Après Julian Assange, pour les Pussy Riot : au nom de la liberté d’expression
Il faut que nos prétendues démocraties modernes soient bien malades pour, croyant préserver ainsi ce maigre pouvoir qu’il leur reste encore face au tyrannique poids de l’économie, oser s’attaquer à présent, sous couvert de justice, à la liberté d’expression, si ce n’est de parole et même, dans les cas les plus extrêmes, d’opinion, voire de simple pensée !
C’est même là, paradoxalement, ce qui réunit aujourd’hui, depuis la fin de la « guerre froide » et de son bien mal nommé « équilibre de la terreur », ces deux superpuissances que sont les Etats-Unis, champion toutes catégories du capitalisme sauvage, et la Russie, pays qui a réussi, lui, cet incroyable, bien que très peu recommandable, exploit de synthétiser, en un seul et même système politico-idéologique, deux des plus grands fléaux de l’histoire de l’humanité : les dérives du libéralisme et les excès du socialisme, le tout assorti d’une bonne mais néanmoins indigeste dose de mondialisation. Chapeau, Poutine : seul les Chinois, nantis de leur sacro-saint Parti Communiste, savent encore, à ce petit mais très pervers jeu-là, lui damner, désormais, le pion !
Ainsi, aux Etats-Unis, est-ce Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks, qui se voit abusivement accusé de « délit d’espionnage » pour avoir divulgué d’innombrables secrets d’Etats, parmi lesquels, oublie de préciser cette très arbitraire justice, les crimes de guerre perpétrés par l’armée américaine en Irak ou ailleurs dans le monde. Au bout de cet odieux réquisitoire ? Rien moins que la prison à vie, sinon la peine de mort, pour ce chantre de la transparence médiatique et de la vérité de l’information !
LA POP MUSIC N’EST PAS LA POPE MUSIC
En Russie, par contre, ce sont les Pussy Riot, groupe de punk-rock féministe, qui se voient tout aussi sommairement accusées d’ « hooliganisme », et par la même occasion de « sacrilège » aux très rétrogrades yeux de la toute puissante Eglise orthodoxe, pour avoir « profané », le 21 février dernier, l’autel de la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou en y vociférant, encagoulées et toutes guitares saturées de riffs électriques, une très subversive « prière punk » intitulée, de manière non moins provocatrice, « Marie, mère de Dieu, délivre-nous de Poutine ».
Sans doute les prêtres orthodoxes souhaiteraient-ils que la « pop music » devienne plutôt, conformément à leur statut religieux et sans vouloir m’adonner ici à un trop facile jeu de mots, de la « pope music » : ô, le blasphème… un de plus !
L’abject et scandaleux verdict prononcé à l’encontre de ces trois jeunes femmes, somme toute bien inoffensives derrière leurs outrances ? Deux ans d’internement dans ces fameux camps, appelés autrefois « goulag », que nous décrivit si magistralement, de sinistre mémoire, le grand Alexandre Soljenitsyne.
LA REBELLION COMME MODE D’ÊTRE
Autant dire que c’est, historiquement, avec une de ses meilleures traditions que le rock renoue très salutairement là : celui d’une saine et nécessaire rébellion de la jeunesse, par-delà son aspect trash et ses mimes faussement violents, à l’ordre établi.
« Rebel Rebel », chantait effectivement David Bowie, dandy aussi sophistiqué que décadent, au temps du très androgyne et endiablé Ziggy Stardust. Le diable lui-même, après tout, n’est-il pas, à en croire « La Bible », un ange à la fois rebelle et déchu, sinon dépravé ? Ce fut d’ailleurs là l’un des tubes les plus sulfureux, forcément très controversé à cette époque encore pudibonde où il envahissait les « hit parade » londoniens et newyorkais, des Rolling Stones : « Simpathy for the Devil ». Mais n’est-il pas dit aujourd’hui, comme l’indique le titre d’un célèbre film hollywoodien (« The Devil Wears Prada », sorti en 2006) que le diable s’habille désormais, en ce très paradoxal temps où être à la mode devient aussi un mode d’être (car il faut inverser là les termes de cette très subtile équation), en Prada ?
