Affaire Adèle Haenel, un débat essentiel passé à la trappe : faut-il interdire les gestes d’affection entre adultes et enfants ?
Le 3 novembre 2019, le journal Médiapart a publié une enquête sur l'actrice Adèle Haenel qui accuse le réalisateur Christophe Ruggia de harcèlement sexuel entre 2001 et 2005, alors qu'elle était âgée de 12 à 15 ans.
Pendant l'enquête de Médiapart, une vingtaine de membres de l'équipe de tournage du film Les Diables en 2001 ont été interrogés. (s)
Même si leurs témoignages sont relativement peu détaillés dans l'enquête, il en ressort tout de même qu'Adèle et Christophe étaient physiquement proches : selon Vincent Rottiers, autre jeune acteur du film Les Diables en 2001, Adèle « n’arrêtait pas » de « coller » Christophe Ruggia pendant le tournage. Et, inversement, selon la comédienne Hélène Seretti : Christophe « collait trop » à Adèle. Il était tactile, mettait ses bras sur ses épaules, lui faisait parfois des bisous. (e)
Ce type de gestes peuvent-ils être vus comme un gage de culpabilité pour Christophe Ruggia ?
Lui-même y fait peut-être allusion lorsqu'il déclare dans son droit de réponse du 6 novembre 2019 : « L'étroitesse de la relation que j'entretenais avec cette adolescente suffit à m'accabler. Mon exclusion sociale est en cours et je ne peux rien faire pour y échapper. » (s)
Le « tribunal médiatique » (s) quant à lui n'a pas du tout abordé la question très délicate des gestes d'affection entre adultes et enfants.
Et pourtant, l'enquête de Médiapart offrait tout le matériel nécessaire pour s'y atteler.
Petit rappel avant de rentrer dans le vif du sujet : si vous pensez que le principe de présomption d'innocence (voir annexe) est un principe fondamental, vous pouvez le défendre en signant la pétition suivante :
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Sommaire :
1/ L'enquête de Médiapart : les témoignages des membres de l'équipe sur la relation entre Adèle et Christophe
2/ Les gestes d'affection entre adultes et enfants
3/ Un débat de société
4/ Bien distinguer la localisation d'un geste et la finalité d'un geste
5/ Le cas particulier d'Adèle Haenel
6/ Témoignage de Mona Achache, pièce centrale du dossier
7/ Témoignage de Mona Achache : à charge ou à décharge ?
8/ Conclusion
1/ L'enquête de Médiapart : les témoignages des membres de l'équipe sur la relation entre Adèle et Christophe
Quatre membres de l'équipe du film Les Diables en 2001 décrivent le rapprochement entre Adèle et Christophe comme « pas normal ». (voir chapitre détaillé)
Apparemment, ces quatre personnes ont perçu la proximité affective et physique entre le réalisateur et sa jeune comédienne comme si les deux formaient un « couple ».
Par exemple, selon Laëtitia Cangioni, régisseuse générale du film :
« Les rapports qu’entretenait Christophe avec Adèle n’étaient pas normaux. On avait l’impression que c’était sa fiancée. On n’avait quasiment pas le droit de l’approcher ou de parler avec elle, parce qu’il voulait qu’elle reste dans son rôle en permanence. » ( Adèle jouait le rôle d'une autiste ) (e)
Ou bien encore, d'après Dexter Cramaix, travaillant à la régie, leur relation n'était « pas à la bonne place », « trop affectives » et « exclusives », « au-delà du purement professionnel ».
A l'inverse, d'autres membres n'ont rien remarqué d'anormal. La monteuse du film, Tina Baz, décrit Christophe comme étant « respectueux », « d’une affection formidable », « avec un investissement absolu dans son travail » et une « relation paternelle sans ambiguïté » avec Adèle Haenel.
Quant au producteur du film, Bernard Faivre, qui affirme avoir été présent « régulièrement » sur le lieu du tournage, il déclare : « pour moi, il y avait zéro ambiguïté. Il était très proche d’Adèle et Vincent. Ils sont restés liés plusieurs années après le tournage, j’ai interprété cela comme un réalisateur qui fait attention à ne pas laisser tomber les enfants après le film, parce que le retour à leur vie normale peut être difficile. »
Cette disparité des ressentis sur la relation entre un adulte et une jeune fille constitue bien sûr le socle d'un débat important totalement escamoté dans cette affaire.
