« Les doigts coupés », ou le combat féministe au Paléolithique
On connaissait Hannelore Cayre pour ses polars, notamment pour le truculent roman La Daronne. Avec Les doigts coupés (éditions Métailié) l’écrivaine nous offre à déguster sans modération un inclassable roman anthropologique centré sur la prise de conscience de leur rôle social par les femmes Homo sapiens de l’Aurignacien. Un pari audacieux et réussi...
Hannelore Cayre doit incontestablement sa notoriété de plume à La Daronne, une comédie policière sur fond de trafic de drogue qui lui a valu deux récompenses prestigieuses en 2017 : le Prix du polar européen et le Grand prix de littérature policière. Un roman drôle et magistralement enlevé dont on a pu apprécier une adaptation réussie au cinéma par le réalisateur Jean-Paul Salomé, avec Isabelle Huppert dans le rôle-titre. Rédigé dans une veine proche, quoiqu’un peu moins inspirée, Richesse oblige, mêlant la gravité et l’humour, plonge le lecteur dans les affres du siège de Paris en 1870, combinées avec une histoire contemporaine de quête d’identité et de captation d’héritage.
Avec Les doigts coupés, la romancière remonte beaucoup plus loin dans le temps. C’est en effet à une plongée au Paléolithique supérieur, plus précisément durant l’Aurignacien il y a 35 000 ans, qu’elle nous convie. Une époque où la glaciation s’étendait de la péninsule ibérique jusqu’à l’Asie. L’histoire se déroule quelque part dans la vallée de la Vézère où vit, dans un abri sous roche, une tribu d’Homo sapiens dont l’existence dépend de la chasse au renne, à l’aurochs ou au mégacéros, mais aussi de sa capacité à se protéger de la menace des ours et des lions des cavernes. Au centre des évènements se trouve Oli, une jeune femme rebelle, confrontée à l’autorité sans partage des hommes.
La grande originalité de ce livre atypique, que l’on aborde avec la même gourmandise qu’un roman noir contemporain, consiste à présenter la vie de nos lointains ancêtres sous l’angle de la prise de conscience féministe dans une tribu d’Homo sapiens où les femmes, aussi habiles et robustes soient-elles, sont interdites de chasse. Une activité certes dangereuse, mais exaltante. Au lieu de cela, les femmes restent cantonnées aux tâches domestiques, à la prise en charge des enfants et aux relations avec les esprits de celles qui les ont précédées dans une grotte dédiée dont les parois sont couvertes de mains de leurs aïeules dessinées au pochoir négatif. Les trois K* déjà, en quelque sorte.
La rencontre d’Oli avec une tribu de Néandertaliens va ouvrir une infinité de questions dans la tête de la jeune femme : manifestement, ce sont des humains, eux aussi, malgré d’évidentes différences d’aspect. Elle et les siens, les Homo sapiens, sont grands et élancés, noirs de peau et contraints de vivre vêtus de chaudes peaux de bêtes pour survivre. Les Néandertaliens sont plus petits, râblés, blancs de peau et affrontent torse nu les frimas de la vallée. Entre le constat que leurs femmes chassent et la naissance d’un enfant métis, né quelques mois plus tard du coït d’une femme de la tribu et d’un Néandertalien, c’est un véritable séisme sociétal qu’il nous est donné d’observer.
Des femmes volontairement mutilées
Hannelore Cayre a délibérément pris le parti de doter ses personnages d’une langue moderne pour leur permettre d’exprimer leurs idées ainsi que leurs sensations et leurs sentiments. Et cela en partant du principe (évident) qu’il serait absurde que l’aspect frustre des personnes du Paléolithique, telles qu’on les représente habituellement, doive nous obliger à considérer leur pensée comme rudimentaire. Ce choix littéraire – qui s’appuie très largement sur le dialogue – donne un récit vivant aux accents modernes où se mêlent les contingences de la survie en milieu hostile et les considérations plus profondes, parfois teintées chez l’héroïne d’esthétisme, de mysticisme, et même de métaphysique.
Cerise sur le gâteau préhistorique, le récit est entrecoupé des interventions en conférence d’un autre personnage-clé du roman : une anthropologue dont l’expertise permet de mieux comprendre comment peuvent être interprétés de nos jours les restes humains, les objets et les dessins de mains découverts au début du livre dans une grotte inconnue par des ouvriers chargés de construire une piscine. Passant alternativement du récit paléolithique des aventures d’Oli à l’analyse de l’anthropologue, Hannelore Cayre nous donne à réfléchir aux conditions de vie de ces lointains ancêtres, à leur intégration dans la nature qui les environnait, à leurs rapports aux autres groupes humains.
Une réflexion d’autant plus prenante pour le lecteur que la romancière a eu la bonne idée d’attribuer à ses personnages deux découvertes majeures – l’une physiologique, l’autre technique – qui ont marqué l’évolution d’Homo sapiens et dont, en réalité, nul ne peut dire avec précision où, quand et comment ces avancées ont été acquises par les humains. Les doigts coupés est un roman qui peut être lu de différentes manières, mais qui, au-delà de ses aspects épique, humoristique et même érotique, amène le lecteur à porter un regard plus affiné sur la vie de nos ancêtres, à les considérer d’une manière différente de l’image que la plupart d’entre nous peuvent en avoir.
Reste le titre, emprunté à l’anthropologue italienne Paola Tabet dont le livre Les doigts coupés : une anthropologie féministe a été traduit et publié en France en 2018. Il fait référence à une pratique qui a réellement existé à différentes époques et en divers lieux : l’amputation volontaire de phalanges imposée à des femmes insuffisamment soumises aux volontés patriarcales. On en trouve des exemples dans divers sites de notre pays, notamment dans les grottes de Gargas (Hautes-Pyrénées). Ces mutilations continuent néanmoins de faire débat dans le milieu scientifique. Cela n’enlève rien aux qualités du livre de Paola Tabet ni à la narration picaresque de celui d’Hannelore Cayre.
* Les trois K – pour Kinder, Küche, Kirche (enfants, cuisine, église) – ont longtemps symbolisé l’assignation des femmes à des rôles subalternes dans la société allemande. Ce dogme, théorisé au 19e siècle par l’empereur Frédéric II, a été repris par les nazis du IIIe Reich pour asseoir la suprématie du genre masculin. Il s’agit en réalité d’un modèle de société qui était omniprésent dans les pays occidentaux et l’est resté jusqu’aux profondes transformations du 20e siècle, à compter des années 60.
Autres articles en rapport avec la littérature :
« Entre deux mondes » d’Olivier Norek (2024)
Pierre Magnan : depuis 10 ans la Provence porte son deuil (2022)
L’insolite procès de Gustave Flaubert (2021)
« Premier de cordée » : une formidable aventure humaine (2021)
« L’épidémie » : de Matin brun à la Solution finale (2020)
L’étonnant capharnaüm de l’écrivain Henri Pollès (2020)
« Au revoir là-haut » : un grand film né d’un grand livre (2017)
Adamsberg et le venin de la recluse (2017)
Jeanne des Anges vs Urbain Grandier (2017)
Programme FBI : mille femmes blanches contre mille chevaux (2016)
Les passagers de la foudre (2014)
Les fous de Sula Sgeir (2014)
42 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON