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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > Hopper et le pomp-art

Hopper et le pomp-art

L'art de faire de la mythologie du quotidien ou de la psychologie du couple avec deux ou trois pompes à essence : après Hopper, impossible de regarder votre station-service du même oeil !

JPEG - 33.2 ko
Gas
1940, MOMA, New York

Truro's station

 Station service Mobiloil de Truro

Par rapport à la station service de la ville de Truro, où il passait ses vancances d'été, Hopper a apporté certaines modifications : il a déplacé vers le fond le poteau qui porte l'enseigne et a rajouté à sa place, entre les deux pompes à essence, la pompe à air qui se trouvait sur le côté du bâtiment.

Le point de vue surplombant

Le point de fuite se trouve sur la bretelle vide, un peu plus haut que les yeux du pompiste - disons à la hauteur d'un chauffeur de bus ou de camion. Ce point de vue légèrement surplombant contribue à minimiser la tâche subalterne du pompiste.

L'homme isolé

Celui-ci se livre à une occupation indéfinie sur la face arrière des pompes : nettoyage, réglage ? Quoiqu'il en soit il a passé la ligne des machines et se trouve sur une sorte d'île, un no man's land entre deux routes vides, à mi-chemin entre la lumière qui sort de la maison et l'ombre touffue des bois.

Des extensions inexplicables

Hopper 1940_Gas_synthese

Une planche semble barrer la fenêtre latérale : à la réflexion, on comprend qu'elle fait partie de l'édicule situé dans le coin droit : le tout premier plan empiète sur le plan moyen.

Au centre, la langue lumineuse émise par la porte se prolonge exagérément, jusqu'à passer entre les pompes pour venir mourir derrière l'homme : alors qu'elle devrait s'arrêter là où s'arrêtent les projections au sol des deux fenêtres - à peu près au milieu de la bretelle d'accès.

Enfin, une branche d'arbre oblitère le poteau du panonceau publicitaire : l'arrière-plan vient lécher le plan moyen.

Toutes ces "maladresses" volontaires contribuent à saper, de manière subliminale, le réalisme de la scène : et donnent l'impression que l'édicule, la maison et l'arbre concourent à projeter vers la gauche des tentacules inquiétantes.

Le véhicule subtilisé

C'est bien sûr l'absence de voiture qui fait la force de la composition, en lui ôtant toute signification rationnelle. Puisque le pompiste est sorti, on pourrait imaginer qu'un véhicule s'était effectivement engagé dans la bretelle il y a quelques instants... et qu'il vient magiquement de se métamorphoser en cet autre véhicule rouge, Pégase le cheval ailé qui vole sur le panonceau.

Hopper 1956 Four Lane Road_Pegase

La station-service, avec ses lumières attirantes, apparaît alors comme un piège du bord de la route, un monde à l'envers où ce ne sont plus les voitures qui se nourrissent auprès des pompes, mais les pompes qui se nourrissent de voitures.

Sous le signe de Pégase

En se tripliquant sur les disques lumineux des pompes, ce n'est plus la marque Mobiloil, mais la griffe du divin Pégase qui s'appose sur cette scène familière et la propulse d'un coup dans un passé archaïque.

Hopper 1940_Gas_Idoles

Dans les trois pompes nous reconnaissons alors trois idoles anthropomorphes auprès desquelles s'affaire un prêtre en veston, juste sorti de son temple en bardeaux.

Idoles archaiques

Et le rouge vif qui baigne les idoles et le bas du poteau ensemence la scène de sa tonalité sacrificielle.

Seize ans plus tard, Hopper va reprendre le thème de la station-service Mobiloil, avec une pompe en moins, une femme et une route en plus.

Four lane road

1956, Collection privée

Hopper 1956 Four Lane Road

Le pompiste

Le pompiste est habillé comme celui de Gas : chemise blanche ouverte, gilet et pantalon sombre. Il est assis à l'extérieur, prenant de face un soleil bas qui projette une ombre tranchée derrière lui. Ses bras sont bronzés : il a l'habitude de s'exposer ainsi.

Un moment de liberté

A l'opposé du pompiste nocturne de Gas, effacé derrière les machines, celui-ci cumule trois attributs positifs des mâles hoppériens :

  • la vigie (celui qui voit loin) ;
  • le contemplatif (face au soleil couchant) ;
  • l'esprit libre (il tient dans sa main droite un petit cigare pour fumer à côté de ses pompes).

La brailleuse

Sa femme est sortie à la fenêtre et l'interpelle dans son dos : comme le dit Jo, "elle trouve que sa sérénité est un test." Ce tableau est sans doute celui qui affiche le plus ouvertement le conflit homérique entre l'énergie envahissante de l'une et le besoin de liberté de l'autre.

Hopper 1956 Four Lane Road_Femme

Le store dangereusement baissé traduit d'ailleurs, avec humour, une tentation de décapitation...

Mais derrière cette interprétation facile se cache un message plus subtil...

Les deux routes

Le titre Route à quatre voies attire l'attention sur le fait que la station ne dessert pas une petite route de campagne, comme celle de Gas ; mais une autoroute, autrement dit deux voies séparées par un terre-plein central.

L'autoroute renforce donc l'image du couple dissocié, poursuivant à toute vitesse deux chemins parallèles dans des directions opposées.

Les deux pompes

La lecture évidente conduirait à associer la pompe de gauche, que l'on voit en totalité, avec l'homme assis à l'extérieur. Et la pompe de droite, encadrée dans une fenêtre, avec la femme encadrée dans l'autre.

Les deux fenêtres

Celle de droite est entièrement occupée par la femme. Celle de gauche montre des bouteilles, un objet multicolore qui semble être un abat-jour style Tiffany et, au travers de la fenêtre arrière, la seconde pompe et les bois.

Hopper 1956 Four Lane Road_Pompes

D'une certaine manière, elle fonctionne presque comme un miroir qui refléterait la première pompe.

L'homme-pompe

L'avant-bras de l'homme, posé à angle droit, épouse la forme du terre-plein qui supporte la pompe anthropomorphe, dont le disque est homologue à sa tête.