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2/ Les gestes d'affection entre adultes et enfants
Avant toute chose, dès que l'on parle des enfants ou des jeunes adolescents, il faut rappeler qu'il existe des règles d'or comme par exemple celle-ci :
« Il faut enseigner aux enfants que leur corps leur appartient et que nul ne peut le toucher sans leur permission. » ( Règle « On ne touche pas ici » )
Le corps d'un enfant est sacré et nul adulte ne doit le profaner.
Il est donc tout à fait normal que des adultes soient vigilants à ce qui se passe entre un autre adulte et une jeune fille.
De plus, vu la crainte du fait pédophile qui s'est développée dans notre société depuis l'affaire Dutroux, le belge pédophile et meurtrier arrêté en 1996, il n'est pas surprenant que certains adultes parmi les membres de l'équipe de tournage aient été dérangés par le fait que Christophe Ruggia, adulte de 36 ans, et Adèle Haenel, pré-ado de 12 ans, aient eu une relation proche.
La défiance imprègne désormais notre société.
A vrai dire, il pourrait même paraître surprenant que seulement quatre adultes sur les 20 membres de l'équipe de tournage qui ont témoigné aient fait part d'un malaise.
Pourquoi seulement quatre ?
Peut-être pour une raison toute simple : le rapprochement affectif et physique entre les êtres humains est parfaitement naturel, quelque soit leurs âges.
Notamment, l'importance capitale du contact physique pour les enfants est désormais bien connue. Cela est même tellement essentiel pour les nourrissons que l'absence de toucher peut provoquer chez eux un développement du cerveau anormal ou d'autres problèmes :
« Fondamentalement, l'affection est vitale pour le développement du cerveau. (...) Selon la chercheuse et Dr Nathalie Maitre, le contact corporel ou le fait de bercer le bébé dans les bras fera une grande différence dans la façon dont le cerveau se développe. » (s)
« Le retard de développement est courant chez les enfants privés de stimulation sensorielle normale - par exemple, chez les nouveau-nés prématurés et certains enfants placés en institution. » (s)
« Le câlin est un besoin primaire plus important que la nourriture ! (...) On a découvert que les bébés dans des orphelinats qui manquaient de contact corporel risquaient de se laisser mourir ou de développer des problèmes surtout psychiques. » (s)
« Les enfants délaissés ayant reçu moins de contacts physiques et d’échanges émotionnels durant leur petite enfance sont directement impactés par ces carences affectives sur le plan génétique. » (s)
Et, au contraire :
« Un enfant bien aimé, qui reçoit de l’affection sera un adulte affectueux et capable d’exprimer des sentiments positifs à ses parents et à ceux qui l’entourent. » (s)
Les bienfaits des contacts corporels concernent tous les âges de la vie, pas seulement la petite enfance.
Selon le Centre de recherches d'histoire ancienne : « On a souvent observé, dans la vie quotidienne des villages "primitifs", presque une nécessité de contact physique entre les êtres. L'Indien ressent du plaisir, lorsqu'il touche ou embrasse ses compagnons, car cela est la preuve qu'il ne sera jamais seul. » (s)
Et les scientifiques ont étudié les bienfaits des contacts corporels :
L'américaine Tiffany Field, fondatrice du Touch Research Institute, déclare : « Nos dernières études montrent que le massage réduit les symptômes de trouble de stress post-traumatique chez les anciens combattants ». (s)
Elle estime également que le toucher peut renforcer notre immunité : « En augmentant les cellules tueuses naturelles, le toucher peut réduire pratiquement toutes les maladies en luttant contre les bactéries, les virus et les cellules cancéreuses. C’est l’antidépresseur naturel du corps. »
Une étude scientifique a démontré que le toucher réduisait l’anxiété chez les patients atteints de démence. (s)
Les scientifiques ont analysé pourquoi le toucher est bénéfique.
