoccupations économiques dégagées de considérations philosophico-religieuses conduisant à incinérer les hommes comme on incinère les déchets...
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