Et puis, surtout, Dieu lui-même n’est-il pas mort, ainsi que le proclama très audacieusement Nietzsche déjà, à la charnière des XIXe et XXe siècles, en son « Gai Savoir » et autre « Ainsi parlait Zarathoustra » ?
PAR-DELA BIEN ET MAL
Cette position volontairement amorale de l’artiste, c’est Oscar Wilde, ardent défenseur de la théorie de « l’art pour l’art », qui la formula, toutefois, de la manière la plus nette : « Nul artiste n’a de sympathies éthiques. Chez un artiste, toute sympathie éthique est un maniérisme impardonnable. »1, soutient-il dans sa préface au Portrait de Dorian Gray.
Il ajoute, plus radical encore, y préconisant ainsi la réduction de l’éthique à l’esthétique : « Vice et vertu constituent pour l’artiste des instruments de son art »2. Mieux : « Tout art est immoral »3, s’exclame-t-il, d’une sentence décisive, en son Critique comme artiste ! Il renchérit, quelques pages plus loin : « L’esthétique est supérieure à l’éthique. Elle appartient à une sphère plus spirituelle. Discerner la beauté d’une chose, c’est le plus beau sommet que nous puissions atteindre. Même le sens de la couleur est plus important, pour la formation de l’individu, que celui du bien et du mal. »4
C’est bien sûr Nietzsche et sa transmutation des valeurs qui réapparaît ici, encore une fois, dans toute sa dramatique splendeur : « Il n’existe pas de phénomènes moraux, mais seulement une interprétation morale des phénomènes. »5, établit-il dans l’aphorisme 108 de Par-delà bien et mal.
C’est pour ne pas avoir pris suffisamment en compte ce genre de considérations, pourtant capitales pour bien comprendre l’essence tout autant que l’histoire du rock, que bon nombre de ses illustres représentants furent décriés, rejetés ou même interdits, en leur temps. Et ce, jusqu’à aujourd’hui encore, précisément, avec les Pussy Riot !
LA FEMME REVOLTEE, OU LE DANDYSME FEMININ
Car ce groupe de rock féministe et féminin tout à la fois, c’est aussi la très contemporaine incarnation de cet « homme révolté » - la « femme révoltée » conviendrait-il de dire en cette emblématique circonstance - dont parla si bien, jadis, Albert Camus.
De fait, écrit-il dans son « Homme révolté » et, plus précisément encore, dans le chapitre intitulé la révolte des dandys : « Le dandy crée sa propre unité par des moyens esthétiques. Mais c'est une esthétique de la singularité et de la négation. (…). Le dandy est par fonction un oppositionnel. Il ne se maintient que dans le défi. La créature, jusque-là, recevait sa cohérence du créateur. À partir du moment où elle consacre sa rupture avec lui, la voilà livrée aux instants, aux jours qui passent, à la sensibilité dispersée. (…). Le dandy (…) se forge une unité par la force même du refus. (…). Le dandy ne peut se poser qu'en s'opposant. (…). Sa vocation est dans la singularité, son perfectionnement dans la surenchère. »6
Il conclut, voyant dans le dandysme, par-delà sa solitaire tragédie, l'une des expressions majeures, sur le plan artistique, du romantisme, fût-il « noir » : « Le romantisme démontre (…) que la révolte a partie liée avec le dandysme ; l'une de ses directions est le paraître. Dans ses formes conventionnelles, le dandysme avoue la nostalgie d'une morale. Il n'est qu'un honneur dégradé en point d'honneur. Mais il inaugure en même temps une esthétique qui règne encore sur notre monde, celle des créateurs solitaires, rivaux obstinés d'un Dieu qu'ils condamnent. À partir du romantisme, la tâche de l'artiste ne sera plus seulement de créer un monde, ni d'exalter la beauté pour elle seule, mais aussi de définir une attitude. L'artiste devient alors modèle, il se propose en exemple : l'art est sa morale. »7
LE ROMANTISME NOIR
Cette sorte de « transcendance du mal », c’est, pour en revenir à notre actualité la plus brûlante, un des précurseurs de groupes rock tels que les Pussy Riot, justement, qui l’illustre le mieux, jusqu’au très complexe mais très sensible cœur de notre XXIe siècle : Lou Reed, leader charismatique du Velvet Underground, formation qui sévissait, entre les années 60 et 70, sur les scènes les plus déjantées de New York et qu’Andy Wahrol lui-même, maître incontesté du « pop art », prit sous son aile, jusqu’à en produire des albums, au beau milieu de sa célèbre « Factory ».