Le neuroscientifique François Jouen déclare : « Quand elles sont stimulées, nos fibres C-tactiles, présentes autour des poils et reliées à notre cortex insulaire, déclenchent des émotions positives et jouent un rôle important dans notre développement neurologique. » (s)
Selon des chercheurs suédois de l’Académie Sahlgrenska : « Les signaux qui indiquent que quelqu’un nous caresse vont directement au cerveau et ne sont même pas bloqués par les éventuels signaux de douleur que perçoit la même région du cerveau. C’est plutôt le contraire qui se produit, les impulsions résultant des caresses ‘amortissent’ les impulsions de douleur. » (s)
Et selon Tiffany Field, déjà citée, le toucher déclenche la sécrétion d'ocytocine et sérotonine, communément appelées les « hormones du bonheur ». (s)
L'ocytocine, hormone qui s’active via le contact physique, a fait l'objet de nombreuses études. L'ocytocine stimule chez nous ce qui concerne l'amour, l'attachement entre les êtres, le lien social, la spiritualité... Par exemple, les câlins que peuvent faire les parents à leurs enfants déclenchent la production de cette hormone (s)(s).
Il n'est donc pas du tout étonnant que le site Nos Pensées fasse la promotion de « l'affection physique » quelque soit l'âge de l'enfant :
« Il est important de prendre conscience de ces occasions au cours desquelles on peut avoir un contact physique avec les enfants, et ce par le biais de différents gestes : leur prendre la main, leur caresser la tête, leur faire des câlins et des bisous. Manifester de l’affection physique à nos enfants, aussi grands soient-ils, cela ne les fera pas fuir, bien au contraire ; cette intimité est bénéfique pour les parents comme pour les enfants, et renforce la relation que l’on entretient avec eux. »
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3/ Un débat de société
En réalité, comme nous venons de le voir, le toucher est l'une des façons d'exprimer l'affection. Comme le rappelle la revue Psychologies, « le toucher est un message de tendresse ou d’attention porté à l’autre ». (s)
Il paraît donc plausible que notre société puisse accepter qu'un adulte donne une affection physique à une jeune fille, tant que l'adulte la respecte. C'est à dire que tout geste doit être en harmonie avec les besoins de l'adolescent, qui peuvent éventuellement décliner voire s'inverser avec le temps :
Les ados ne réclament pas toujours de l’affection physique (et oui chers parents, vous pouvez dire adieu à vos câlins quotidiens ), mais ça ne veut toutefois pas dire qu’ils ne veulent pas de votre amour. (s)
Quoiqu'il en soit, nous pourrions poser les termes du débat sur le thème de l'affection physique par exemple ainsi :
Faut-il considérer comme un pédocriminel en puissance un adulte qui aurait une relation affective et physique avec une adolescente sans aucune connotation sexuelle ?
Faut-il interdire à un adulte d'exprimer son affection par l'intermédiaire du toucher à un enfant dont il n'est pas le parent ?
Concernant les familles, faut-il interdire que les parents puissent avoir des contacts physiques avec leurs enfants au-delà d'un certain âge ?
Va-t-on mettre en prison un parent qui donnerait une affection physique à son enfant ?
Va-t-on stigmatiser le toucher comment étant le signe avant-coureur quasi forcé d'une déviance sexuelle ?
Que serait une société « sans corps », où les contacts physiques seraient vus comme étant a priori douteux ? (s)
Écoutons par exemple ces professeurs de sport qui ont changé leur pratique professionnelle après 1996, année de l'arrestation du pédophile meurtrier Dutroux et de l'énorme crainte de la pédophilie qui s'est répandue à cette occasion dans l'éducation nationale (s).
« Maintenant je fais même attention pour aider une élève à faire une roulade avant. On est passé d’un climat de confiance à un climat de défiance. »
« Je deviens un prof froid, je m’interdis tout commentaire non professionnel. J’ai parfois des anciens élèves devenus amis qui viennent dîner avec une femme et enfants à la maison. Ça n’arrivera jamais avec les élèves d’aujourd’hui. »
Une prof de sport femme explique qu'elle est amenée à toucher les enfants notamment pour des raisons de protection :
« J’ose toujours toucher un ou une élève pour corriger une posture. C’est ma tâche éducative. Je sais que je peux être accusée de pédophilie mais j’en prends le risque car je me place sur le plan pédagogique. (...) On nous accuse de pédophilie ou de non-assistance à personne en danger ! Une fois, j’ai dit à des parents : « Choisissez de quoi vous voulez nous accuser. » »
On peut ressentir à travers ces témoignages quels sont les enjeux du débat : voulons-nous vivre dans une société basée sur la défiance, ou basée sur la confiance ?
Faire confiance a priori n'implique pas être naïf : rien n'empêche de faire de la prévention, c'est à dire d'enseigner à nos enfants la façon de répondre aux sollicitations sexuelles d'adultes pédophiles (On ne touche pas ici).
Par exemple, une psychanalyste d'enfants reçoit une fillette de 10 ans en situation d'échec scolaire qui, au bout de quelques entretiens, lui confie les privautés sexuelles que son oncle prend avec elle sous le prétexte de jouer, de se faire plaisir, de s’aimer bien… La psychanalyste dit alors à la fillette que « peut-être son oncle n’a jamais entendu, ne s’est jamais entendu dire qu’il n’avait pas le droit ». La psychanalyste ajoute : « Je te le dis à toi, tu peux dire non ». La fillette revient à la séance suivante, parle de choses et d’autres, et puis tout d’un coup, déclare : « mon oncle a voulu recommencer, j’ai dit : tu n’as pas le droit, j’ai dit non. Il a rien fait, il a rien dit, il est resté tout con ». (s)
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4/ Bien distinguer la localisation d'un geste et la finalité d'un geste
Il faut préciser un point important.
Pour l'instant, nous avons abordé le thème des gestes d'affection, mais sans dire exactement où sont localisés ces gestes.
Il s'agit d'un sujet extrêmement délicat, car pour certaines personnes, un geste sur le ventre, par exemple, est déjà une agression et ne peut donc pas être un geste d'affection.
La complexité du sujet étant assez phénoménale, nous allons procéder de façon un peu détournée en revenant à la thématique déjà abordée dans un article précédent, celle des processus judiciaires, où une condamnation pour « agression sexuelle » suppose la démonstration d'une « finalité sexuelle du comportement » (s).
Qu'est que cela implique ?
Et bien que l'emplacement d'un geste ne permet pas forcément de déclarer que ce geste est « à finalité sexuelle ».
L'exemple le plus trivial est celui du gynécologue qui peut procéder à des touchers sur le sexe d'une femme dans une optique purement médicale et sans aucune « finalité sexuelle ».
Un autre exemple très intéressant est celui des massages thérapeutiques.
Faisons un bref topo sur le sujet au cas où il ne vous serait pas familier.
Il existe toutes sortes de massages thérapeutiques. Ces messages permettent entre autres d'améliorer les circulations sanguines et lymphatiques (s). Ces massages peuvent concerner tout le corps - à l'exclusion des zones sexuelles bien sûr. Un masseur peut donc toucher les cuisses, le ventre, le torse - notamment le plexus solaire ou le haut de la poitrine - sans aucune connotation sexuelle. Par exemple Le Figaro Madame mentionne cinq massages pour le ventre : thaï, ayurvédique, chi nei tsang, tui na et lomi-lomi (s).
On peut aussi citer l'exemple peut-être plus connu du shiatsu (s), une sorte d'équivalent manuel de l'acupuncture s'effectuant par pression avec les doigts. Le shiatsu comporte entre autres un massage spécifique : « Ouvreur du coeur du haut de la poitrine » (s).
