Sans entrer dans un débat technique qui n’est pas notre propos ici, un éclaircissement succinct de la manière dont fonctionne le réseau semble nécessaire.
En effet, sur internet, chaque machine (ordinateurs, serveurs et de plus en plus d’appareils communicants) est identifié par un numéro appelé adresse IP (Internet Protocole) du type 192.32.23.45, par exemple. Chaque fois qu’un internaute se connecte à un site web, ce dernier récupère dans ses « logs » (sorte de journal récapitulatif des connexions qui prend la forme d’un petit fichier « texte ») l’adresse IP de l’ordinateur de l’internaute en question, l’heure à laquelle il s’est connecté et déconnecté du site (et donc la durée de connexion au site), et tout un tas d’autres informations plus ou moins négligeables (version du navigateur internet, résolution…). Il faut voir que ce dont il est question ici dans les « logs » est l’information « minimale » que récupère tout site web sur les internautes. Or, il peut faire beaucoup plus. Ce qui s’appelle sympathiquement les « cookies » (on retrouve ici bien le paradoxe du monde internet où en apparence, tout est sympathique), permet par exemple à un site web (marchand le plus souvent) de « tracer » les habitudes de l’internaute et d’en savoir plus sur son comportement en ligne lorsqu’il visite le site en question. Logs et cookies ont pratiquement toujours existé sur le web et sont le signe que tout internaute quel qu’il soit laisse des traces de son passage sur la toile. C’est dans la structure même d’internet de reconnaître un ordinateur par un identifiant (adresse IP) pour qu’il soit accepté par le réseau.
Or, jusqu’à maintenant pour reconnaître, par exemple, un ordinateur d’un particulier, son fournisseur d’accès (type Orange) lui
allouait pour le temps de sa connexion une adresse (adresse IP) pour que cet ordinateur puisse communiquer, c’est-à-dire émettre et recevoir des informations avec le reste de la toile internet. On parlait alors à ce moment-là d’
adressage « dynamique ». En effet,
le protocole IP dans sa version 4, ne disposant pas d’un nombre suffisant d’adresses pour attribuer à chaque machine de la planète un numéro spécifique, recourait à ce stratagème pour contenter les Internautes. Ainsi, à chaque connexion, l’utilisateur disposait techniquement
d’une adresse IP à chaque fois différente pour surfer sur la toile, ce qui lui garantissait au passage un certain anonymat. Fin août 2008, Arbor Networks publiait les résultats d’une analyse prévoyant la saturation de l’IPv4 (pénurie d’adresse) dans les 900 jours.
Or, la version 6 du protocole IP (IPv6) est en passe de remplacer la version 4, créée il y a plus de vingt ans. Cette version est ressentie aujourd’hui comme inadaptée aux contraintes de l’internet et à l’explosion du nombre d’adresse IP, notamment en raison de son mode d’adressage qui prévoit une allocation d’espace de 32 bits alors que le protocole IPv6 permettra un adressage de 128 bits. En clair, le protocole IP dans sa version 4 limitait de nombre d’adresses IP à environ 4 milliards pour l’ensemble de la planète. Avec IPv6, ce nombre sera exponentiellement accru, puisque avec un mode d’adressage à 128 bits, IPv6 disposera de 2 puissance 128 (plusieurs milliards de milliards) d’adresses IP. Wikipédia (que vous pouvez consulter à l’adresse
http://fr.wikipedia.org/wiki/IPv6 pour plus d’infos sur IPv6) explique pour le clin d’œil qu’une telle révolution consiste à avoir 667 132 000 milliards d’adresses par millimètre carré de surface terrestre ! La numérisation de la planète est belle et bien en marche.
Ainsi, en raison de la multiplication des appareils qui arrivent sur le marché et qui requièrent une connexion, les astuces de type adresses IP dynamiques (version 4) ne suffiront bientôt plus. Dans le monde, c’est à peu près 63 nouveaux utilisateurs par minute que l’on connecte à internet. « Le passage à IPv6 permettra notamment d’augmenter le nombre de machines connectées au réseau », précise-t-on à l’AFNIC (Association pour le nommage d’internet en coopération). IPv6 va permettre à beaucoup plus d’appareils de toutes sortes - notamment mobiles - de se connecter à internet et d’échanger plus de données. Avec l’avènement de l’IPv6, annonçait-on aux « Rencontres d’Autrans », le nombre d’appareils pouvant potentiellement être mis en réseau devient presque infini, à tel point que certains se sont laissés aller à évoquer la "disparition de l’internet" tel qu’on le connaît.