Dès lors le disque identique de la seconde pompe devrait correspondre à une seconde tête. Or celle-ci existe bien : c'est l'ombre qui se projette sur le mur, au dessous de la seconde pompe.

Le rôle du peintre

Qu'est ce que le rôle du peintre selon Hopper, sinon reproduire le réel dans un cadre et sur une toile blanche ? L'homme tranquille de Four Lane Road affiche dans son dos - certes sa femme qui braille - mais surtout une théorie du réalisme.

Hopper 1956 Four Lane Road_Synthese

La composition de "Four Lane Road" superpose en définitive deux métaphores de la fidélité :

  • la fidélité dans le couple, à savoir habiter deux fenêtres voisines et rouler en sens inverse dans deux voies jumelées ;
  • la fidélité en art, à savoir dessiner comme l'ombre et peindre comme le miroir.

 

Dans ces deux tableaux si différents, Hopper invente le concept malicieux de l'artiste non pas pompier, mais pompiste : manipulant son pinceau comme l'autre son pistolet, il fournit aux spectateurs qui s'arrêtent devant le tableau - comme les voitures devant la pompe - l'"essence" la plus pure possible, et qui les fera voyager le plus loin :

  • dans Gas, le pomp-artiste apparaît comme une sorte de prêtre au service de forces archaïques mal définies ;
  • dans Four Lane Road, la force archaïque prend forme humaine sous les espèces d'une harpie hurlante parfaitement identifiable, et le pomp-artiste se dépeint comme un homme tranquille capable, malgré les hurlements, de savourer son soleil et son cigare en méditant sur ses prochaines oeuvres.
 
Pour ceux que le jeu de la sur-interprétation intéresse, voir la suite dans :
http://artifexinopere.com/?cat=131

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20 réactions à cet article    


  • Dwaabala Dwaabala 1er décembre 2012 11:14

    Toujours aussi captivant, merci.
    Dans Four lane road le pompiste paraît figé dans une espèce de rigidité cadavérique, soulignée par toutes les parallèles au bras droit, à laquelle sa femme, dont l’expression n’a certes rien d’attrayant mais est au moins vivante, semble vouloir l’arracher.
    Ce tableau est morbide, alors que l’ambiance de Gas est chaleureuse : l’homme est actif, la maison éclaire jusqu’à l’autre côté de la route qu’elle humanise.


    • volt volt 1er décembre 2012 12:17

      Bonjour Ulrich,

      Vous employez le mot « prêtre » - officiant là devant ses machines ; et il est vrai que la petite station avec son clocher semble diffuser bien de la lumière. Mais elle n’est presque rien comparée aux trois cercles blancs placés tout au centre. Deux feux sont déjà là.

      Ainsi, si la voiture semble absente d’un tableau où elle devrait avoir le rôle d’honneur, ces trois phares la rendent omniprésente. Et choisir trois phares en lieu de deux, c’est dire que le vrai feu est toujours caché ailleurs. 

      Cherchons donc ce troisième feu…

      En général, sauf exceptions répertoriées, on est seul dans sa voiture, comme ce pompiste.

      Mais de quoi parle donc Hopper ?

      Je crois que c’est précisément de ce que c’est que l’automobile, dans son essence, oserais-je :

      D’abord le cheval Pégase ne surgit, comme lumière de création poétique, que de la tête coupée de Méduse par Persée via son bouclier,  voilà peut-être pourquoi il choisit de le réinscrire précisément sur ces trois têtes coupées de lumière en ces trois pompes.

      Mais l’automobile c’est encore et surtout l’éclatement des villages, et la fin de la place du village comme lieu de réunion ; il n’y a plus que l’homme seul face à la machine ; la dictature de la route a tout défoncé, et ce n’est pas seulement à l’humanité de la vie qu’elle en veut.

      Pour preuve, il est un contraste entre le vert des arbres et le jaune des herbes qui raconte une lumière encore plus forte que celle de la station-église ou même celle des trois pompes éclairées, et c’est :

      La lumière de tout un incendie.

      Prophétiquement, Hopper raconte déjà tous les déboisements à venir, notre dame d’hell land est déjà dessinée là aux pieds du héros de service ; et la seule chose qui ici s’élève au-delà des arbres - là où nul homme sinon Penthée ne saurait se risquer - le seul animal qui se positionne d’office comme un au-delà des arbres déjà piétinés, c’est encore ce pet-gaz, dont toute méduse ne semble pas si complètement écartée.

      Quoi de plus médusant que les phares d’une voiture...

      Les chasseurs de lapins en savent quelque chose.

      Pompez-nous jusqu’à la moelle Ulriche, nous vous suivrons à la trace.

       

      Et cette trace nous mène vers le second tableau :

      Dommage que les pompistes aient disparu de bien des stations, ce sont des personnages qui en disent long, j’en croise encore dans mes montagnes, et très exactement avec cette attitude prostrée qui raconte tout le vide... de celui chargé de faire le plein.

      Mais comme vous le dites, il est loin d’être vide, faisant lui-même son plein de lumière ; et pas vraiment crispé, au vu de son bras gauche ; mais il semble tout livré à quelque chose, et c’est toute une hypnose.

      Là encore Hopper ne parle que de l’automobile comme révolution radicale de la vie  : L’insertion de la femme par rapport au cadre raconte encore la fin d’un monde au profit d’un nouveau désert bien chromé. Hopper ne fait pas seulement l’hypothèse que c’est la vie sociale et toute une écologie forestière qui seront touchées. Le mode vie ouvert par les autoroutes va toucher jusqu’à l’écologie familiale et conjugale. Et cet homme devenu « tout-dehors » semble désormais étranger à cette vieille intériorité qui l’appelle.

      Je suis sorti ! Je vois ! nous dit-il, et quel désert…

      Sauf qu’il ne semble pas trancher entre une libération ou la chute dans l’abîme.


      • ulrich ulrich 1er décembre 2012 12:57

        Bonjour Volt

        Merci de me suivre... et de me prolonger. Que d’énergie dans l’essence de ces pompes ! J’ai fait un premier saut en dehors du tableau, plutôt vers notre passé archaïque. Vous en faites un autre dans l’autre sens, vers notre présent pré-archaïque.

