Joseph Stiglitz : une autre mondialisation est possible
Les Rdv de l’Agora invitent Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie.

Faut-il avoir peur de la mondialisation ? C’est la question que posent Joseph Stiglitz et Jacques Sarasin dans Le monde selon Stiglitz, diffusé mardi soir 10 mars à 22h30 sur Arte (le dvd paraît le jour même chez Arte éditions et contient en bonus un dialogue entre Jean Pisani-Ferry, économiste, et Joseph Stiglitz).
Dans Le monde selon Stiglitz le prix Nobel d’économie et le cinéaste tentent une exploration mitigée de la mondialisation en en présentant des aspects positifs (la Chine ou le Botswana) et négatifs avec la ville de Gary (Indiana), l’Inde, l’Equateur ou encore et toujours le Botswana, tant il est vrai que ce pays connaît la mondialisation sous ces deux aspects.
« Ce qu’on s’est dit au moment de l’écriture, explique Joseph Stiglitz que nous avons rencontré en janvier dernier, au moment de la présentation de ce documentaire, c’est que pas mal de films mettent en lumière les aspects négatifs de la mondialisation. Il y a aussi quelques organes de presse et autres qui au contraire en présentent les aspects glorieux (il suffit de lire le Financial Times pour s’en convaincre). Nous avons souhaité être un peu plus équilibré ».
La première scène du Monde selon Stiglitz, passionnant documentaire de Jacques Sarasin, est plus explicite qu’un long discours. On y voit un homme descendre du train. Sa valise à roulettes à la main, l’homme parcourt les rues d’une ville qui semble dévastée. Une ville fantôme.
A l’image de Flint, la ville de General Motors qu’a filmée Michael Moore, Gary (Indiana), n’est plus que l’ombre d’elle-même. Cette cité de la banlieue de Chicago est célèbre pour avoir vu naître Michael Jackson. Elle l’était aussi de façon beaucoup moins anecdotique parce qu’elle fut la capitale mondiale de l’acier. Aujourd’hui, les seules aciéries encore en activité ont été rachetées par Lakshmi Mittal, l’industriel indien. Sans Mittal Gary serait complètement morte. En une séquence, nous voilà plongé au cœur de la mondialisation.
L’homme qui descend du train avec sa valise à roulettes est né à Gary en 1943. Il s’agit de Joseph Stiglitz qui, accompagné par la caméra de Jacques Sarasin, nous emmène dans un périple autour de la terre pour essayer de comprendre comment la mondialisation a bouleversé l’humanité.
Le film de Jacques Sarasin est sobre, clair, pédagogique. Il aborde les effets de la mondialisation d’un point de vue concret, palpable, quotidien, dans des situations particulières. Vue de l’Equateur, la mondialisation n’a pas les mêmes effets que vue de Chine, d’Europe, d’Inde ou d’Afrique. Ici, Joseph Stiglitz semble dialoguer avec les intervenants. Certains d’entre eux sont des sommités dans leur pays. « Tous ont été choisi avec M. Stiglitz en fonction de ce qu’on voulait raconter », explique Jacques Sarasin.
Le film n’aborde pas la crise actuelle. « Nous avons commencé l’écriture en avril 2007 et les repérages à Gary en mai 2007, mais le tournage a vraiment commencé en mars et avril 2008, avant que les choses ne s’effilochent complètement et que la crise n’éclate complètement. J’avais néanmoins déjà prédit cette crise dans toute son ampleur, mais je n’y croyais pas entièrement.
Evidemment, on s’était demandé au moment de tourner, s’il ne fallait pas s’intéresser à la crise telle qu’elle avait frappé l’Extrême orient ou alors plus récemment la crise en Argentine, mais ça paraissait si lointain... On s’était dit alors qu’on n’allait pas parler de ces souvenirs anciens qui ne diraient plus rien à personne.
Bien entendu, si nous avions eu la certitude à ce moment-là qu’il y allait avoir une telle crise financière à l’échelle mondiale, alors on aurait certainement évoqué ces crises antérieures ou mieux encore on se serait débrouillé pour que le tournage coïncide avec le déroulement de ces évènements."
Dans Le Monde selon Stiglitz, le premier intervenant est Rudy Clay, maire de Gary. Il s’apprête à voyager en Asie pour inciter les industriels à investir dans sa ville. « On voit la complexité et les enchevêtrements de la mondialisation et les problèmes que ça a causés pour la ville de Gary, commente aujourd’hui Joseph Stiglitz, mais on voit que ces mécanismes de mondialisation ont par ailleurs permis de sauver un petit peu l’emploi dans cette ville sinistrée ».
