Affaire de harcèlement sexuel allégué par l’actrice Adèle Haenel : la justice doit-elle être rendue désormais par les journalistes ?
Adèle Haenel accuse le réalisateur Christophe Ruggia d' « attouchements » et de « harcèlement sexuel ». Les faits présumés se sont produits au domicile du réalisateur Christophe Ruggia pendant plusieurs années, alors qu'Adèle Haenel était âgée de 12 à 15 ans. Après avoir tourné un film avec lui en 2001, Les Diables, Adèle a rendu visite à Christophe tous les week-ends dans son appartement parisien. Elle a donc régulièrement été seule avec lui à partir de fin 2001 jusqu'à ce qu'elle rompe avec lui en 2005.
Il faut noter que, apparemment, les « attouchements » dont Adèle parle ne sont pas des attouchements sur les zones sexuelles : elle dit toujours que certains « attouchements » allaient vers les zones sexuelles, mais elle ne dit jamais qu'ils étaient sur les zones sexuelles. Elle parle donc de bisous et caresses non sexuelles. C'est probablement la raison pour laquelle Adèle n'a pas accusé Christophe d'« agression sexuelle ».
En 2019, Adèle confie son histoire à Marine Turchi, journaliste à Médiapart, qui va alors mener une enquête de plusieurs mois et recueillir de nombreux témoignages. Une bonne partie de l'article ci-dessous est basé sur cette enquête [1]. Lorsque ce n'est pas le cas, cela est signalé par la présence d'une autre source.
L'enquête sort dans Médiapart le 3 novembre 2019. Le 4 novembre, la Société des réalisateurs de films décide la radiation de Christophe Ruggia. Le même jour, Adèle s'exprime dans un entretien filmé avec Edwy Plenel, patron du journal Mediapart, en présence de la journaliste Marine Turchi.
Edwy Plenel présente la prise de parole de la jeune femme comme un « évènement politique ». Tout au long de l'entretien, Adèle Haenel va parler d'elle-même tout en généralisant à toutes les victimes de la « culture du viol », dans le milieu du cinéma ou ailleurs. Elle se veut porte-parole des opprimées silencieuses, victimes de violences sexuelles, et n'ayant pas une notoriété suffisante pour pouvoir diffuser leurs récits. Elle affirme vouloir « ouvrir la parole ».
Edwy Plenel lit le communiqué de la Société des réalisateurs de films qui estime qu'Adèle a décidé de « porter une parole politique en offrant son histoire à autopsier et à investiguer » [7].
J'ai donc autopsié et investigué l'histoire d'Adèle : j'ai regardé son entretien filmé deux fois et j'ai examiné l'enquête de Médiapart.
Et ma conclusion est que l'initiative de Médiapart, qui en quelque sorte concurrence le système judiciaire en donnant à Adèle Haenel l'occasion de se faire justice « médiatiquement », paraît extrêmement dangereuse : sur un sujet aussi délicat à traiter que le « harcèlement sexuel », l'enquête présentée par le journal concernant l'affaire d'Adèle n'a rien à voir avec ce que l'on peut attendre d'un vrai dossier judiciaire. Cette enquête comporte bien trop de lacunes, de passages incompréhensibles ou contradictoires, d'explications insuffisantes, etc.
L'incroyable Edwy Plenel déclare pourtant en introduction de l'entretien filmé que l'enquête de Médiapart démontre « tout simplement » qu'Adèle « dit vrai » lorsqu'elle accuse Christophe Ruggia d'« attouchements » et de « harcèlement sexuel » ! [1]
Est-ce vraiment à un journaliste de rendre un tel verdict ?
N'est-ce pas à la justice d'investiguer ?
Ces questions sont légitimes, car elles découlent d'autres questions plus précises :
Le métier de journaliste et le métier de policier enquêteur sont-ils les mêmes ?
Le journaliste a-t-il vraiment le courage, en l'absence d'avocat pour défendre l'accusé, de poser toutes les questions nécessaires à la personne qui se présente comme victime ? Cette personne, qui se présente comme victime, continuerait-elle à fréquenter le journaliste si elle sentait que ce dernier ne le soutenait pas totalement ? Le journaliste est-il un juge-enquêteur impartial, ou bien un avocat défendant une « victime » ?
L'initiative de Médiapart a déjà conduit à un début d'exclusion sociale pour Christophe Ruggia, faisant fi de la présomption d'innocence. Condamner Christophe Ruggia sur un travail aussi partiel n'est pas acceptable. Heureusement, même si Adèle n'a pas porté plainte, la justice s'est auto-saisie de l'affaire, déclenchant une enquête préliminaire.
Sans attendre la fin de cette enquête préliminaire, je voudrais dans cet article montrer qu'un tribunal journalistique n'est pas capable de remplacer un processus judiciaire. En effet, pour la justice, l'enquête de Médiapart ne peut constituer qu'un point de départ, rien de plus. Chaque point soulevé dans l'enquête de Médiapart devra être à nouveau examiné et fera certainement l'objet de nouvelles enquêtes, bien plus rigoureuses.
Je vais donc m'attacher à montrer que d'une part les éléments apportés par Médiapart sont insuffisants pour juger de ce qui s'est passé entre Adèle et Christophe, et que, d'autre part, il est possible de faire une lecture complètement différente des quelques éléments apportés par l'enquête journalistique. La lecture de ces éléments par Edwy Plenel n'est pas la seule lecture possible.