        « Gas » a été peint à l’époque de la voiture-reine, et il n’est pas sûr que Hopper, qui brûlait ses gallons comme les autres, ait été tellement nostalgique de l’ère des chevaux, même ailés. Mais ses pompes bien pleines nous founissent le carburant pour naviguer dans tous les sens...

        A propos de « Notre Dame d’hell land », de votre regard affûté et de vos remarques futées, quand pourra-t-on vous lire sur Agoravox ?     


      • volt volt 1er décembre 2012 13:15

        Justement Ulrich, je pensais après avoir posté, que via ces trois lumières, Hopper mettait trois temps en scène : le passé de la station clocher ; le présent en acte du pompiste ; et le futur de la déforestation qui devrait s’ensuivre.

        Parce que le cadrage particulier du second tableau raconte comme une évacuation : Elle n’est déjà plus là cette femme, sauf comme un souvenir, surtout au cas où c’est un soleil couchant.

        Je ne sais pas si mon regard est affûté, ma culture en ce domaine reste limitée à quelques amis peintres, et je serais bien capable de manquer des choses aussi simples qu’un smiley... mon vieux prof de dessin me traitait de tous les noms en ajoutant « même pas capable de tracer un cercle ! » - mais ce que je sais, c’est que face au tableau, parfois le désir suffit.

        Quant à me lire sur Agoravox, j’ai depuis lurette décidé de m’en tenir au sans-plomb, et les délais, et conditions de publication, étant ici parfois tarabiscotées, je me consacre aux joies prolétariennes du comment taire - tous les modes entitaires étant possibles, est vie d’amant. 


      • ulrich ulrich 1er décembre 2012 14:25

         A la place de :
         le passé de la station clocher ; le présent en acte du pompiste ; et le futur de la déforestation qui devrait s’ensuivre.
        Lire de gauche à droite :
        Le passé de la forêt primitive,
        le présent en acte du pompiste ; et le futur du retour des religions qui nous menace.


        Ce petit con m’enterre juste pour taquiner :) (smiley)

        Evident ment !


      • volt volt 1er décembre 2012 15:56

         smiley


        Je ne crois pas une seconde, Ulrich, au « retour (du) religieux ». D’abord parce que le religieux depuis toujours est d’emblée « retour » ; ensuite à cause de ce que Derrida a si bien pointé du conflit entre le credo classique et le nouveau credo techno-médiatique (« merci d’être fidèles à notre antenne »). Enfin parce que la crispation identitaire n’étant jamais Culture - en Liberté, en Création justement, en Risque... - elle ne peut passer le cap de la génération qui la porte ; c’est en gros comme un très mauvais virus qui demeure stérile au point d’être incapable de voyager dans le temps, une ombre... Les textes, splendides, auront tôt fait de traverser ces caricatures d’un instant ; je tiens par exemple l’actuel islamisme de surface pour le seul placenta dérivé des révolutions arabes, en attendant le gosse... qui est encore devant sa coiffeuse pour Barbie, sur Facebook - mais il ne tardera pas.

      • ulrich ulrich 1er décembre 2012 17:21

        Bon. Mettons que « Le siècle prochain sera religieux ou ne sera pas » était juste un marronnier de Malraux. Mettons que la messe cathodique ait définitivement remplacé la cathodique. Mettons que les résurgences religieuses soient aussi bénignes - même si çà gratte - que des retours périodiques d’herpes.

        Qu’est-ce qui reste à la société humaine comme module de survie par gros temps ?


      • volt volt 1er décembre 2012 18:03

        Mais la France tout simplement ! 

        Faut-il qu’un non-Français - et qui a refusé avec rage la nationalité - le leur rappelle... 

        La France - C’est-à-dire la Révolution, 
        juste avant qu’elle ne s’enrobe es-pierre. 
        Car il faut faire l’hypothèse que la Terreur s’est très vite prolongée depuis sous le déguisement de l’Empire, 
        prolongé de l’arrêt public. 
        Or le dernier prophète en date, Nietzsche, 
        affirme haut et fort que nous ne sortirons pas aussi facilement de la « Civilisation Française », 
        et ce quelque soit le brillant des croûtes de « mondialatinisation ». 
        En gros, il s’agit d’en revenir à la valeur de « l’Individu », 
        avant que Dieu ne se redéguise en « Société ». 
        Tout est là, c’est un seuil indépassable, 
        et dont l’affaire est bien plus vaste qu’une simple question de doigts de l’homme. 

        Donc poser la question en termes de salut collectif relève peut-être encore des illusions du marxisme, 
        car il n’est, depuis toujours, que des Saluts individuels, tout le reste est matrices.

        (Salut... le truc qui est écrit « salve » sur tant de paillassons).

      • easy easy 1er décembre 2012 13:12

        Je prends acte de votre regard sur le regard de Hopper.

        J’en ai un autre.

        Les peintres auraient toujours cherché à représenter leur regard sur les choses. Mais à partir du XIXème siècle, chacun s’est mis à avoir un regard sur l’avenir en partant bien entendu du présent.
        « Quel avenir ? » semble avoir été une nouvelle question que les gens se sont posée à partir de cette époque. Jules Verne proposant des réponses de manière très directe, Edgard Poe ne semblant pas trop se la poser. 

        Certains de ceux qui se posaient ces questions étaient pessimistes (comme le deviendra Jules Verne à la fin) et proposaient de voir que le présent était déjà absurde, d’où la floraison des mille biais pour le dire (Cf. les dessins d’escaliers qui montent vers le bas).

        Parmi ceux qui proposaient des réponses optimistes à « Quel avenir ? » il y avait les architectes et urbanistes. Ils étaient obligés d’être optimistes pour gagner leur vie.


        Lorsque les architectes proposaient des projets à Louis XIV ou à Napoléon 1er , ils montraient des plans d’architecte au trait, quelques fois légèrement colorés de pastels et cela sans effet de lumière. Même le soleil ne produisait pas d’ombres. L’oeil du bâtisseur était lumière et défonçait donc toutes les ombres. 