Après cela, le film nous emmène en Equateur où le président de la république, Rafael Correa, explique comment il a fichu à la porte les représentants du FMI et de la Banque mondiale. « La Banque mondiale et le FMI sont néfastes. Ils sont à l’origine des problèmes, mais pas des solutions. Plus on se débarrassera de cette bureaucratie incompétente, malhonnête et apatride, mieux cela sera pour l’Equateur ».
Selon cet économiste de formation (Jacques Sarasin doit lui consacrer un prochain documentaire), « le marché est un bon serviteur mais un très mauvais maître ». Son pays est exploité et pollué par Texaco qui « extrait le pétrole et construit des fosses où sont rejetés des centaines de m3 de déchets toxiques ». Il existe actuellement un milliers de fosses de ce genre et environ 30000 personnes sont gravement malades à cause de ces déchets.
Correa estime logiquement qu’ « il faut une juridiction qui responsabilise les hommes et les sociétés qui ont causé du dégât à l’environnement ». mais il milite surtout pour la lutte contre la biopiraterie et contre le brevetage du vivant qui appartient à tous : « La connaissance devrait être un bien public, la privatiser n’est pas efficace. » Récemment, son gouvernement a demandé une compensation à la communauté internationale pour ne plus exploiter le pétrole. « Nous devons imaginer des solutions locales et mondiales ».
Dans ce tour du Monde selon Stiglitz le spectateur gagne le Botswana, pays qui « a bâti son avenir sur une administration démocratique, stable, compétente et peu corrompue, une gestion prudente et un sous-sol riche en diamants, en cuivre et en nickel, mais aussi en charbon et pétrole. Ce pays, qui lors de son indépendance en 1966 était l’un des vingt-cinq plus pauvres du monde, se classe désormais parmi les plus prospères du continent. Il s’agit du seul pays au monde qui a pu afficher, lors de la période 1970-2000, une croissance annuelle moyenne de près de 9 % » (Source Wikipedia).
Au Botswana, l’interlocuteur de Jacques Sarasin n’est autre que Ketumile Masiré. L’ancien président de la république explique que la complexité du Botswana a été de réunir les tribus pour en faire une nation. Quel rôle peut jouer la nation par rapport à la globalisation, c’est la grande question qui se pose là-bas. Ou encore comment concilier mondialisation et cultures traditionnelles. Au Kalahari, dit un témoin, « cette mondialisation, on ne l’a pas vue »…
Direction, l’Inde. Pendant la décennie qui vient de s’écouler, 150.000 paysans se sont suicidés à cause de la chute des cours et des subventions accordées par les pays riches à leurs riches fermiers : « Quand les prix montent les fermiers américains ne se suicident pas : parce qu’ils reçoivent des subvention, des milliards de dollars. Ce qui fait baisser les prix sur le marché international. Il sont 25.000 fermiers et nous sommes plusieurs centaine de millions… ». Au début de la séquence un de ces paysans se lamente : « le gouvernement devrait faire annuler nos dettes. S’il ne le fait pas je devrais vendre un rein ».
Le voyage se termine en Chine, exemple de mondialisation réussie, selon Stiglitz : « Depuis 30 ans la croissance chinoise est de 8% par an, les revenus ont doublé tous les 7 ans et des centaines de milliers de gens ont été arrachés à la pauvreté. La chine, explique le prix Nobel dans le film, a eu une approche pragmatique, non idéologique de son développement et surtout non conformes aux intérêts du FMI.
Les Chinois ont compris la force et la limite du marché. Mais cela génère des problèmes : déséquilibre dans les enrichissements, question environnementale, conditions de travail… Le Gouvernement est attentif à ces problèmes et les résoudre est devenu l’une de leur priorité ». Quand on voit Gary, conclut Jospeh Stiglitz, on ne peut s’empêcher de voir la chine dans un siècle.
Pour Joseph Stiglitz Gary « est née avec l’acier et meurt avec l’acier ». Il ne règne plus ici que le chômage, la pauvreté, la discrimination.
« La ville est prise dans un cercle vicieux. Quand l’économie va mal on ne peut investir dans les infrastructures, la recherche, l’éducation. C’est pourtant ça qu’il faudrait faire. Sans cet investissement, impossible d’en attirer d’autres ». Celui qui tient ses propos n’est pas un alter-mondialiste. Il croit en l’économie de marché. Mais il pense qu’elle peut être régulée : « Après avoir vu les mauvais côtés de l’économie de marché, il est impossible de s’extasier sur ses réussites ».