Ou encore le massage thérapeutique tibétain. Dans ce massage :
« Tous les méridiens associés aux organes sont ainsi stimulés, des pieds à la tête ! C’est « l’Art traditionnel du Tibet », un massage défatiguant couramment pratiqué dans les familles tibétaines qui se transmettent les mêmes gestes de génération en génération. » (s)
Et bien sûr, il faut aussi mentionner les massages thérapeutiques médicaux réalisés par les masseurs kinésithérapeutes. Ces derniers pratiquent couramment le « massage suédois », qui est souvent considéré comme la forme la plus classique des approches corporelles. Ce massage concerne tout le corps, notamment les jambes, le ventre et le buste. Parmi les techniques de base, qui sont restées les mêmes depuis des générations, se trouve :
« L’effleurage : cette manœuvre a souvent lieu au début et en fin de massage. Elle consiste à réaliser des mouvements lents et rythmés en direction du cœur afin de détendre et préparer l’individu aux autres manœuvres. » (s)(s)(s)
Tous ces exemples montrent qu'il est possible d'avoir des gestes bénéfiques et non sexuels sur les cuisses, le ventre, ou le torse. Ce n'est pas la localisation du geste qui est le plus important : c'est l'intention de celui qui le fait, ainsi que la qualité du geste, et son adéquation avec le besoin de celui qui le reçoit.
Remarque : si l'on a cela à l'esprit et que l'on revient sur un exemple déjà cité, on peut alors comprendre qu'un geste d'affection d'un adulte envers une adolescente de 12 ans peut être tout à fait adéquat, et exactement le même geste d'affection lorsqu'elle est une adolescente de 15 ans peut être complètement déplacé :
Les ados ne réclament pas toujours de l’affection physique (et oui chers parents, vous pouvez dire adieu à vos câlins quotidiens ) ! (s)
Cet exemple montre lui aussi qu'on ne peut pas dire grand-chose sur un geste en lui-même : le contexte est capital.
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5/ Le cas particulier d'Adèle Haenel
Revenons maintenant à l'affaire qui nous occupe.
Adèle Haenel accuse Christophe Ruggia d'avoir voulu coucher avec elle et de l'avoir harcelée. Cependant, contrairement à la petite fille pré-citée, Adèle Haenel n'a pas accepté de « privautés sexuelles ».
C'est ce qu'on peut conclure en se basant sur les propres déclarations d'Adèle Haenel présentes dans l'enquête de Médiapart publiée le 3 novembre 2019 et l'entretien filmé qu'elle a eu avec Edwy Plenel, le patron de Médiapart, le 4 novembre 2019.
En fait, Adèle Haenel a commencé sa sexualité avec Benjamin, son « petit ami pendant les années lycée ». D'après Adèle, ce garçon lui a « donner la force » de ne plus aller voir Christophe Ruggia. Adèle déclare : « J’avais rencontré ce garçon, commencé à avoir une sexualité et la fable de Christophe Ruggia ne tenait plus. » (e)
Pendant l'entretien avec Edwy Plenel, le 4 novembre 2019, Adèle déclare que Christophe Ruggia, « n'est pas passé à l'acte » (i).
Et, dans l'enquête de Médiapart, elle affirme avoir toujours "résisté" à Christophe Ruggia :
Adèle Haenel dit mesurer « la force folle, l’entêtement » qu’il lui a fallu, « en tant qu’enfant », pour résister, « parce que c’était permanent ». « Ce qui m’a sauvée, c’est que je sentais que ce n’était pas bien » (e).
Par ailleurs, si l'on examine dans ces deux documents les descriptions d'Adèle Haenel concernant les « abus » dont elle se plaint désormais, il n'est jamais question de gestes de Christophe Ruggia sur le sexe, ou sur les fesses, ou sur les seins. Il est question de gestes qui iraient selon elle vers les zones sexuelles. Mais jamais elle ne décrit un contact sexuel entre elle et Christophe Ruggia.
Comme déjà indiqué, on sait par Vincent Rottiers qu'Adèle « collait » à Christophe pendant le tournage du film Les Diables en 2001.
En 2001, à l'époque du tournage du film Les Diables, Adèle Haenel avait même protégé un type de relation avec Christophe Ruggia comportant une affection physique.
Cela est raconté comme suit dans l'enquête de Médiapart.