        Puis, quand il a fallu proposer aux gens devenus consommateurs des projets pour leur home sweet home, on a commencé à leur montrer des dessins de leur intérieur futur avec des éclairages nocturnes. En effet, on allait vivre la nuit grâce à l’électricité dont les éclairages devenaient alors élément architecturaux à part entière. 

        Avant l’électricité il y avait bien eu quelques artistes peignant les effets des lumières à la bougie ou au feu de bois, il y avait également eu la consideration des lumières crépusculaires, il y avait aussi et surtout la lumière divine qui tombait pile sur le personnage central mais
        ça avait une allure naturelle, incontrôlable.

        Avec l’arrivée de l’éclairage électrique, les artistes et décorateurs ont montré un living avec force perspectives (à percevoir alors au sens d’avenir) comprenant des lampadaires qui faisaient des intérieurs d’abat-jour jaune clair et des marques aussi claires sur les murs. 5 points lumineux dans une pièce c’était 5 formes géométriques jaune clair sur les murs, le sol et les plafond (Tout en règle et compas selon le principe souligné par Art Déco)

        Toute la lumière passait sous contrôle. Ce qui est flagrant quand on conduit une voiture de nuit et que ses phares s’imposent à 300 m.

        Dans cette manière de montrer l’avenir, la nature passait en arrière-plan des objets industriel ou les plantes passaient empotées. La plante en pot, la femme en pot aussi, l’homme en pot, l’enfant en pot, la vache en pot, tout cela relevait de ce regard industrialisme-tout-sous-contrôle (qu’ont remarqué Marx, Orwell...).

        Chez les particuliers, les luminaires, quoique bien dessinés sur les projets de décoration intérieure, ne produisaient pas d’effets géométriques tellement frappants. Mais dans les salles de cinéma, les appliques lumineuses sur les murs tendus de velour rouge, produisaient un effet frappant les esprits. Tout ce qui était projecteur, dont les projecteurs de poursuite music hall et anti aérienne, frappaient les esprits.

        Là-dessus Le Corbusier travailla jusqu’aux murs écrans en soulignant l’effet de l’encradrement d’une ouverture.

        Le cadrage avait toujours eu une importance dans la peinture mais il était comme inconscient, il se faisait oublier. Avec la lumière artificielle, le cadrage devint conscient. Le cadrage devin si conscient qu’il devint l’objet même de l’oeuvre.

        D’où la pipe de Magrite, la fontaine de Duchamp, le cubisme, le surréalisme et les mille effets cinématographiques du genre plongée, contre plongée (Cf le cadrage sur les yeux de Bronson dans Il était une fois dans l’Ouest). De nos jours le cadrage reste encore une composante essentielle de bien des films où l’on voit la balle du gun arriver sur soi en 3D.

        Les artistes ont alors souvent récupéré le luminarisme vieillissant qui s’était fourvoyé en pointillisme pour le traiter à nouveau mais cette fois-ci, moins souvent sur un fond de nature que sur un fond de bâtiment, de rue, d’urbanisme. Ces rais de Hopper c’est du néo luminarisme.
        Monet, Turner avaient focalisé sur les fumées des trains et navires (et soudain Londres eut un smog) mais après eux, les artistes ont retenu les lumières des hublots dans la nuit, tendance que le naufrage Titanic n’a fait que renforcer.

        Il devint très intéressant de peindre la nuit.

        Et la BD a surgi qui, elle aussi, a énormément souligné les effets luminaristes urbains. Batman, Spyderman, tout ça tourne autour du rayon. On pensait déjà qu’on allait développer une arme tuant rien que par son rayon en sorte de laser. J’invite à regarder les gravures de Robur le conquérrant où l’on voit déjà les rais de lumière artificielle où l’homme ressort particulièrement néo-prométhéen.



        Alors qu’une maison japonaise traditionnelle jouait énormément sur les effets de lumières différentes d’un endroit à un autre et que la pénombre y était précieuse, favorable au sacral, aucune peinture asiatique ne représentait le fait des ombres ou des raies lumineuses.

        Soudain, le Japon se modernisant, s’éclairant de mille fluos la nuit venue, les artistes ne pouvaient plus passer à côté de ce phénomène et eux aussi ont fini par peindre carrément les jeux de lumière. Tokyo en néon.

        Là-dessus s’est ajouté encore l’effet Noël qui est une fête devenue singulièrement nocturne. Dès qu’on a inventé le Père Noël, ont surgi mille sortes de cartes de voeux représentant des maisons vue de l’extérieur pendant la nuit et la lumière que dessinaient les fenêtres devenait porteuse de transcendances.

        Alors, quand je regarde le regard de Hopper, je le trouve fruit naturel ou logique de ce contexte d’ensemble.
        Face à ses toiles, je n’accorde d’attention qu’à ce qui exprime quelque chose de sa vie propre, telle sa relation avec son épouse, le reste me semblant certes très pertinent de son époque, certes très bien représenté, mais ne montrant qu’un regard partagé par la plupart de ses contemporains.


        Ce que j’aime détecter chez les artistes c’est ce qu’ils expriment de leur propre vie en ce qu’elle a de très singulier. Quand je regarde un film de Chaplin, j’ai du mal à entrer dans ce qu’il montre trop, je préfère regarder le doigt plutôt que la Lune.


        • ulrich ulrich 1er décembre 2012 14:14

          Vous faites bien de souligner les deux grands centres d’interêt de Hopper : la lumière, et son propre couple. Il donne souvent une version « objective » et une version « subjective » du même thème : Gas et Four lane road.

          S’il fallait classer les lumières de Hopper dans l’évolution historique que vous brossez (lumineusement), il me sembe que ce serait dans la période Art Deco, non ? Il n’a jamais vraiment quitté le monde des abats-jours trapézoïdaux et des femmes-potiches en chapeau cloche : son « pomp-art » est un intermédaire improbable entre art pompier et pop-art.