Lorsqu’on demande à Joseph Stiglitz s’il assume le rôle d’éveilleur de conscience il estime qu’ « il ne s’agit pas simplement de se plaindre et de pleurnicher, mais de proposer une solution de rechange. Il y a des façons plus rentable, efficace et juste de gérer ou de réguler une économie mondialisée.
Un autre monde est possible, c’est d’ailleurs le titre du premier chapitre d’un de mes livres. Avec la crise financière telle qu’elle éclate actuellement dans toute son horreur, on a vu que la philosophie ultra-libéraliste débridée qui sous-tendait la façon dont la mondialisation était administrée n’a fonctionné nulle part, ni dans les pays en développement, ni même dans les pays développés, à commencer par les Etats-Unis. Donc il y a un consensus qui commence à se dégager pour reconnaître qu’il faut trouver de nouvelles règles pour gérer l’économie de marché ».
Pour les RDV de l’Agora Joseph Stiglitz répond aux questions d’Olivier Bailly
Vous avez écrit plusieurs ouvrages. Pourquoi avoir choisi cette fois de vous exprimer à travers un film ?La première raison c’est qu’avec un film j’atteins un public plus large qu’avec un livre. Malheureusement, les gens ne lisent pas autant que je le souhaiterais, donc le mode télévisuel ou cinématographique est susceptible d’attirer un plus large public.
Ensuite ce mode d’expression est beaucoup plus efficace pour véhiculer certains messages. Pour donner un sentiment des véritables effets de la mondialisation, on arrive bien mieux à faire sentir cette impression à travers des images qu’à travers des mots. Il y a des images extrêmement frappantes et percutantes dans ce film :
Lorsqu’on voit ces paysans indiens se suicider parce que les cours du coton sont en train de s’effondrer ou lorsqu’on voit la ville de Gary dans l’état de l’Indiana qui est véritablement dévastée parce qu’elle est laissée pour compte par la mondialisation. Aux Etats-Unis, je pense que les gens n’ont guère d’idée sur l’ampleur des dégâts et de la gravité de l’état de déréliction dans laquelle une ville américaine comme Gary peu tomber. Et je ne crois pas qu’à l’étranger on puisse soupçonner qu’une ville américaine puisse sombrer dans un tel état.
Quand on écrit un film le problème qui se pose c’est qu’il faut quand même, bien entendu, choisir ce que l’on va faire passer à l’écran, quels aspects de la mondialisation vont être présentées. Il faut pouvoir illustrer ces aspects par des images cinématographiques qui soient suffisamment fortes.
Lorsque que le FMI consent des prêts, pourquoi ne laisse-t-on pas les pays bénéficiaires disposer de cette aide comme ils l’entendent ?
Cette question est délicate. Certaines démocraties accordent leur aide à d’autres pays. Cet argent provient des contribuables qui veulent avoir un droit de regard sur ces aides et veulent qu’il soit utilisé à bon escient. Ce que j’essaie de faire comprendre dans le film c’est que très souvent ces fameuses conditions imposées aux pays bénéficiaires (récemment l’Ukraine ou le Pakistan) compromettent l’efficacité même de l’assistance que cette aide est censée leur apporter.
C’est une situation perdant-perdant. Quelles pourraient être les conditions que le FMI serait en droit d’imposer à l’octroi de prêt ? Peut-être de s’assurer que ces sommes ne soient pas utilisées de manière à soutenir la corruption, c’est-à-dire dépensées de manière saine et claire. Si l’on n’a pas l’assurance que les sommes versées à ces pays arrivent effectivement aux populations, alors il ne faut tout simplement pas consentir ces prêts !
Le minimum serait que cet argent ne disparaisse pas dans la nature. Mais ce qui est imposé actuellement par le FMI va bien au-delà de ce minimum de sécurité. Ce qu’il faut souligner c’est que le FMI commet la même erreur qu’il avait commise avec les pays d’extrême orient en 1997. Il y a de quoi être inquiet. Ce qui est un peu rassurant, c’est que le FMI a récemment décidé d’accorder un peu plus de marge de manoeuvre à un certain nombre de pays disons « privilégiés ». C’est-à-dire que tout en accordant des prêts, le FMI serait un peu moins méchant que par le passé.
