Le tribunal de grande instance de Nanterre vient ainsi le 10 juin 2010 de condamner pour diffamation publique envers le directeur du site Média-Ratings, Philippe Karsenty, Canal Plus et la société TAC-PRESSE qui avaient produit et diffusé une émission intitulée « Jeudi investigation : rumeurs, intox : les nouvelles guerres de l’info », le 24 avril 2008 (1).
Une charge violente contre les sites d’information sur Internet
Pour les médias traditionnels qui se sentent menacés dans leur monopole, on le sait, les sites Internet ne sont le plus souvent qu’un cloaque de « désinformation ». C’est leur refrain ! L’émission dénonçait donc une sorte de « grand bazar (où) prospèrent toutes sortes de manipulations, de rumeurs de théories du complot » et deux exemples étaient donnés pour preuves : un premier reportage s’employait à réfuter la version des attentats du 11 septembre 2001 qui les présente comme « une manipulation orchestrée par le gouvernement américain pour justifier l’invasion de l’Irak ». Le second stigmatisait « une rumeur répandue sur le Net selon laquelle la scène présentée par (le journaliste de France 2) Charles Enderlin comme la mort du jeune Mohammed Al Doura dans les bras de son père, (le 30 septembre 2000), tous deux victimes des tirs Israéliens (à un carrefour de Gaza), serait une mise en scène ».
Une charge violente contre Philippe Karsenty
Philippe Karsenty avec son site Média-Ratings était présenté « comme faisant partie du réseau de bloggueurs à l’origine de cette rumeur » et même comme « l’un des chefs de file de la croisade menée contre Charles Enderlin ». L’émission tirait à boulets rouges contre lui : elle l’accusait « de falsifier l’information afin de dénigrer Charles Enderlin et nuire à sa carrière, dans le cadre d’un mouvement d’opinion extrémiste et radical, et de répandre ainsi une rumeur ne reposant sur aucun élément tangible au moyen du réseau mondial d’internet en utilisant le site de la société Média-Ratings ». Selon « les éléments réunis à l’occasion de l’enquête par (son auteur) Stéphane Malterre », soutenait encore l’émission, cette prétendue « mystification », cette « mise en scène destinée à servir des intérêts politiques, ne pouvait aucunement être accréditée. »
Le fait justificatif de la bonne foi, refusé par le tribunal
Or, c’est justement le sérieux de cette enquête que conteste le tribunal et la défense de Canal Plus en est anéantie. Accusé de diffamation, un journaliste a, en effet, la possibilité d’opposer « le fait justificatif de la bonne foi » pour échapper à la condamnation, même s’il a porté atteinte à la réputation de son accusateur. Encore faut-il réunir trois conditions : le sujet traité doit être d’intérêt légitime ; aucune animosité personnelle envers la victime ne saurait être décelée ; et il faut apporter la preuve que l’enquête a été faite sérieusement.
- Un manque d’objectivité envers Philippe Karsenty
Or, dans le cas d’espèce, si l’intérêt légitime du sujet est évident pour l’information des citoyens, les deux autres conditions ne sont pas réunies. Le tribunal relève un « manque d’objectivité » dans « la mise en cause de Philippe Karsenty comme « chef de file de la « croisade contre Charles Enderlin » : il n’est pas mentionné par exemple, que c’est une agence israélienne, Metula News Agency (MENA) qui, la première, en novembre 2002, a mise en doute le reportage de Charles Enderlin du 30 septembre 2000 ; il n’est pas fait état non plus de l’évolution du point de vue de Philippe Karsenty sur Charles Enderlin qui, avait-il reconnu à la Cour d’appel de Paris le 27 février 2008, « avait pu être trompé par le caméraman palestinien qui lui avait fourni les images de la scène diffusée le 30 septembre » : Charles Enderlin les avait, en effet, commentées sans même avoir été témoin de l’événement ! Or qu’y a-t-il de plus trompeur qu’une image ?
- Une présentation elliptique, expéditive de la thèse de la mise en scène
Surtout, le tribunal relève, qu’à la différence de l’exemple des attentats du 11 septembre, l’affaire du reportage du 30 septembre 2000 a été traitée d’une manière « particulièrement elliptique » et même « expéditive », selon le mot de l’hebdomadaire L’Express du 24 avril 2008, « sans qu’il soit fait état des éléments qui ont fait naître la thèse de la mise en scène (rendus publics dans le courant de l’année 2002) ne serait-ce que pour les discuter afin de mettre en lumière, le cas échéant, leur caractère fantaisiste comme ce qui (était) fait dans le premier reportage (sur les attentats du 11 septembre 2001) ».
Les informations cachées par l’émission de Canal Plus
- Les indices ignorés de l’enquête de Philippe Karsenty
Ces « éléments » qui nourrissent l’hypothèse d’une mise en scène méritaient, en effet, d’être portés à la connaissance des clients de Canal Plus. Ils avaient été présentés devant la Cour d’appel de Paris en février 2008 et les auteurs de l’émission ne pouvaient les ignorer puisqu’ils avaient rencontré Philippe Karsenty.