J'étudierai également la possibilité de l'existence d'une « agression sexuelle » dans cette affaire. Cela permet de donner une idée des méthodologies très précises utilisées par la justice dans ce cas là, méthodologies qui peuvent être complètement absentes de l'univers journalistique.
Il faut noter enfin qu'Adèle n'a jamais accusé Christophe d'« agression sexuelle ».
Mais il était nécessaire que le parquet ouvre son enquête préliminaire sur le chef d'« agression sexuelle ». Cette enquête n'aurait pas été ouverte sur le simple chef de « harcèlement sexuel », puisque les faits présumés dans ce registre sont prescrits. Par contre, le délai de prescription est beaucoup plus long en ce qui concerne les agressions sexuelles.
1/ Personne n'a été témoin de harcèlement sexuel de la part de Christophe Ruggia
L'enquête de Médiapart signale que, dans l'équipe de tournage du film Les Diables en 2001, aucun membre n'a été témoin de « geste à connotation sexuelle ».
Et aucun membre non plus n'a relaté quoique ce soit qu'il qualifierait de harcèlement sexuel.
On comprend simplement à la lecture de l'enquête de Médiapart que, déjà à l'époque du tournage du film, Adèle et Christophe avaient une forte proximité affective.
Le témoignage de la mère d'Adèle notamment le montre bien : alors qu'elle était descendue à Marseille pour rejoindre sa fille sur le lieu du tournage, elle affirme avoir ressentie un malaise en voyant Christophe sur le Vieux-Port avec sa fille et Vincent, l'autre jeune comédien du film. Christophe « était avec Adèle d’un côté, Vincent de l’autre, ses bras passés par-dessus l’épaule de chacun, à leur faire des bisous. Il avait une attitude bizarre pour un adulte avec un enfant. » Une fois repartie de Marseille, elle joint Adèle au téléphone pour lui demander « ce qui se passe avec Christophe ». Adèle l'a alors « envoyée sur les roses, sur l’air de « Mais, ma pauvre, tu as vraiment l’esprit mal placé » ».
Visiblement, à cette époque Adèle ne se sentait donc pas « abusée » par le réalisateur. Elle dit d'ailleurs que la relation a « glissé vers autre chose » seulement après la fin du tournage le 14 septembre 2001. Il est donc logique que l'équipe de tournage n'ait pas pu témoigner d'un quelconque harcèlement sexuel.
Il est de même aisé de comprendre le rapprochement entre le réalisateur et son actrice : le rôle dans Les Diables n'était pas facile et pendant six mois avant le tournage, Christophe et sa soeur Véronique Ruggia ont entraîné Adèle et Vincent, les deux jeunes acteurs, pour qu'ils puissent jouer « l’autisme, l’éveil à la sensualité, la nudité, la découverte de leur corps » déclare Véronique.
La journaliste de Médiapart, Marine Turchi, estime qu'Adèle et Vincent ont été pendant près de un an « coupés de leur famille » (si on cumule les répétitions, le tournage du film et sa promotion), et vivent alors dans « un petit cocon » [15]. Le tournage du film est une telle épreuve, que Edmée Doroszlai, la scripte, tire la sonnette d'alarme sur « l’épuisement et la souffrance mentale des enfants » : « Ça allait trop loin. Pour les protéger, j’ai fait arrêter plusieurs fois le tournage et j’ai essayé de contacter la DDASS ». C'est dire les grandes difficultés rencontrées lors de ce tournage. Et, bien sûr, une partie de l'équipe voit d'un mauvais oeil le rapprochement entre Adèle et Christophe, estimant la relation « trop affective », pas « normale ». Il est rare à notre époque qu'un adulte s'affiche en public en symbiose avec une pré-adolescente de 12 ans, alors que depuis plusieurs décennies un combat contre la pédophilie s'est engagé en occident.
Mais tout le monde dans l'équipe ne s'en offusque pas. Par exemple, la monteuse du film, Tina Baz, qui est restée proche de Christophe, le décrit comme « respectueux », « d’une affection formidable », « avec un investissement absolu dans son travail » et une « relation paternelle sans ambiguïté » avec Adèle Haenel.
Il est tout à fait possible que Christophe ait eu une « relation paternelle sans ambiguïté » avec Adèle, ayant en quelque sorte pris le relai parental pendant tous les mois de tournage alors qu'Adèle, pré-ado de 12 ans, ne voyait presque plus ses propres parents. Mais, vu l'atmosphère de suspicion généralisée régnant dans notre société, un « père de substitution » aujourd'hui peut-il prendre « sa fille » de 12 ans dans ses bras et lui faire des bisous ? Certains penseront que ces gestes sont parfaitement naturels, mais d'autres penseront qu'ils sont déplacés. Cela complique énormément la compréhension que l'on peut avoir de cette affaire.
Ainsi, toute la première partie de l'enquête de Médiapart, qui concerne le tournage du film, pourra être vue comme un élément « à charge » important pour ceux qui estiment ces gestes déplacés. Mais aucun témoin n'a vu de geste à connotation sexuelle. Les personnes qui estiment que la manitestation physique de l'affection envers autrui est naturelle, saine, et même nécessaire pour être vivant, pourrons penser que Christophe était juste un adulte témoignant son affection à Adèle. Nous sommes donc dans une affaire d'interprétation personnelle.
2/ Par la suite, tout va se jouer à huis clos entre Adèle et Christophe
Il faut noter qu'Adèle s'est rendue de son plein gré régulièrement pendant des années chez son « bourreau », c'est à dire dans l'appartement parisien de Christophe, et que parfois son père l'y conduisait.
La mère d'Adèle, quant à elle, se félicitait que sa fille puisse accroître sa culture cinématographiqe en allant voir des films chez Christophe.
Rien n'indique qu'Adèle ait été poussée à s'y rendre : apparemment, elle n'avait aucune obligation à rejoindre Christophe.
Chez Christophe, Adèle et lui vivent leur intimité en tête à tête. Aucun témoin n'a rapporté un quelconque « harcèlement sexuel ». De plus, Adèle ne parle d'aucune scène de sexe. Elle ne raconte jamais que la main de Christophe serait venue sur son sexe ou sur ses seins. Donc, lorsqu'Adèle parle aujourd'hui d'« attouchements », ces attouchements sont non sexuels.
Elle déclare dans son entretien filmé que Christophe n'est « jamais passé à l'acte » [58].
Dans le même temps, elle l'accuse d'avoir abusé d'elle. Apparement, « l'abus » ici consiste dans le fait que Christophe l'« embrassait », se « collait » à elle et la « caressait », mais pas sur les zones érogènes. Elle dit qu'elle le trouvait « dégueulasse ».
Apparemment, le mot « abus » tel qu'utilisé par Adèle n'est pas un abus sexuel. Cela ressemble à une affection excessive, envahissante.
Et visiblement, si l'on se fie aux déclarations d'Adèle, il s'est passé quelque chose entre le moment où Adèle et Christophe étaient à Marseille et les années parisiennes. A Marseille, Adèle accepte de recevoir une affection physique de la part de Christophe. A Paris, elle l'accepte encore, mais trouve cela désormais « dégueulasse ». Elle retournera néanmoins chez lui tous les week-ends.
Et l'enquête de Médiapart, souvent lacunaire, ne permet pas de comprendre pourquoi Adèle dit aujourd'hui qu'elle ne voulait pas de proximité physique avec Christophe à Paris, alors qu'elle l'acceptait à Marseille.
3/ Le témoignage de la compagne de Christophe permet-il de caractériser une agression sexuelle ?
Pendant l'entretien filmé, la journaliste Marine Turchi lit un témoignage de Mona Achache, l'ancienne compagne de Christophe, devant Adèle et Edwy Plenel.
Mona Achache raconte que Christophe lui « avait confié avoir eu des sentiments amoureux pour Adèle », lors de la tournée promotionnelle du film Les Diables (donc dès 2001).
Mona Achache affirme avoir questionné Christophe avec insistance, et qu'il aurait fini par lui relater une scène précise : « Il regardait un film avec Adèle, elle était allongée, la tête sur ses genoux à lui. Il avait remonté sa main du ventre d’Adèle à sa poitrine, sous le tee-shirt. Il m’a dit avoir vu un regard de peur chez elle, des yeux écarquillés, et avoir pris peur lui aussi et retiré sa main. »
Selon Marine Turchi, Mona Achache n'a pas de lien avec Adèle, et constitue donc une source indépendante. Pour plus de facilité dans la démonstration, nous allons supposer que le témoignage de Mona Achache est fiable.
Au regard de la scène décrite, pouvons nous parler d'une « agression sexuelle » ?
Voici comment la justice procède pour le déterminer [11] :
Dans un premier temps il faut démontrer « l'existence d'un acte sexuel ». La description de l'acte étant ici un peu floue, il est difficile de se prononcer sur le sujet. Peut-être que, vu la réaction de peur d'Adèle, « l'existence d'un acte sexuel » pourra être démontrée.
Ensuite, il faut démontrer « la finalité sexuelle recherchée par l’auteur ». Ici la démonstration sera complexe, car le geste de Christophe était peut-être machinal, non intentionnel, ou sans dimension sexuelle.
Il y a une différence par exemple entre poser sa main sur la poitrine d'une femme sans toucher les seins, la main étant posée au milieu ou au-dessus des seins, et caresser sensuellement un sein.
L'état d'esprit dans lequel un geste est posé est très important pour la justice. Il faut donc aussi questionner l'état d'esprit de Christophe au moment où il fait ce geste présumé. Par exemple, dans la jurisprudence suivante [12], un homme est condamné pour agression sexuelle car il a caressé les fesses d'une jeune fille. Lui se justifie en parlant d'une geste « anodin ». Mais juste après avoir caressé les fesses de la jeune fille, l'homme, confronté à la réaction du père de la jeune fille, avait perdu son sang-froid et accusé le père de ne pas être le géniteur de son fils. Le jugement conclut : « une telle réponse des plus inappropriée vu le geste banal qu'il revendique, confirme que le prévenu venait bien de commettre une atteinte sexuelle sur sa nièce ».
Et enfin, il faut démontrer « l’usage de violence, menace, contrainte ou surprise, concomitamment à l’acte, caractérisant l’absence de consentement de la victime ».
A priori, nous ne sommes pas dans un cas de « violence, menace, contrainte ». Il reste la « surprise ».
Dans la jurisprudence déjà vue ci-dessus [12], l'homme condamné pour agression sexuelle sur sa nièce lui avait caressé les fesses alors qu'elle était endormie. Il y a donc « surprise ».
Est-ce que les juges pourront estimer qu'il y a « surprise » puisqu'Adèle avait son attention détournée par le visionnage d'un film ? Il est difficile d'en être sûr : en effet, Adèle a immédiatement perçu ce qui se passait. Elle était donc suffisamment consciente au moment du geste.
Et un juge ne condamnera pas forcément Christophe pour ce geste : dès que Christophe a réalisé qu'il était en train de franchir une limite, il a immédiatement retiré sa main. Donc, même s'il peut être blâmé pour ce dérapage, on peut aussi lui accorder qu'il semble être conscient et soucieux de respecter les limites de contacts physiques acceptés par Adèle. Remarquons au passage que cette scène va à l'encontre des accusations d'Adèle, qui affirme avoir dû résister à Christophe de façon permanente : on voit au contraire dans cette scène que Christophe a retiré sa main de lui-même et pris conscience que son geste était déplacé. Adèle n'a pas à s'enfuir ou faire quoique ce soit ; elle n'est pas amenée à « résister ».
On notera aussi qu'Adèle n'a jamais décrit elle-même une scène de ce genre, c'est à dire une scène où Christophe serait en train de franchir une limite à ne pas dépasser. Il semblerait donc qu'il s'agisse d'un évènement unique.
4/ Degré de proximité physique entre Christophe et Adèle
Reprenons la scène décrite par la compagne de Christophe, et que Christophe lui aurait lui-même confiée.
Dans le témoignage de Mona Achache, Adèle regarde un film, « allongée » sur le canapé, la « tête sur les genoux » de Christophe, la main de Christophe sur son ventre. Elle n'« écarquille » les yeux que lorsque la main de Christophe monte à la poitrine. A priori, la main de Christophe sur son ventre est donc un geste accepté. Cela donne un point de repère sur le degré de proximité qui existait entre Adèle et Christophe. Il est égal à celui que peut avoir un parent avec son propre enfant. Du moins dans les familles qui acceptent le contact physique...
Et cette proximité physique entre les deux était parfaitement prévisible. Rappelons en effet que cette connexion physique forte existe depuis le tournage du film Les Diables, et ne pose aucun problème à Adèle, bisous compris. Elle-même disait à sa mère « tu as vraiment l’esprit mal placé » lorsque sa mère avait noté avec inquiétude ce rapprochement entre Adèle et Christophe à Marseille.
Et si vraiment Adèle se sentait « harcelée » par Christophe, quel besoin avait-elle de mettre la tête sur ses genoux pour regarder un film ? Pourquoi prendre pour oreiller celui qu'elle accuse de la « coller » ? Pourquoi ne pas s'offusquer de cette main posée sur son ventre par son « bourreau » ?
L'enquête journalistique n'apporte strictement aucune réponse à ce genre de question.
5/ Faits tels que déclarés par Adèle lors de l'enquête de Médiapart
Adèle décrit une sorte de rituel qui se serait déroulé dans l'appartement de Christophe : « je m’asseyais toujours sur le canapé et lui en face dans le fauteuil, puis il venait sur le canapé, me collait, m’embrassait dans le cou, sentait mes cheveux, me caressait la cuisse en descendant vers mon sexe, commençait à passer sa main sous mon T-shirt vers la poitrine. Il était excité, je le repoussais mais ça ne suffisait pas, il fallait toujours que je change de place ». D’abord à l’autre extrémité du canapé, puis debout vers la fenêtre, « l’air de rien », ensuite assise sur le fauteuil. Et « comme il me suivait, je finissais par m’asseoir sur le repose-pied qui était si petit qu’il ne pouvait pas venir près de moi » .
Pour l’actrice, il est clair qu’« il cherchait à avoir des relations sexuelles avec » elle. Elle souligne ne pas se souvenir « quand s’arrêtaient les gestes » du cinéaste, et explique que ses « caresses étaient quelque chose de permanent ». Elle raconte la « peur » qui la « paralysai[t] » dans ces moments : « Je ne bougeais pas, il m’en voulait de ne pas consentir, cela déclenchait des crises de sa part à chaque fois », sur le registre de la « culpabilisation », affirme-t-elle. « Il partait du principe que c’était une histoire d’amour et qu’elle était réciproque, que je lui devais quelque chose, que j’étais une sacrée garce de ne pas jouer le jeu de cet amour après tout ce qu’il m’avait donné. À chaque fois je savais que ç’allait arriver. Je n’avais pas envie d’y aller, je me sentais vraiment mal, si sale que j’avais envie de mourir. Mais il fallait que j’y aille, je me sentais redevable. »
6/ Une déclaration d'Adèle lors de l'entretien filmé contradictoire avec celles de l'enquête
Lors de l'entretien filmé, Edwy Plenel reprend les termes d'Adèle : « vous dites qu'il est excité et qu'il veut des relations sexuelles ».
Adèle répond : « Ca c'est mon interprétation. Je pense qu'elle est assez valable étant donné que j'ai quand même subi ses assauts pendant pas mal de temps, pour ne pas dire quelques années. » [42]
Il est très important de noter qu'Adèle parle d'une « interprétation ».
Puisqu'elle a « interprété », alors cela veut dire que Christophe n'a jamais exprimé clairement qu'il voulait une relation sexuelle.
Or, Adèle disait aussi lors de l'enquête :
« Je ne bougeais pas, il m’en voulait de ne pas consentir [...]. Il partait du principe que c’était une histoire d’amour et qu’elle était réciproque, que je lui devais quelque chose, que j’étais une sacrée garce de ne pas jouer le jeu de cet amour après tout ce qu’il m’avait donné. »
Logiquement, lorsque quelqu'un reproche à l'autre de ne « pas consentir » dans ce genre de contexte, il s'agit de ne pas consentir à des relations sexuelles.
Donc Adèle ne devrait rien avoir à « interpréter » : elle n'a qu'à écouter le reproche de Christophe pour comprendre qu'il la désire sexuellement.
Il y a donc contradiction.
A moins que lorsque Adèle dit que Christophe lui reprochait de ne « pas consentir », il s'agit de tout autre chose que de consentir à une relation sexuelle ? Christophe reprocherait-il à Adèle de ne pas consentir à la réciprocité de son sentiment d'amour ?
On est dans un brouillard complet.
Il est vraiment très intéressant de noter ce grand flou, car cela montre bien que l'on ne peut pas se contenter d'une enquête journalistique.
Dans une procédure judicaire, l'investigation est menée par des policiers enquêteurs, et les avocats des deux parties sont là pour veiller à ce que toutes les zones d'ombre soient levées. La plaignante devrait donner une explication si certains de ses propos ont été contradictoires ou peu compréhensibles, ce qui ne lui est pas demandé lors d'une enquête journalistique.
Nous allons voir qu'il existe d'autres zones d'ombre, ce qui montre qu'une enquête menée par la justice ne peut être remplacée par une démarche journalistique.
7/ Scène de fuite d'Adèle
Reprenons maintenant la scène récurrente où elle tente d'échapper « l'air de rien » au contact physique avec Christophe, allant devant la fenêtre, puis s'assoir sur un fauteuil, puis enfin sur le repose-pied.
Adèle dit esquiver Christophe « l'air de rien ». Pourtant, Adèle décrit une scène très très chaude, avec un Christophe « excité » qui dirige ses attouchements présumés vers le sexe ou la poitrine d'Adèle. Si elle se dérobe à ce moment là, comment peut-elle le faire en douce, « l'air de rien » ? Peut-on interrompre un rapprochement très engagé et à visée sexuelle « l'air de rien » ? A priori non. Donc si Adèle l'avait réellement fait, son comportement aurait été une fuite caractérisée, il n'aurait pas eu « l'air de rien ».
Donc, si Adèle pouvait se dégager de la présence physique du réalisateur « l'air de rien », cela tendrait plutôt à montrer qu'il ne se passait rien de plus que leur connexion physique habituelle.
L'enquête de Médiapart est lacunaire à se sujet et mériterait d'être complétée.
Regardons maintenant la fin de la scène : Adèle est toute seule sur son repose-pied. Que va-t-elle faire maintenant ? Partir ? Non, puisqu'elle est venue regarder des films chez Christophe, comme l'indique l'enquête de Médiapart. Donc Adèle va revenir auprès de Christophe pour regarder un film avec lui ? Va-t-elle se rapprocher de son « bourreau » ? Pourquoi ne part-elle pas de chez lui ?
Il y a un gros problème dans la narration d'Adèle. Elle ne dit en fin de compte que très peu de choses sur ce qu'elle faisait chez Christophe. Combien de temps restait-elle chez lui au juste ? Passait-elle son temps collée contre lui ? Ne fuyait-elle que lorsqu'elle sentait que la situation devenait trop proche d'un début de sexualité ? Et lorsqu'elle était contre lui et qu'elle ne fuyait pas, que ressentait-elle ? A-t-elle passé des années collée contre Christophe, mais en maudissant cette situation ? Mais alors pourquoi semblait-elle trouver tout à fait normal d'être en contact physique avec Christophe à Marseille, lors du tournage du film, et aussi qu'il lui fasse des bisous ?
Tout cela n'est pas clair du tout.
L'enquête judiciaire devra s'intéresser aussi à ce point, c'est à dire interroger Adèle sur ce qu'elle faisait chez Christophe.
8/ Adèle se sentait « si sale » qu'elle aurait eu « envie de mourir » ?
Adèle dit aujourd'hui que se rendre chez le réalisateur était un vrai calvaire. Elle se sentait « si sale » qu'elle aurait eu « envie de mourir ». Et, une fois rendue chez Christophe, elle affirme qu'elle subissait un « harcèlement sexuel » récurrent. Elle dit avoir dû s'en défendre, en permanence. On peut déduire des propos d'Adèle qu'elle vivait un enfer. Comment dans ces conditions a-t-elle pu aller chez Christophe, de son plein gré, chaque semaine, pendant des années ?
Elle explique qu'elle le faisait parce qu'elle se sentait redevable. Mais redevable de quoi au juste ?
Adèle déclare : « Il partait du principe que c’était une histoire d’amour et qu’elle était réciproque, que je lui devais quelque chose, que j’étais une sacrée garce de ne pas jouer le jeu de cet amour après tout ce qu’il m’avait donné. »
Si son rôle dans Les Diables lui avait servi de tremplin, si le réalisateur l'avait aussi ensuite soutenue pour qu'elle décroche de nouveaux rôles, on aurait pu imaginer qu'Adèle se sente « redevable ». Pendant toutes ces années où elle allait chez Christophe, elle n'a tourné dans aucun film. Pourquoi donc se sentait-elle redevable alors ?
Est-ce qu'Adèle croyait en l'amour de Christophe ? Est-ce qu'elle a cru que lorsqu'une personne est aimée, elle a alors un devoir par rapport à celui qui l'aime ?
Notons par ailleurs que, selon le témoignage d'Adèle, les « attouchements », le « harcèlement sexuel » étaient permanents. Elle dit avoir toujours « résisté » et déclare : « Ce qui m’a sauvée, c’est que je sentais que ce n’était pas bien ».
Il faut donc remarquer qu'elle-même affirme ne pas avoir donné à Christophe ce que, selon elle, il voulait. Alors en quoi venir chez Christophe lui aurait-il permis de remplir sa part de « devoir » envers lui ?
La encore, les explications données par Adèle sont bien trop floues pour comprendre la situation.
Ecoutons, par contre, le père d'Adèle, qui, rappellons-nous, conduisait parfois sa fille chez Christophe.
Il déclare que, pour Adèle, Christophe « était l’alpha et l’oméga ».
L'enquête de Médiapart ne dit pas comment le père savait cela. La première explication qui vient à l'esprit, c'est qu'Adèle parlait à son père de Christophe de façon positive, et fréquemment.
D'ailleurs Adèle déclare elle-même que, pour elle, Christophe était « une sorte de star, avec un côté Dieu descendu sur Terre ». Or, Dieu n'avait d'yeux que pour elle : voilà un motif valable pour se rendre chez Christophe !
En ce qui concerne la mère d'Adèle, l'enquête de Médiapart précise qu'elle était très peu présente au domicile familial à l'époque des faits allégués. La mère déclare à la journaliste au sujet de sa fille : « Je me dis, elle regarde des films, c’est super bien qu’elle ait cette culture cinématographique grâce à lui ».
Il est incroyable que l'enquête ne dise rien de plus sur le ressenti de la mère : elle savait que sa fille se retrouvait seule avec un adulte chaque week-end, et que les deux avaient une proximité physique qui l'avait alertée lorsqu'elle s'était rendue à Marseille sur les lieux du tournage du film. Pour qu'elle raison n'avait-elle plus de crainte par rapport à la relation entre sa fille et Christophe ? Etait-ce parce qu'elle voyait sa fille épanouie et ravie de se rendre chez Christophe ?
Etrangement, il n'y a guère d'informations supplémentaires sur ce dont pourraient témoigner le père et la mère d'Adèle. L'enquête de Médiapart sur ce sujet paraît bien trop mince. Le père et la mère auraient pu témoigner par exemple de la façon dont évoluait le comportement de leur fille tout au long de la semaine avant le rendez-vous fatidique du week-end, auquel elle se rendait avec « l'envie de mourir ». Par exemple, était-elle de plus en plus joyeuse ou au contraire de plus en plus tendue, inquiéte, déprimée, lorsque le jour de la rencontre avec Christophe se rapprochait ? Et parlait-elle de Christophe ? Si oui, comment en parlait-elle ? Etc.
Là encore, l'enquête de Médiapart est extrêmement lacunaire sur ce point.
A cette époque pourtant, Adèle est mineure, elle est sous la responsabilité de ses parents, qui ont l'obligation légale de la protéger.
9/ L'amour de Christophe pour Adèle
L'enquête de Médiapart indique que Christophe a écrit deux lettres à Adèle après qu'elle a rompu avec lui, l'une en 2006 et l'autre en 2007.
Christophe Ruggia y évoque son « amour pour [elle] » qui « a parfois été trop lourd à porter » mais qui « a toujours été d’une sincérité absolue ». Il écrit : « Tu me manques tellement, Adèle ! », « Tu es importante à mes yeux », « La caméra t’aime à la folie ». Il explique qu’il devra « continuer à vivre avec cette blessure et ce manque », tout en espérant une « réconciliation ».
Il est clair que Christophe souffre de leur séparation. Il n'apparaît pas là comme un harceleur sexuel, mais comme un homme profondément blessé par un amour non partagé.
Il va jusqu'à ajouter : « Je me suis même demandé plusieurs fois si finalement ce n’était pas moi qui allais arrêter le cinéma. Je me le demande encore parfois, quand j’ai trop mal. »
Pourtant, tout indique aujourd'hui qu'Adèle remet en cause la sincérité de l'amour de Christophe, aussi bien dans l'enquête que dans l'entretien filmé. Pendant l'entretien filmé, elle apparaît ambivalente. Elle déclare : « Peut-être que j'avais adhéré à la version de Christophe Ruggia, qui qualifiait cette histoire d'histoire d'amour » « C'est quelque chose qu'il m'avait raconté et du coup je m'étais dit bon voilà c'est différent » [2]
Il semblerait bien qu'elle venait chez Christophe pendant toutes ces années reconnaissant qu'il l'aimait. Que s'est-il passé pour qu'elle change d'avis ?
Quelle est la cause de la colère d'Adèle envers Christophe ?
Est-ce parce qu'elle en a eu assez de devoir repousser ses avances ?
Ou bien, par exemple, Christophe a-t-il couché avec une autre femme, de son âge, une adulte comme lui ? A-t-il déclenché une jalousie chez Adèle, frustrée de perdre une affection exclusive ?
Apparemment, la journaliste de Médiapart n'a pas enquêté sur les éventuelles autres relations de Christophe.
Encore une lacune.