          Concernant votre remarque « Avant l’électricité il y avait bien eu quelques artistes peignant les effets des lumières à la bougie ou au feu de bois », je vous trouve un peu court. Heureusement qu’on n’a pas attendu la lumière électrique pour peindre avec des lumières artificielles dignes des projecteurs de poursuite : ça s’appelle le caravagisme.

          Pour conclure, d’accord avec vous que le truc à regarder, ce n’est pas la lune que tous les Idiots voient : Hopper était loin d’être un Sage, mais son doigt mérite d’être contemplé.


        • easy easy 1er décembre 2012 16:20

          Le Caravage, par rapport à Michel-Ange Sixtine, c’est l’idée que le peintre-spectateur, n’émet pas de lumière propre et qu’il ne voit donc pas tout. (Le sujet peint a des arrières pensées, surout quand il se met la main au cul avec un sourire en coin)
          La source de lumière du Caravage est de nature indéterminée (A part dans un tableau sur cent où il y a des rais qu’on peut accorder au soleil qui donne à travers une fenêtre) et sa nature n’a donc pas grande importance. Ce qui compte c’est que la chose n’est plus éclairée que sous un angle qui n’est pas celui du peintre-spectateur.
          Il ne peint pas du tout la nuit mais seulement la pénombre soit d’intérieur de logement soit factice.
          Il n’y a donc de lumière que sur partie des personnages et le reste est dans le noir. Sans aucun jeu de lumières (pas de rais, pas de croisements de rais) 



          Tout autre est le luminarisme.
          Le luminarisme c’est, à la limite, montrer ce qui se passe sous la surface d’un lac clair et agité où il y a plein de rais qui se croisent et où ce sont les rais eux-mêmes qui deviennent le spectacle et non les objets sur lesquels ils s’accrochent. C’est la lumière forte sur un lit de lumière plus douce qu’on observe.

          Le luminarisme c’est les lumières et non plus la lumière.
          D’où le grand recours aux reflets (impressionnistes), aux filtres colorés (Picasso période bleue), aux superpositions d’images (Chagall) et aux anamorphoses (Dali) 

          D’où l’importance énorme accordée désormais aux éclairages dans les spectacles et à nos écrans qui ne sont plus des lumières reflétées mais des lumières sources qui bougent.

          Quand on regarde une étoile, alors qu’elle est réellement en halo, nous y voyons des rais parce que notre oeil produit des aberrations. Et si Van Gogh peint un ciel de nuit tout en rais circulaires, c’est parce qu’il exploite le droit aux aberrations visuelles. Ce que ne fait pas du tout le Caravage (Il colle des ailes à ses sujets -toujours des êtres humains- mais c’est une aberration canonique abrahamique, non personnelle).

          Les aberrations visuelles, les illusions d’optique (et de la pensée) les anamorphoses, les chimères des cabinets de curiosité, seront très, très travaillées à partir de 1800 et de manière athée. Picasso, Poe, Dali, Breton, Magritte, Vasarely, Bottero, Duchamp, tout ça c’est le monde des aberrations optiques et mentales individuelles. C’était la réponse des athéiste aux anciens qui se permettaient de peindre sans vergogne -car selon un standard collectif- des anges ou des types allongés sur des nuages.
           

          L’arrivée de la lumière artificielle et surtout des projecteurs (lentille + réflecteur parabolique) qui a transformé notre vie en la rendant très nocturne y compris pour les gueux, a obligé les artistes à considérer la nuit, les jeux de lumière et les aberrations.

          La lumière artificielle est devenue transcendante ou porteuse de transcendances.

          Nuits blanches.
           
          On ne dessine de belles étoiles qu’avec des rais (alors que ces rais n’existent que dans nos yeux) et il suffit désormais de montrer, les phares d’une voiture dans la lande ou les fenêtres éclairées d’une chaumière isolée, pour imaginer et ressentir déjà mille choses. Le seul rai d’une torche qui bouge dans un bois, provoque déjà la plus grande des émotions. On peut faire un film saisissant rien qu’avec une danse de rais de torche comme images.

          Et c’est à la suite de la puissance que nous avons accordé à la lumière que nous nous sommes mis à concevoir des yeux lumineux (rouges tant qu’à faire). On en voit moins de nos jours mais en 1930-60 bien des BD avaient des héros dont les yeux émettaient des rais ou quelque sorte de rayon.

          A part quelques représentations de cauchemar en 1800 où quelque cheval ou démon avait des yeux presque lumineux, on n’aura jamais vu ça avant que les voitures aient des phares électriques (les lanternes des fiacres n’émettaient qu’une lueur diffuse, celle qu’émet une bougie, un feu de bois). Les phares d’une voiture ou d’un phare maritime, c’est toute autre chose et les graveurs (sans doute parce qu’ils bossent en N/B) ont probablement été les premiers à le montrer, à rendre le rai magique.

          Ce n’est plus la lumière de dieu qui nous éclaire (et nous prend en faute dirait le Caravage), c’est l’homme athée qui éclaire le cul de dieu.


          Le clair-obscur des peintres d’avant 1800 servait à dire que l’homme avait des arrières-pensées, ce qui a été un grand progrès vers la vérité, mais il n’est pas comparable au luminarisme.

          Il n’est pas orthodoxe d’associer les cartes postales de Noël avec maisons aux fenêtres lumineuses (+ collage de strass) au luminarisme mais à mon sens, elles en découlent ainsi que les films du genre Avatar ou Prométhéus en leurs images faites de seules lumières (genre hologrammes) 

          Enfin, ce luminarisme et ses extensions telle que je les vois, c’est à mon sens ce qui a fait le plus grand schisme (non voulu mais effectif) avec l’art du Moyen-Orient qui n’a pas du tout embarqué dans cette nouvelle façon de considérer la lumière.

          Je veux dire qu’au regard de l’évolution de l’art occidental depuis l’arrivée de la lumière électrique, tous les autres secteurs du monde sont restés comme artistiquement figés sur le coup et n’ont commencé à suivre le mouvement qu’avec bien du retard.

          Les premiers jouets lumineux sont apparus en Occident (avec les piles). Dito les guirlandes.