De fait, écrit Bruno Blum dans le superbe quoique sombre portrait qu’il en dresse dans son Electric Dandy (2008) : « Reed incarne la transgression des tabous qu’il traite dans ses chansons (…). Sa rupture avec le rock ‘classique’ indique depuis longtemps une démarche romantique initiale. Mais ce romantisme est devenu ultra-romantique : il est incarné par la vie extrême de Lou Reed, et perçu comme tel. Poète maudit, mal compris, son image romantique extrême devient symbolique d’un ‘nouveau’ romantisme, le romantisme noir, celui des années 70. Un romantisme d’esthète où même la mort peut être romantique. Cette attitude défiante redéfinit le rock & roll avec une arrogance absurde, transcendante, comprise comme sublime par une partie de son public, comme un absolu qui peut être vécu avec panache, quitte, au pire - ou au mieux - à en crever. Le dandysme ultime, suicide à petit feu, est le triomphe de l’apparence et du moi. »8
C’est là aussi, de Lou Reed aux Pussy Riot, l’infamie dans l’élégance. Rien de bien surprenant, dès lors, à ce que les « rock stars » d’aujourd’hui, de Madonna à Paul McCartney, en passant par Yoko Ono, égérie de feu John Lennon, se mettent à défendre, elles aussi, les Pussy Riot : il le faut, ne fût-ce qu’au nom de l’inaliénable liberté d’expression, sans laquelle il n’est point de démocratie qui vaille, ni ne tienne !
APPEL A LA LIBERATION DES PUSSY RIOT
A quand la prochaine révolution à Moscou, avec les collants bariolés des Pussy Riot à la place du crâne chauve de Lénine, et les chansons du Velvet en guise de Manifeste ?
Oui : ce grand soir, que certains de nos aïeux appelèrent de leurs vœux, a des allures désormais, aux yeux des jeunes générations, de concert underground.
Libérez donc ces punkettes, Monsieur Vladimir Poutine, si vous ne voulez pas subir le funeste sort de vos prédécesseurs staliniens. Car, après la « déstalinisation » que connut l’Union Soviétique, il risquerait bien d’y avoir aussi pour vous, dans la Russie des années à venir, une très cruelle « dépoutinisation ».
A bon entendeur, je ne vous salue pas !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
* Philosophe, auteur de « Le Dandysme – La création de soi » (François Bourin Editeur) et porte-parole, pour les pays francophones, du « Comité International Contre la Peine de Mort et la Lapidation » (« One Law For All »), dont le siège est à Londres.
1 Oscar Wilde, « Le Portrait de Dorian Gray », in « Œuvres », Paris, Gallimard, La Pléiade, 1996, p. 348.
2 Idem.
3 Oscar Wilde, « Le Critique comme artiste », dans « Intentions », in « Œuvres », op. cit., p. 871.
4 Ibid., p. 899.
5 Friedrich Nietzsche, « Par-delà bien et mal », Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1971, p. 93.
6 Albert Camus, « L’Homme révolté », Paris, Gallimard, Folio Essais, 1951, p. 71-72.
7 Ibid.
8 Bruno Blum, “Lou Reed - Electric Dandy”, Paris, Ed. Hors Collection, 2008, p. 207.
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