Trois indices étayent en particulier cette hypothèse d’une mise en scène. 1- L’un est une étude balistique qui a montré que les impacts relevés sur le mur au pied duquel se recroquevillaient l’enfant Mohammed Al Doura et son père derrière un baril de béton, étaient circulaires et donc signaient un tir perpendiculaire au mur. Or, les forces israéliennes se trouvaient à l’oblique selon un angle d’une trentaine de degrés, ce qui aurait dû provoquer des impacts ovoïdes. À angle droit du mur, c’étaient des forces palestiniennes qui se trouvaient retranchées. 2- En second lieu, les blessures qui résultaient de ces armes de guerre auraient dû susciter de fortes hémorragies : or, aucune trace de sang n’avait été relevée. 3- Il y avait doute, d’autre part, sur la ressemblance entre l’enfant vu derrière son père sur le reportage et celui qui avait été montré mort à la morgue.
Dans la guerre de l’information, reviennent souvent certains leurres pour leur efficacité. Parmi eux on relève souvent le leurre d’appel humanitaire mettant en scène l’enfant martyrisé, qui est un des interdits d’une société civilisé. Les réflexes attendus sont donc facilement déclenchés : voyeurisme, compassion et condamnation des bourreaux. Le reportage de France 2 du 30 septembre 2000 a eu un retentissement considérable à travers le monde et en particulier dans les pays arabes et en Palestine où les affrontements entre Palestiniens et forces israéliennes ont alors redoublés.
La campagne de sensibilisation des américains à l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990 avait eu aussi recours au leurre d’appel humanitaire : avait été mis en scène, sur le témoignage d’une jeune fille inlassablement repris, l’assassinat de centaines de prématurés arrachés de leur couveuse à l’hôpital de Koweït City par la soldatesque irakienne, alors que, selon une enquête menée par le journaliste canadien Neil Dorchety, révélée en France par ARTE dans son émission "Faux et images de faux", diffusée le 10 juin 1993, l’événement ne s’était pas produit et que Nayirah, la jolie jeune fille qui avait témoigné en larmes devant le Comité du Congrès américain pour les droits de la personne, était... la fille de l’ambassadeur du Koweït aux États-unis.
- Le point de vue de la Cour d’appel de Paris
Il n’était pas non plus sans importance d’apprendre aux téléspectateurs que, traduit en justice par Charles Enderlin pour diffamation, Philippe Karsenty avait été condamné en première instance, le 19 octobre 2006, mais que l’affaire avait pris une autre tournure devant la Cour d’appel de Paris en février 2008. Il eût été plus prudent pour Canal Plus et la société TAC-PRESS d’attendre un mois de plus pour en connaître l’arrêt qui allait le relaxer le 21 mai 2008 (2).
Contrairement à Canal Plus et à la société TAC-PRESSE, non seulement « le fait justificatif de sa bonne foi » a été admis par la Cour, mais « le droit de libre critique » lui a été reconnu : son enquête a été jugée légitime et fondée sur « un examen des rushes (du reportage de France 2 qui ne permettait) plus d’écarter les avis des professionnels entendus au cours de la procédure » : ceux-ci avaient mis en doute l’authenticité du reportage. Même si France 2 s’est pourvu devant la Cour de cassation dont on attend la décision dans les mois qui viennent, une enquête sérieuse se devait de faire connaître aux téléspectateurs le débat devant de la Cour d’appel de Paris en février 2008, à défaut d’en attendre la publication de l’arrêt.
SA Canal Plus, son président du conseil d’administration M. Bertrand Méheut, et la société TAC PRESS ont donc été condamnés, pour diffamation publique, aux termes des articles 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881, à verser à Philippe Karsenty la somme d’un euro à titre de dommages et intérêts, trois mille euros en application de l’article 700 du Code de procédure civile, et à la publication du jugement par trois journaux français dans la limite de 4.000 euros hors-taxe par insertion.
Ce n’est pas banal pour une chaîne de télévision partie en croisade contre les sites d’information sur Internet de se voir condamnée en justice pour des agissements qu’elle est prompte à leur reprocher. « Rumeurs, intox, les nouvelles guerres de l’info », le titre de l’émission n’était pas mal trouvé. Avant d’être un droit et justement pour l’être, l’information est, en effet, d’abord une guerre. Et les médias traditionnels comme Canal Plus sont les premiers à la mener sans être regardants sur les moyens. Cette guerre commence par tromper les citoyens sur le sens du mot « information » : « Ce que vous allez voir, ça ressemble à de l’info, était-il annoncé au début de l’émission de Canal Plus en pastichant la vieille publicité de « Canada dry », ça a la couleur de l’info, mais c’est de la pure intox ». De même, était-il dit, « aujourd’hui source d’information incontournable, Internet peut faire aussi office d’arme de désinformation massive. » Dans les deux déclarations, le mot « information » est opposé à « intox » et à « désinformation » : il en résulte que le mot « information » est présenté comme synonyme de « vérité ». Or, c’est un leurre dont il faut se garder, puisqu’une information n’est tout au plus que la représentation plus ou moins fidèle de la réalité, cachée, donnée volontairement ou extorquée. Canal Plus, condamné en justice, vient d’en offrir une excellente illustration assortie de travaux pratiques. Paul Villach
(2) Paul VILLACH,
- "France 2 et Enderlin déboutés, Média-Ratings relaxé", AgoraVox, 27 mai 2008.
- "L’affaire Enderlin, France 2 et Média-Ratings : une pétition en faveur de l’infallibilité journalistique ?", AgoraVox, 9 juin 2008.