          Les guerres se font encore avec des balles et des bombes mais elles sont désormais guidées par quelque rai.


          Hopper c’est bien entendu un fond sceptique comme la plupart des artistes des deux derniers siècles (il est impressionné par Pompéi-Hiroshima), mais son moyen d’expression passe par Le Corbusier (ou Frank Lloyd Wright) pour poser les principes de perspectives (à fort sens d’avenir) et pour les cadres (où l’artiste dit « Voilà ce que je regarde ») ainsi que par le luminarisme auquel nous sommes encore très sensibles.


        • volt volt 1er décembre 2012 18:46

          Mais enfin easy, vous franchissez facilement un pas que malgré mes surinterprétations je ne me permettrais pas : Celui de trancher sur les intentions du peintre.

          Ma position c’est que le peintre est toujours dépassé, au point de faire l’hypothèse que ce n’est plus une personne qui peint, en tout cas chez les plus grands.

          Par contre affirmer que van gogh peint ainsi ses stars pour telle question de luminosité, 
          ou le caravage des ailes pour raison abrahamaniques, non.
          Van Gogh peint les étoiles si tournoyantes, géantes surtout, non pas seulement parce qu’il les voit comme ça, mais essentiellement vit comme ça. Pour lui les étoiles sont criantes, au point d’y perdre l’oreille sans doute.

          Quant aux ailes du second, il les peint parce qu’il les conçoit et les voit telles, il ne cherche pas à faire oeuvre de théologien, sinon il n’aurait pas pris le pinceau, et ce n’est plus l’époque. Il le reçoit comme cela, même si de nos jours c’est saugrenu ; Rimbaud aussi prétend croiser des Anges qui se prennent encore pour des humains.

          Enfin, question chevaux aux yeux illuminés, il suffit de parcourir la mythologie sur la question pour en mesurer la banalité, on n’a pas attendu la machine à vapeur pour le concevoir. Déjà dans les plus anciennes formes de Poséïdon sur son char tiré par tant de chevaux, le dieu était conçu à la fois comme Seigneur des flots et surtout comme « Soleil de l’en-bas », domaine du sous-sol qui le qualifie donc comme présidant aux tremblements de terre ; avant d’être frères, neptune et Pluton étaient confondus, des orbites entremêlées le confirmeraient ; cette collusion du cheval et de la lumière se retrouve encore à l’opposé du côté des représentations apolliniennes - bref, c’est tellement classique que c’est bateau.

        • easy easy 1er décembre 2012 20:36

          @ Volt,

          Vous aurez mal compris les conséquences de ce que j’ai dit.

          J’ai beaucoup parlé du contexte à partir de 1800.

          J’ai logé tous les artistes de l’époque à l’enseigne des Lumières (au sens philo dont il leur fallait faire quelque chose et l’électricité l’aura permise) ; à l’enseigne de « Quel avenir ? » ; à l’enseigne de la perspective, lignes de fuites (avec sonorité en « avenir ») ; à l’enseigne du cadrage ; à l’enseigne des aberrations de toutes sortes dont les optiques et mentales ; à l’enseigne de Pompéi-Hiroshima en passant par l’ensemble des guerres industrielles.

          (J’ai manqué de les loger à l’enseigne de l’essence où son sens sartrien est avili par son sens pompiste-automobiliste)

          Je dis donc que tous les post 1800 ont été pris dans un contexte entre chien et loup (Royauté Vs République) fait de ces enseignes et que ce qu’ils ont voulu exprimer de très personnel (dont les critiques parlent peu) ils l’ont fait via ces enseignes.
          Je fais donc très peu cas de leurs outils ou grammaires que je considére toutes analogues-transposables-convertissables entre elles et ne m’intéresse qu’à ce qui touche à l’histoire très personnelle du peintre.
          Les grammaires m’intéressent mais de manière transversale, à travers les styles, sans considération pour qui pratique celle-ci plutôt que celle-là. La grammaire qu’utilise un artiste ne me renseigne en rien sur ses intentions.

          En l’occurrence, sur Hopper, c’est sa relation avec sa femme qui m’intéresse. A mon sens ce n’est que si je bavardais sur cette femme que je me mettrais à interpréter ses intentions. Or je m’en suis abstenu.

          Tant que je parle des outils (équivalents-interchangeables entre ces peintres), je ne parle pas d’eux, je ne fais qu’expliquer ces outils, je ne spécule pas du tout sur le sens de leurs oeuvres.

          Je peux par exemple dire que cet homme assis avec une lumière blanche (non crépusculaire) horizontale face à lui, est face à la Bombe d’Hiroshima et que sa silhouette-ombre est fixée-flashée sur le mur. Mais ce sera encore parler de l’outil ou de la grammaire qu’utilise Hopper (et tous les autres) non de ses intentions.

          Lorsqu’un peintre peint cent toiles en utilisant la même grammaire, il s’en fiche de cette grammaire. Elle ne compte pas plus que ne compte pour moi la grammaire que j’utilise pour écrire cette phrase. C’est le thème et les variations d’une toile à une autre qui disent sa pensée, pas son style.


          Ainsi dans cette toile, si je parlais maintenant de que je vois comme message, j’en dirais
           « Vous qui prenez de l’essence dans une station, elle vous semble externe à vous-mêmes, vous ne vous sentez pas co-vivre avec elle et en tous cas pas plus de deux minutes. Alors que pour le pompiste, c’est vous qui passez de manière éphémère, c’est vous qui n’existez pas longtemps » 

          Et dans le tableau du cinéma avec l’ouvreuse, c’est analogue
          « Vous, vous entrez dans cette salle noire pour vivre une parenthèse de votre vie, une parenthèse pudique. Moi, j’y suis pendant des heures dans ce qui est votre parenthèse. Et pendant que vous regardez un film pour vous évader de votre réalité, moi, je pense au contraire à ma maison, à mes enfants, à ma mère qui est malade »


          Si ce thème se répète d’un tableau à l’autre c’est qu’il vit un fossé avec sa femme. Chacun ne fait que se croiser, ils ne vivent pas vraiment ensemble. Et cela, peut-être parce que l’époque veut ça (la femme bosse d’un côté, le mari de l’autre)