La mère d'Adèle était descendue à Marseille pour rejoindre sa fille sur le lieu du tournage. La mère affirme avoir ressentie un malaise en voyant Christophe sur le Vieux-Port avec sa fille et Vincent Rottiers, l'autre jeune comédien du film. Elle déclare que Christophe « était avec Adèle d’un côté, Vincent de l’autre, ses bras passés par-dessus l’épaule de chacun, à leur faire des bisous. Il avait une attitude bizarre pour un adulte avec un enfant. » Une fois repartie de Marseille, la mère joint sa fille au téléphone et lui demande « ce qui se passe avec Christophe ». Adèle l'a alors « envoyée sur les roses, sur l’air de « Mais, ma pauvre, tu as vraiment l’esprit mal placé » ». (e)
Adèle affirme que c'est seulement après le tournage des Diables que la relation avec Christophe a « glissé vers autre chose ». (e)(s)
Et une autre formulation présente dans l'enquête de Médiapart le confirme :
l'« emprise (...) aurait ensuite ouvert la voie, selon l’actrice, à des faits plus graves, après le tournage ».
Donc, en réalité, le coeur de l'affaire ne se situe pas en 2001 sur le tournage du film, mais après, lorsqu'Adèle venait discuter cinéma avec Christophe chaque samedi après-midi. Et, là aussi, nous allons bientôt voir que le débat sur l'affection physique entre adolescents et adultes a une importance capitale.
Le patron de Médiapart, Edwy Plenel, lors de l'interview diffusée le 4 novembre, interpelle Adèle Haenel sur ce qui se passait dans l'appartement de Christophe : « Vous dites qu'il est excité et qu'il veut des relations sexuelles. »
Adèle répond immédiatement : « Ça c'est mon interprétation. Je pense qu'elle est assez valable étant donné que j'ai quand même subi ses assauts pendant pas mal de temps, pour ne pas dire quelques années. » (i)
Admettons ici qu'Adèle s'est trompée.
Admettons que son « interprétation » ne soit pas la bonne.
Que reste-t-il alors dans le dossier ?
Adèle ne décrit aucune relation sexuelle, aucun attouchement sur les zones sexuelles, et elle dit avoir commencé la sexualité avec son petit ami Benjamin...
Cependant elle dit avoir subi des « attouchements » sur les « cuisses » et le « torse ». Elle décrit la scène suivante :
« Je m’asseyais toujours sur le canapé et lui en face dans le fauteuil, puis il venait sur le canapé, me collait, m’embrassait dans le cou, sentait mes cheveux, me caressait la cuisse en descendant vers mon sexe, commençait à passer sa main sous mon T-shirt vers la poitrine. Il était excité, je le repoussais mais ça ne suffisait pas, il fallait toujours que je change de place. »
La façon dont elle raconte cela aujourd'hui fait penser bien plus à une tentative de flirt et une sorte de prélude avant une relation sexuelle, qu'à de simples gestes d'affection.
Mais ce type de présentation peut tout à fait découler de son « interprétation » actuelle.
Si aujourd'hui Adèle n'avait pas en tête une « interprétation » basée sur une suspicion de pédophilie, elle pourrait raconter la même scène de façon complètement différente.
Par exemple, si Adèle venait mettre sa tête contre l'épaule de Christophe, il est normal qu'elle ait pu sentir ou entendre sa respiration et qu'aujourd'hui elle puisse retranscrire, dans le cadre d'une relecture tendancieuse, qu'il « sentait ses cheveux ».
Si la relation entre Adèle et Christophe a été vraiment fusionnelle, le cinéaste aura probablement des difficultés à en faire part. Déjà, en temps normal, il n'est pas forcément évident de confier en public ce qui nous est intime comme la tendresse et l'affection : cela concerne la sphère privée. Mais là, c'est carrément l'horreur : le tribunal médiatique a déclaré Ruggia coupable, et il est donc déjà étiqueté « pédophile », ce qui rend particulièrement ardu l'évocation de ces sujets.
En plus, la morale ambiante, qui voit le mal partout depuis l'affaire Dutroux, peut être très culpabilisante.
Mais quoique puisse dire la morale, cela n'empêche pas que Christophe Ruggia a pu avoir un comportement affectif sans « finalité sexuelle », même s'il a eu au moins certains des gestes dont parle Adèle.
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6/ Le témoignage de Mona Achache, pièce centrale du dossier
Ce type de configuration est très puissant : le témoignage de Julie Lopes-Curval prouvera aux yeux des magistrats la validité du récit de Mona Achache.