L’ironie de l’histoire, c’est que la crise actuelle ne résulte pas d’erreurs commises par les pays en développement, donc bénéficiaires de ce genre d’aides, mais d’erreurs commises aux Etats-Unis qui ont, je vous le rappelle, le droit de véto au FMI. La dernière fois que le FMI a prêté de l’argent, l’instruction qu’il a donné aux pays bénéficiaires était d’imiter l’exemple des institutions financières américaines et leur pratique en matière de réglementation. L’Inde, parmi ces pays bénéficiaires a heureusement choisi de ne pas respecter à la lettre ces doctes instructions et a décidé d’appliquer des normes supérieures à celles pratiquées aux Etats-Unis. Bien lui en a pris parce que si elle avait suivi religieusement ces imprécations elle serait dans un état catastrophique.
Quelle est aujourd’hui la place de l’Europe dans la mondialisation et quel est son potentiel ?
Le monde entier est concerné par la mondialisation telle que nous la vivons. Dans ce contexte l’Europe a un rôle très important à jouer dans la mesure où nous avons vu l’échec lamentable du capitalisme à l’américaine. Chacun s’accorde à dire que cet échec est patent. Un certain nombre de personnes pensent qu’il est indispensable de mettre en place d’autres solutions de rechange pour réguler l’économie de marché. Le communisme comme modèle économique a également échoué. Entre les deux extrêmes, du communisme au thatcherisme, il y a quand même un immense fond de possibilités et des solutions intermédiaires qui peuvent être trouvées et certains pays d’Europe ont tenté différentes formules d’économie de marché. Il y a le modèle social allemand, le modèle scandinave.
Le modèle français aussi peut être cité. Ces différentes formes d’économie de marché peuvent être mises en commun et ce qui est certain c’est qu’ils s’inscrivent en faux contre une certaine forme de capitalisme débridé dont on a vu qu’elle ne pouvait pas donner de résultats positifs. On se rend bien compte qu’il faut intégrer dans une économie de marché des règles qui, notamment, prévoient quelques dispositions de solidarité sociale, d’équité dans le traitement des acteurs sociaux et économiques. La façon dont ces règles et garde-fous sont appliqués varient et varieront d’un pays à l’autre, mais enfin je crois que chacun s’accorde à reconnaître que certains des modèles économiques européens se sont révélés plus résistants et robustes que celui du capitalisme à l’américaine qui a échoué lamentablement.
La seule chose qu’on peut dire c’est que les Etats-Unis sont suffisamment riches pour pouvoir se payer l’effort de reconstruction qui s’impose à eux. Si une telle crise était tombée sur un pays pauvre il n’aurait jamais pu s’en sortir ou simplement prévoir la possibilité de le faire. L’ampleur des sommes dépensées pour cette crise est difficilement imaginable. La totalité de l’aide au développement consentie par les pays développés à ceux qui sont en développement se monte à 100 milliards de dollars par an. Les sommes qui ont été versées à l’intérieur du pays pour tirer les banques d’affaires se chiffrent à 700 milliards de dollars d’un seul coup ! Ce qui est assez spectaculaire.
Avec cette différence que les Etats-Unis n’ont pas pu faire grand chose avec cet argent jusqu’à ce jour. Autre exemple : le régime de retraite de base des Etats-Unis est à la limite de la faillite, or avec les sommes qui sont consacrées maintenant au sauvetage des banques on aurait pu faire en sorte que tous les retraités des Etats-Unis n’aient plus aucun souci de revenu pendant les cent prochaines années. Cela donne une idée de ce qui aurait pu être fait avec cet argent et de l’ampleur des sommes consenties.
Pensez-vous que l’OMC peut devenir l’arbitre de la régulation ou est-ce une organisation sans réel pouvoir dominé par les pays développés ?
L’Omc a quand même créé un cadre réglementaire qui régit les échanges internationaux. Ce cadre à bien sûr ses faiblesses. C’est un système inéquitable, mais c’est mieux que de ne pas avoir de cadre réglementaire du tout. En son absence il y aurait un risque très réel de repli protectionniste de la plupart des économies. Or justement l’existence même de ce cadre rend plus difficile la possibilité de se replier derrière des barrières protectionnistes.
En revanche, les tarifs douaniers et les énormes subventions qui ont été accordées par certains pays développés à des secteurs de leur économie ont eu une incidence considérable sur la déformation des échanges. On en arrive à une situation où seuls les pays riches peuvent s’offrir le luxe des subventions. C’est comme si l’on disait « les pays riches ont le droit de se protéger, pas les pays pauvres ». C’est évidemment l’inequité du cadre réglementaire de l’OMC qui finalement amène un système encore plus inique que le précédent.
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Bibliographie sélective :
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