10/ Adèle affirme avoir eu un projet de vengeance
En tous cas, une chose est claire : Adèle en veut énormément à Christophe. Elle déclare : « aiguisée par un désir de revanche, je suis devenue une lame. Je n'ai fait que devenir plus puissante. Jusqu'à devenir ce que je suis aujourd'hui. Je parle de statut social. Je suis puissante aujourd'hui socialement. Et Christophe n'a fait que s'amoindrir. » [59]
C'est Adèle qui envoie une lettre de rupture à Christophe début 2005, pour lui dire qu'elle ne viendra plus chez lui. C'est elle qui le rejette. Lui veut continuer à la voir. Il lui écrit qu'il a reçu sa lettre de rupture « en plein coeur », et tente de renouer le contact avec elle par le biais de sa meilleure amie.
Lors de son entretien filmé, Adèle déclare cependant : « J'ai choisi de survivre et de partir seule, plutôt que de rester [auprès de Christophe]. Qui alors est venu me voir pour m'aider ? Pour mon bien, pour ma carrière ? Toute la bienveillance de Christophe ne l'a pas trop empêcher de se détourner de moi et de poursuivre son engagement politique en faveur des enfants, sa vie dans le monde du cinéma comme si de rien n'était. » [58]
Donc elle rejette Christophe, puis ensuite se plaint qu'il ne s'occupe pas d'elle ?
Il y a ici à nouveau une zone d'ombre, une contradiction que l'enquête, décidément squelettique, n'éclaire pas.
Pendant l'entretien filmé, Adèle dit aussi qu'à une époque, elle a eu une « dynamique de vengeance », mais qu'aujourd'hui, ce n'est plus cela, son but « c'est vraiment la libération de la parole » [9]. En tous cas, il est clair qu'avec la libération de sa parole, Adèle a tué Christophe, au moins socialement. Vu l'ère du temps, où les affaires de moeurs ne sont pas jugées en premier lieu devant la justice, mais sur l'autel du tribunal médiatique, sa mort sociale était quasi certaine.
11/ Peut-il y avoir un débat ?
Adèle se dit être dans une démarche « extrêmement pacifiste » [46]. Elle déclare : « c'est pas idée de tracer le camp du mal et le camp du bien, c'est d'ouvrir la parole » [8]. Elle semble même appeler à un vrai débat de société.
Mais, il semblerait qu'elle invite à n'écouter que les récits des personnes qui se présentent comme victimes. Elle déclare : « il s'agit d'écouter la parole et d'écouter les récits. Qui on écoute ? C'est ça qui va définir notre société. Si on considère qu'écouter les gens qui sont cyniques, qui sont froids, cruels, c'est ces gens là qu'on a envie d'écouter ? Mais quelle société on veut ? » [46]
Voilà une bonne question : quelle société veut-on ? Veut-on une société où les victimes auto-proclamées se fassent justice elles-mêmes, ou bien une société où chacun a le droit d'être entendu : que ce soient les personnes qui se présentent comme victimes, ou les personnes qui sont sur le banc des accusés ?
Veut-on tuer socialement une personne simplement parce qu'une autre personne est venue l'accuser dans la presse ou à la télé ?
Est-ce que personne ne veut savoir ce qu'ont à dire les personnes qu'Adèle juge « cyniques, froides, cruelles » ?
Et serait-ce une bonne idée de ne pas intégrer ces personnes au débat ? Est-ce une bonne idée de les rejeter ?
Une personne rejetée parce qu'elle serait réellement « cynique, froide, cruelle » a-t-elle une chance de devenir moins « cynique, froide, cruelle » ? C'est douteux. Il faut donc que tout le monde participe au débat.
Mais le débat est-il même possible ?
Christophe pourrait-il débattre sereinement en public avec Adèle ? Lorsque des accusations de harcèlement sexuel sont mises sur la table, en public, un débat authentique peut-il avoir lieu ? L'amour est un sujet si délicat, si sensible : comment l'adulte peut-il en parler librement, dans une atmosphère bienveillante et respectueuse, alors qu'il a été jugé immédiatement coupable sur simple déclaration de la plaignante ? Comment peut-il se livrer spontanément, sachant que le moindre mot qu'il prononcera pourra être interprété de façon biaisée et conduire à des réactions agressives ou haineuses de la part de ses interlocuteurs ?
Le projet de débat porté par Adèle risque de déboucher sur une simple et banale chasse à tous les comportements qui pourraient être assimilés à tort ou à raison à de la pédophilie. Il suffit d'observer l'attitude d'Adèle, qui se comporte plus comme une combattante pleine de colère qu'une femme de dialogue, pour s'en convaincre.
Et la chasse à toute déviance fantasmée ou réelle, à quoi cela mène-t-il ? A la suspicion généralisée et aux lynchages. L'avocat de Christophe déclare : Christophe « est calciné. Il a été radié sans même avoir été entendu. C'est quelque chose d'effrayant. Le principe de la présomption d'innocence est un principe fondamental de notre droit. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il n'en a pas bénéficié. » [3]
Tout cela est triste.
Heureusement, il reste un peu d'espoir d'établir un vrai dialogue au sein de la société.
Je salue par exemple le travail de l'association Ange bleue, qui propose des dialogues entre victimes et agresseurs.
12 / Conclusion
J'espère avoir montré dans cet article qu'une enquête judiciaire ne peut être remplacée par une enquête journalistique.