Si Christophe Ruggia ne parvient pas à montrer que le témoignage de Mona Achache est une affabulation à visée militante, il va se retrouver dans une très mauvaise situation.
En effet, à partir du moment où le témoignage de Mona Achache est validé comme étant fiable, voilà ce qui va se passer dans la tête des magistrats : ils vont considérer que le démenti de Ruggia prouve qu'il veut nier l'existence du geste présent dans le témoignage de Mona Achache.
Les magistrats vont donc penser que le démenti de Ruggia prouve qu'il a quelque chose à cacher.
Et que pourrait-il avoir d'autre à cacher que la « finalité sexuelle » du geste ? (s)
A partir de cet instant, le procès est fini et la condamnation assurée.
En effet, les magistrats ont, grâce au témoignage de Mona Achache, la confirmation d'un geste très intime, et grâce au démenti de Ruggia, la preuve de l'intention sexuelle.
Il n'y aurait plus vraiment de raison qu'ils auscultent plus finement le dossier : ils observeraient simplement la gravité des faits décrits par Adèle Haenel et proposeraient une sanction en conséquence.
Petite remarque :
Admettons, juste un instant, que le démenti de Christophe Ruggia dans le magazine Marianne soit simplement une stratégie de défense.
Cette stratégie serait parfaitement compréhensible.
Nous sommes dans une période d'offensive générale contre la « société patriarcale » et les adultes mâles sont considérés a priori comme suspects. Il faut rajouter à cela un contexte de défiance vis-à-vis de toute intimité physique entre adultes et enfants. En outre, dans le cas particulier de Ruggia, les médias ont présenté Adèle Haenel comme une héroïne qui a eu le courage de dénoncer son « bourreau » : Ruggia a donc le rôle du « pédophile » obligé, ce qui complique énormément sa défense. Il est donc logique qu'il ait pu estimer que la moindre reconnaissance de sa part d'une intimité même non sexuelle avec Adèle lui soit fatale.
Au contraire, si Christophe Ruggia reconnaissait les faits présentés dans le témoignage de Mona Achache, les magistrats auraient certes encore la preuve d'un geste intime mais devraient probablement étudier plus profondément le dossier pour déterminer s'il y a eu effectivement intention sexuelle ou pas. Et là, le procès pourrait vraiment commencer.
Le témoignage de Mona Achache pourrait donc retranscrire une réalité banale pour Christophe et Adèle entre 2002 et 2005 : c'est à dire qu'ils regardaient des films ensemble chez Christophe, dans des postures assez décontractées.
Ce témoignage de Mona Achache pourrait en réalité disculper Christophe Ruggia.
d/ L'improbable théorie du traumatisme
Mona Achache déclare également dans l'enquête de Médiapart :
« Il ne se rendait pas compte qu’avoir interrompu son geste ne changeait rien au traumatisme qu’il avait pu causer en amont, se souvient-elle. Il ne remettait pas en question le principe même de ces rendez-vous avec Adèle, ni la genèse d’une relation qui rende possible qu’une enfant puisse être alanguie sur ses genoux en regardant un film. Il restait focalisé sur lui, sa douleur, ses sentiments, sans aucune conscience des conséquences pour Adèle de son comportement général. »
Apparemment, Mona Achache parle d'un traumatisme qui serait causé « en amont » de ce geste interrompu, c'est à dire un traumatisme causé par une relation où un adulte et une pré-ado se retrouvent en tête-à-tête et ont une relation fusionnelle.
Dans certaines familles, les enfants ont une relation très fusionnelle avec leurs parents. Une enfant peut être « alanguie » contre son père lorsqu'ils regardent la télé par exemple, et c'est tout à fait naturel. C'est plutôt lorsque le père refuse contact et tendresse à son enfant qu'il risque d'y avoir traumatisme.