          En somme « Notre époque nous sépare de l’immédiateté, elle nous médiatise »






          «  »« Van Gogh peint les étoiles si tournoyantes, géantes surtout, non pas seulement parce qu’il les voit comme ça, mais essentiellement vit comme ça. Pour lui les étoiles sont criantes, au point d’y perdre l’oreille sans doute. »«  »

          Au contraire de moi, vous décontextualisez les grammaires (peut-être pour tous les artistes)
          Au contraire de moi, vous considérez que Van Gogh serait né en 1100, il aurait peint la même chose puisqu’il les voyait ainsi hors contexte selon vous. Picasso aurait alors pratiqué la même grammaire en 1200. Vasarely aussi. Mondrian et Klein aussi

          Votre hypothèse décontextualiste me semble impossible d’un point de vue théorique et non pertinente d’un point de vue des faits et à l’exception du cas de Jérôme Bosch qui, sur un lit théiste traditionnel a bel et bien inventé une grammaire picturale sortie de nulle part sinon de sa tête.
           
          Concernant les yeux qui au lieu de recevoir la lumière en émettent. En termes de peinture où avez-vous vu ce genre de chose avant l’éclairage électrique ? 


        • volt volt 1er décembre 2012 22:23

          Voilà qui est très clair. 

          Je ne suis pas du field, mais j’arrive à vous suivre.
          Beaucoup apprécié votre hypothèse hiroshimesque...
          Sur vos autres lectures de Hopper, je dirais : l’immanence radicale au service de la transcendance ; et dommage de ne pas pousser plus avant le filon psycho/psycha qui s’ouvrirait là...

          Quant à mon « hypothèse décontextualiste », oui c’est un parti pris, mais puisé à des sources biographiques : Je parle de la persécution de bien des grands de la peinture ; cela rejoint ce que j’émettais comme hypothèse sur le fait que ce n’est plus une personne qui peint dans une oeuvre de génie ; nos surinterprétations n’en sont encore que les ombres. 
          Alors qui peint ? Qu’est-ce qui peint ? 
          Je n’ai pas la réponse directe. 
          Par contre, je tiens les persécutions certaines, et très réelles, subies par nombre d’entre ces grands, pour un moyen de lire cet insupportable. Ils auraient réveillé de l’inhumain, en eux, ou autrement, et cela est immédiatement très vite puni, mis au pas, réduit au silence. 
          S’ensuivent suicides, et chutes de formes diverses. 
          En cela le peintre touche à l’assassin. 
          Non pas qu’il agresse à l’extérieur, mais son génie le forçant à tuer quelque chose en lui-même, il porte atteinte au dehors, et reçoit en général assez vite sa réponse en retour. 
          Van Gogh Suicidé de la Société, ça doit en dire quelque chose à certains, les lettres au Théo tout ça...car on ne me convaincra pas qu’il aurait enclenché sa dérive sur de simples soucis alimentaires.
           
          Concernant les yeux qui au lieu de recevoir la lumière en émettent. En termes de peinture où avez-vous vu ce genre de chose avant l’éclairage électrique ? 


          Je ne peux ici vous répondre en termes de « vu » car il s’agirait de remonter « avant Hésiode », mais déjà rien que dans le dea syria du pseudolucien, on trouve des allusions valables. Laissez-moi le temps de vous chercher ça, et vous seriez servi.

        • easy easy 2 décembre 2012 00:15

          @ Volt,

          De tous nos sens, c’est la vue qui est la plus renseignante de notre environnement en termes prudentiels (anti-mort) Grâce à nos yeux, nous pouvons voir le danger à des kilomètres.

          Et s’il y avait des organes à nous ajouter, ce serait non pas un nez de plus, non pas deux oreilles de plus, non pas une peau de plus mais deux yeux de plus, derrière notre tête.
          Du coup, en terme d’urbanité, le plus important dans nos comportements, c’est notre apparence visuelle où les vêtements comptent mais aussi le moindre de nos rictus, la manière même dont nous regardons celui qui nous regarde.

          C’est par la vue qu’à distance déjà, nous établissons le plus d’immédiateté (contact direct)
          Un type nous regarde fixement à 100 m et c’est déjà un ressenti d’immédiateté.

          Comme cette immediateté visuelle est très signifiante (elle nous vise sans ambiguïté) elle nous pose des problèmes et nous interposons des tas de bidules pour la négocier. Les mots ont été inventés non pas pour plus d’immédiateté mais au contraire pour amortir l’immédiateté du regard silencieux. Dès que l’interlocuteur parle, on se sent déjà mieux que quand il nous fixe sans rien dire.
          Les mots sont des étouffoirs de la relation directe.

          La peinture ressort alors comme étant l’art qui nous interpelle le plus. Non seulement c’est une représentation de soi ou de l’autre, avec couleurs et mise en contexte mais la chose ne parle pas. Le contact est direct, cru. (Il est déjà amoindri quand on regarde une toile en compagnie d’une amie bavarde)
          Regarder une toile en étant seul, c’est dur si ça représente des personnes et plus encore si elles nous regardent. Et c’est ultra dur si ce sont des personnes de notre époque. (Nous ne regardons donc pas les portraits de Louis XIV comme ses contemporains les regardaient)

          Que fait le peintre, quand il ne peint pas sur commande, quand il peint librement ?
          Il peint non seulement l’homme nu, dépouillé de ses amortisseurs de contact mais en plus il nous oblige à regarder cette crudité en silence. Ouille !

          Oui, il est assassin comme vous le dites. Oui les peintres ont toujours tué quelque chose et cette chose c’est l’amortisseur, le media, l’urbanité, les bonnes manières, la politesse, en particulier le mot, le verbe.

          Reste à savoir si ces peintres qui assassinent les bonnes manières en pratiquant le regard silencieux de face souffrent eux-mêmes de cette confrontation trop immédiate.
          Il me semble que ça les épuise en tous cas. 