L'enquête de Médiapart n'est pas inintéressante en tant que simple enquête journalistique. Elle apporte déjà un matériel non négligeable. Mais elle est inadaptée lorsqu'il faut rendre la justice. Pour le moment, les éléments à disposition sont tellement incomplets, confus et contradictoires, qu'il est impossible de cerner exactement ce qui s'est passé à l'époque.
Cette enquête ne doit donc surtout pas être utilisée comme seule base pour juger de cette affaire.
Pour finir, revenons sur la démarche d'Adèle.
Adèle rejette le système judiciaire, estimant qu'il y a une « violence systémique » qui y est « faite aux femmes ». Elle déclare : « Un viol sur 10 aboutit à une condamnation judiciaire [...] et les 9 autres ? Cela veut dire quoi de toutes ces vies en fait ? [...]. La justice doit se remettre en question. Elle doit impérativement le faire si elle veut être à l'image de la société. C'est aussi pour cela que je passe par Médiapart » [21].
Elle rappelle ensuite qu'il est complexe pour les femmes de porter plainte, ne serait-ce que dans la façon « dont on va récupérer leurs plaintes », faisant probablement allusion aux difficultés pour les femmes d'entrer dans un commissariat de police et d'y être entendue dans des conditions satisfaisantes.
Il est clair qu'au final, lancer une procédure judiciaire peut être un véritable parcours du combattant, à l'issue très incertaine.
Mais la perspective de remplacer la justice par un tribunal médiatique est effrayante. Nous devons certes soutenir les victimes, mais aussi donner aux accusés la possibilité d'être défendus. Je ne peux concevoir qu'il faille croire sur parole les victimes présumées, sans investigation.
Adèle, elle, s'insurge de la façon dont les victimes peuvent voir « disséquer leur vie » si elles lancent une procédure judiciaire [22].
Or, le droit de l'accusé à être défendu comprend aussi, forcément, un examen critique des déclarations du plaignant.
Le plaignant doit donc répondre aux questions posées par des policiers enquêteurs. Ces policiers savent comment procéder, c'est leur métier. Et un journaliste n'a pas leur compétence.
Et il est certain que, soumis à un interrogatoire de police, le plaignant risque de se sentir attaqué au lieu d'être soutenu.
Mais comment faire autrement si l'on veut éviter les erreurs judiciaires ?
Or, j'ai l'impression qu'à notre époque une tendance néfaste s'installe : une personne se présentant comme victime d'une violence sexuelle, dans la presse ou à la télé, est considérée comme étant a priori au dessus de tous soupçons et le coupable qu'elle désigne serait lui forcément un prédateur, pratiquant le déni.
Je crois que c'est là une grave erreur. Dans le domaine de l'amour, de la sexualité, des relations, les choses sont tellement complexes qu'une personne plaignante peut être totalement de bonne foi, mais si subjective que son témoignage peut avoir une valeur en réalité toute relative.
Une véritable enquête est nécessaire.
Sans elle, les médias risquent de promouvoir des personnes se présentant comme victimes avec pour seul projet de se faire justice elles-même. Ces médias, qui font plus appel à l'émotion qu'à l'analyse, peuvent alors déclencher une chasse aux sorcières où le droit des accusés n'existe plus.
Mais peut-être était-ce l'objectif d'Adèle ?
Peut-être a-t-elle évité le recours au système judiciaire pour que personne ne vienne « disséquer sa vie », c'est à dire examiner sans passion la cohérence de ses déclarations ?
Notons que, lors de l'entretien filmé, Adèle affirme que la parole des femmes victimes de violences sexuelles authentiques est dénigrée : « Quand les filles qui portent plainte, ou qui dénoncent des faits, sont moins connues [que moi], on dit : " Ah, elles voulaient du travail, elle l'a bien cherché, elles mentent pour se faire mousser ", etc. On dénigre leur parole. Quel violence ! Moi voilà, aujourd'hui je sais, ce que c'est de venir, je n'ai rien à gagner ce soir, en fait, si ce n'est que je crois dans les humains, je ne sais pas comment dire, c'est aussi con que ça, je crois dans l'humanité, je crois dans le réveil possible, et c'est pour cela que je parle » [33].
En plaçant sa démarche dans le cadre du mouvement de la libération de la femme, nécessaire, indispensable, et qui suppose effectivement que la parole des personnes qui se présentent comme victimes soit accueillie avec bienveillance, elle se met dans une situation d'héroïne mûe par des sentiments nobles, tout en stigmatisant par avance tous ceux qui pourraient faire une analyse critique de ses déclarations concernant Christophe Ruggia. Elle tue le débat légitime qui pourrait avoir lieu autour de la pertinence de ses accusations.
Si elle a usé de ce stratagème pour assouvir un désir de vengeance contre Christophe Ruggia qui n'aurait rien à voir avec du « harcèlement sexuel », alors elle s'est rendue coupable de crime contre la cause féministe. Elle nous a trompé en se servant de ce qu'il y a de plus humain en nous, c'est-à-dire notre désir de venir en aide aux plus fragiles, aux plus démunis.
Je prie pour que cela ne soit pas le cas. Mais si c'est bien le cas, je prie aussi pour que cela soit pardonné à Adèle, et qu'elle puisse s'engager dans une médiation bienveillante avec Christophe, afin que son histoire avec lui arrive à une conclusion où chacun se sente apaisé.
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