Nous sommes actuellement dans la période de transition, largement sous-médiatisée et pourtant ô combien importante pour l’internet de demain, faisant cohabiter les deux versions (IPv4 et IPv6) en parallèle et permettant une montée en charge des connexions et des débits. Or, on nous fait considérer cette évolution comme uniquement technique alors que c’est une véritable révolution de la philosophie d’internet et de son concept fondamental de liberté qui est en jeu ici : à dater de la mise en route d’IPv6 on pourra connaître quel appareil s’est connecté au réseau et donc très vite remonter à son utilisateur. Rappelons-nous que la Cnil (Commission informatiques et libertés) avait été créée à l’époque pour empêcher la mise en place d’un « identifiant unique » qui permettrait de recouper les différents fichiers informatiques disponibles sur une personne. C’est comme par exemple si votre numéro de Sécurité sociale permettait d’accéder à votre compte en banque, vos mails, votre navigation internet, vos achats (carte de fidélité), vos impôts, etc. Ici, c’est bien vos appareils communicants qui permettront à terme de connaître votre vie dans les moindres détails puisque la numérisation du monde est en marche. Et de manière insidieuse puisque en utilisant vos technologies vous ne vous méfiez pas le moins du monde de leur « coté obscur », par ailleurs invisible.
Cette palette ouvre certes de nouveaux horizons en termes de modèles métier : fort de ces nouveautés, l’ensemble des terminaux existants (électroménager, portable, PC, appareil photo, etc.) pourraient se voir allouer des adresses IP fixes, auto-configurables lors de leur mise en ligne permettant d’exécuter à distance des services "temps réel" et sur mesure (comme des traitements autour de la traçabilité des appareils, par exemple). Par ailleurs, d’autres types d’équipements se voient attribuer des adresses IP, comme les consoles Sony PS3 qui sont dotées d’un équivalent de Windows avec d’ores et déjà la possibilité d’activer IPv6 et de pouvoir gérer l’interconnexion des jeux.
En fait, comme le souligne un consultant présent aux rencontres d’Autrans « l’internet sera tellement dilué dans notre quotidien que nous ne le verrons plus », le réseau devenant omniprésent dans la vie quotidienne, de la maison à l’entreprise, en passant par l’école, le médecin, les transports en commun ou les magasins. Des exemples sont déjà apparus dans ce sens avec la dissimulation des antennes relais de téléphones portables dans des arbres factices, créés pour l’occasion. Même programme avec les lampadaires (il en existe plus de 55 000 à Paris) qui vont héberger, sans que l’on puisse les voir, des bornes WiMax qui à terme permettront des communications haut débit avec tous les appareils nomades. Le concept pourra aussi s’avérer très performant dans les zones rurales. "Sous un seul lampadaire/WiMax, on peut faire surfer 300 personnes en même temps", calcule Jean-Paul Rivière, président d’Altitude Telecom et pionnier du Wimax. Et tout cela au nom de la lutte contre la pollution visuelle. Du coup, internet devient invisible.
Mais ne nous y trompons pas : l’infrastructure de traçabilité du réseau est bien plus présente que jamais. Certains spécialistes, toujours à Autrans reconnaissent que la plus grande « réussite » de l’internet, c’est qu’il va disparaître dans le temps. « Quand une technologie est mature, elle devient transparente. Par ces mots, il ne faut pas comprendre la disparition d’internet dans le sens de sa destruction, mais comme un élément omniprésent qui va se fondre dans le décor et qui sera au centre de notre vie. »
Précisons qu’internet recèle donc la possibilité, dans son infrastructure même et depuis sa conception, de tracer n’importe qui ou n’importe quoi, et ceci d’une manière d’autant plus paradoxale que cette traçabilité est quasi invisible aux yeux de l’utilisateur. Et ceci de plus en plus étroitement avec la montée en puissance du protocole IPv6 qui pourra suivre de près tout « l’appareillage nomade » de l’homme moderne.
Possibilité qui ne deviendra un jour paranoïa que si tout le monde (Etat, administration, services de renseignement, secteur privé et particuliers) décident de se mêler de la vie privée de tout le monde, comme peut le faire penser par exemple la tendance qu’annoncent déjà les émissions de télé-réalité. Nous n’en sommes heureusement pas là. Le choix est encore devant nous. Nous ne sommes pas obligés de passer par ce « tout » technologique et sécuritaire pour évoluer.
La question effectivement posée est bien celle-là : est-ce que nous voulons d’un internet où l’anonymat synonyme de liberté aurait encore sa place ou bien désirons-nous nous engager dans cette « simple évolution technique » qui risque de miner tous les beaux principes du réseau et – peut-être un jour – en faire un outil à vocation totalitaire ?