          Il est impossible de peindre un esclave noir regardant le peintre plein face sans qu’ensuite le spectateur blanc n’en soit pas choqué à regarder ce tableau, surtout s’il est seul dans la pièce, surtout s’il est à poil. 
          D’autant que le spectateur blanc sait que le peintre l’a fait exprès (Là je parle quasiment comme Poe) 

          Si sur un tableau, il ya deux protagonistes qui se regardent, nous en tant que tiers voyeur, nous nous sentons à l’abri et c’est très supportable. La peinture classique était ainsi conçue que les personnages regardaient généralement ailleurs ou nous regardaient en toute urbanité (très costumés).
          Mais quand la composition est telle qu’on sent être le seul interpellé et par une personne peu habillée ou aux manières non urbaines, du genre Saturne dévorant un de ses enfants ou Olympia, ouille ! 

          Ca fait que oui, les peintres qui soignent la crudité relationnelle, qui interpellent trop directement sont souvent persécutés.

          Mais voyez-vous, c’est ce sort que les peintres ont de commun à travers les siècles, pas la grammaire qu’ils utilisent qui, elle, est contextuelle.

          Modigliani avait tendance à peindre des portraits pleine face un mètre de distance, ce qui est déjà rude. Et il ajoutait un truc bien à lui en termes de grammaire, la rougeur des joues, donc l’émotion. A nous faire rougir nous-mêmes. Choc qui ne se produit évidemment pas si l’oeuvre représente un paysage.

          Bernard Buffet, c’est très dur à regarder, ses clowns compris



          Mondrian, Delaunay (Robert & Sonia), Vasarely, Mathieu et autres Klein ont saisi ce qu’ils pouvaient tirer de la nouvelle filière haute-couture. Ils ont refusé ce choc du face à face avec l’autre-soi, avec l’homme cru. Ils ont peint carrément un media, un décor, un mot, un motif, une marchandise, une production humaine (plutôt rangée, carrée, régulière, géométrique ou gestuelle). A tel point que leurs oeuvres sont passées en papier peint et rideaux. Moins miroir-agressif ya pas. Ils n’ont pas été maudits et se sont fait du blé tout de suite.

          Tàpies est sur le même créneau non agressif mais avec des motifs tout de même plus misèrabilistes


        • Isis-Bastet Isis-Bastet 1er décembre 2012 14:25

          Merci pour cet article. Effectivement, on ne voit plus notre station-service de la même façon.
          Ulrich, comme « L’homme sans qualités » de Musil ?


          • ulrich ulrich 1er décembre 2012 14:29

            Me voici démasqué...

            Un livre indispensable pour tout changement de millénaire. Tout autant que l’Essence sans Plomb (à méditer dans tous les sens des deux mots).


          • ulrich ulrich 1er décembre 2012 18:16

            Entièrement d’accord. La sur-interprétation comme je la comprends ne prétend pas dire la vérité ultime sur une oeuvre - bien sûr que Hopper était trop malin pour se contenter d’un sens et que s’il avait voulu bavarder, il aurait fait philosophe et pas peintre.

            Je trouve que la sur-interprétation est un sous-genre qui ses mérites, une sorte de produit dérivé des chefs d’oeuvres. Un truc décoratif, un peu futile et m’as-tu vu, comme les cravates avec Mona Lisa ou les savons de bain avec la Vénus de Botticelli. En moins cher... et même en gratuit.


            • Dwaabala Dwaabala 1er décembre 2012 22:11

              Trop de modestie, mais un tiers peu dire à Aita Pea Pea que celui ou celle qui aime la peinture sans phrases peut très facilement s’en passer en ne les lisant pas.
              Il peut aussi cultiver un autre genre : si ce qu’il rencontre lui plaît vraiment, il peut fort bien sortir ses tubes et ses pinceaux et s’essayer à rivaliser avec le maître.
              Le même plaisir que celui rencontré à la lecture d’Ulrich, et tout aussi méprisable du point de vue de la littérature cette fois, se retrouve dans les analyses de quelques rares critiques en poésie. 
              Quand la critique est bonne, l’intégrité de l’oeuvre n’est pas atteinte, loin de là : que ce soit pour la peinture ou l’écrit, l’oeuvre se redécouvre ensuite dans une fraîcheur renouvelée, cette fois sans les phrases que l’on a oubliées. 


            • velosolex velosolex 1er décembre 2012 20:02

              Bravo pour votre article, qui n’explique évidemment rien, mais c’est tout l’art de l’artiste d’être insaisissable.
              Toutes les grandes œuvres valent par leurs multiplications d’interprétations, et le souci de l’artiste est sans doute inconsciemment de créer un climat, une étrangeté, un malaise, propre à nous interroger.

              Nous proposons une histoire en rapport avec notre vécu, nos sensations du moment.
              On peut toujours s’amuser à chercher à compendre comment ça fonctionne, et je pense que l’artiste ne le sait pas lui même. Ca ne peut pas être autrement, c’est tout. Reste que sur les toiles on sent le tempérament de l’artiste : Le sens du dessin et des lignes( il avait envisagé une carrière d’architecte) le gout de l’illustration et de l’histoire ( il a été illustrateur) son gout de la solitude tempéré par le rapport assez fusionnel qu’il avait avec une femme assez possessive, et qui lui servait de modèle.

              hooper était un type tétu, peu sensible voir pas du tout aux modes et aux diktats de la soi disant modernité ; ce qui fait qu’il passa longtemps pour un mauvais peintre, en tout cas un type has been, à cent lieux des productions soi disant géniales de l’art autoproclamé « contemporain ».
              Pas un artiste maudit puisqu’il fut tout de même reconnu, mais continua sa vie sans rien changer.
              Ce type dans sa station service, un peu moine aux enluminures, magnant ses bidons comme lui son pinceau et ses cadres, que nous dit-il, sinon qu’il faut tenir, s’appliquer, rester fidèle à son karma, indifférent aux voitures de luxe qui s’arrêtent parfois, et qui font le plein, avant de repartir vers l’oubli !
              Mais le cheval ailé, ce pégase, n’a besoin que de ses propres rêves pour s’étourdir !

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