Quant à la « genèse » de la relation, il faut bien se rappeler que, pour Adèle, Christophe était sa « star », son « dieu », « l’alpha et l’oméga », et que sur le plateau de tournage en 2001, elle le « collait ». Pour une pré-ado, pouvoir entrer dans l'intimité de son « dieu », c'est le rêve. Donc, la « genèse » de la relation est sûrement très simple : Adèle était ravie de pouvoir se rapprocher de sa « star », recevoir de l'affection de sa part et très heureuse que la relation puisse être « exclusive ». (s)
Au contraire, il est tout à fait possible qu'elle ait été « traumatisée » quand elle s'est sentie délaissée :
« Qui alors est venu me voir pour m'aider ? Pour mon bien, pour ma carrière ? Toute la bienveillance de Christophe ne l'a pas trop empêcher de se détourner de moi et de poursuivre son engagement politique en faveur des enfants, sa vie dans le monde du cinéma comme si de rien n'était. » (i)
Et pour finir, admettons même que Christophe ait eu des sentiments d'affection un peu vifs envers Adèle, qu'il ait été « amoureux ».
La seule chose qui soit défendue à un adulte dans cette situation est de tenter d'en abuser en essayant d'obtenir des faveurs sexuelles d'une jeune fille qui le voit comme un « dieu ». On demande à l'adulte de ne pas transgresser les règles, et d'en rester à un amour dénué de sexualité. En tous cas, a priori, les magistrats ne devraient pas se soucier de la dimension sentimentale de la relation : eux scruterons le dossier seulement pour déterminer s'il y a eu « finalité sexuelle » dans les gestes de Christophe Ruggia. Là est le point central du débat.
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8/ Conclusion
Cette affaire pose la question des gestes affectifs entre adultes et enfants.
Le débat dans les médias sur l'affaire Adèle Haenel a été tellement inexistant, la présentation des faits tellement à charge contre Ruggia, que le cinéaste pourrait avoir l'impression dans ce contexte de lynchage qu'il lui est impossible d'aborder cette délicate question, qui est de l'ordre de l'intime, du subtil, de l'humain.
On pourrait comprendre qu'il soit tenter de reléguer cette question à l'arrière plan.
Mais il est possible que le témoignage de Mona Achache le force à s'y risquer.
En effet, si Christophe Ruggia n'arrive pas à jeter un doute extrêmement fort sur la sincérité de son ex-compagne, sa culpabilité ne fera alors aucun doute aux yeux des magistrats. Christophe Ruggia devra donc aborder la question sensible des gestes d'affection. Ou alors il sera condamné.
Mais qu'aurait-il à perdre à mettre en avant cette thématique ?
Il n'y a, a priori, aucune raison qu'un adulte puisse être condamné simplement pour avoir eu une relation fusionnelle avec une pré-ado. Nos lois interdisent seulement les gestes à finalité sexuelle.
Reste que l'on peut comprendre que Christophe Ruggia puisse hésiter à parler tendresse et affection dans le contexte des accusations publiques qui sont lancées contre lui.
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Annexe
Quelques mots sur la présomption d'innocence. (ou voir mon autre article Agoravox)
Comme le dit la juriste Olivia Dufour au magazine Marianne : « Concrètement, n’importe qui aujourd’hui peut être condamné à la mort sociale sur une simple accusation lancée dans les médias. » (s)
Et Olivia Dufour a publié un ouvrage où elle signale des dérives importantes :
« Déjà le secret de l’instruction et la présomption d’innocence ont quasiment disparu. (...) La justice ne résiste plus aux révélations médiatiques et se sent contrainte de réagir instantanément pour ne pas être à la traîne des journalistes.(...) La forteresse judiciaire se fissure sous les coups de boutoir de l’opinion.
Peu à peu, le système médiatique impose ses propres valeurs, l’immédiateté, le manichéisme, le spectaculaire, l’émotion. La justice est devenue l’un des champs de bataille les plus violents du populisme. Pire, des phénomènes de vengeance privée commencent à émerger dans le monde entier via les réseaux sociaux. Il est urgent de réagir. » (s)
Si vous vous indignez de la façon dont Christophe Ruggia est maltraité dans les médias (s), si vous estimez que, de plus, cela peut lui nuire lors de l'enquête judiciaire, alors vous pouvez vous exprimer à ce sujet en signant la pétition :
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