Dangereux et encombrants fantômes du Passé face à la vision présidentielle hémiplégique de l’histoire de la Guerre d’Algérie
Rien ne demande plus de circonspection que la vérité, car c'est se saigner de la dire. Il faut autant d'adresse pour la savoir dire que pour la savoir taire. [...] Toutes les vérités ne se peuvent pas dire : les unes parce qu'elles m'importent, et les autres parce qu'elles importent à autrui.
Baltasar Gracián y Morales

Disons les choses très clairement : avec sa récente sortie relative à « l’affaire Audin », exhumée opportunément d’un des nombreux placards à cadavres que réserve l’Histoire, le Président (qui est déjà passé à un autre sujet) a été en même temps imprudent, maladroit, ignorant et probablement fort mal inspiré de réveiller comme il l’a fait de bien dangereux fantômes qu’il n’a pas la capacité de maîtriser.
A l’image de Warren, l’ami du héros dont l’écrivain passionné de littérature fantastique Howard Philip Lovecraft relate l’aventure dans son extraordinaire nouvelle intitulée Le Testament de Randolph Carter, M. Macron, qui vient de réveiller les monstrueuses créatures enfermées dans un caveau scellé, pourrait bien s’entendre dire par une voix épouvantable de remettre la dalle en place et de s’enfuir au plus vite.
Je ne sais si M. Macron a préalablement pris la précaution élémentaire de lire, entre autres, l'ouvrage de référence sur l'Histoire de la Guerre d'Algérie écrit par Alistair Horne (qui est à l'étude de ce conflit ce que fut Antony Beevor à propos de la Guerre d'Espagne). Je ne le pense pas, ce qui est très regrettable. L'eût-il fait qu'il est probable qu'il nous eût épargné pareille entrée en matière dans un domaine historique explosif dont il est manifeste qu'il ignore tout ou à tout le moins beaucoup de choses, sauf cynisme assumé, ce qui relèverait alors d'un procédé inadmissible (cf. ses propos sur la colonisation en Algérie).
Il faut en effet être de taille - qualité dont est dépourvu l'intéressé -, pour prétendre régenter les événements historiques et en donner une lecture a posteriori qui soit différente de celle d'historiens tels que Pierre Vidal-Naquet, auteur précisément de L'Affaire Audin (1958) ou de La Torture dans la République (1972), Benjamin Stora, Gilbert Meynier, Mohammed Harbi, auteur de Le FLN, mirage et réalité (1980) par exemple, Charles-Robert Ageron, ou encore Guy Pervillé, surtout lorsque ces événements entrepris par un amateur beaucoup trop jeune pour les avoir vécus ou en avoir entendu parler dans sa jeunesse (M. Macron est né en 1977) risquent de réveiller chez des gens qui en souffrent encore et qui ont la mémoire longue des douleurs et des blessures mal cicatrisées auxquelles l’absence de maturité et de recul de M. Macron devraient interdire de toucher, à moins de faire preuve d’une prudence et d’une délicatesse extrêmes dont tout enjeu politique, recours à un écran de fumée ou manoeuvre de diversion de l'opinion publique, devraient être impérativement exclus, sauf à vouloir jouer au pyromane ou au boutefeu.
N’importe quel artificier sait parfaitement que l’on ne manipule pas sans précautions extrêmes des matières explosives instables.
Dès lors, puisque M. Macron a jugé important et nécessaire de réouvrir un chapitre complexe d’une histoire qui fut celle de la France en Afrique du Nord, de la France en Algérie, de l’Algérie française et de l’Algérie algérienne, avec ses développements récents et probablement futurs, gros de dangers, il serait fort bienvenu et à tout le moins prudent qu’il décidât dans la même démarche d’ouvrir et de produire dans leur totalité - en France comme en Algérie -, les archives civiles et militaires d’une histoire commune.
Cette démarche salutaire permettrait enfin de renvoyer aux oubliettes de l'Histoire toute une clique de colonels, de généraux et de politiques zombies du FNL avec leurs sympathisants français internationalistes, "porteurs de valises" traîtres à la France comme à leurs compatriotes, et d’instruire deux jeunesses qui aujourd’hui - a l'instar du Président - ignorent tout ou ont une vision tronquée et en tout cas limitée, sinon politiquement orientée, de ce que fut réellement l’histoire ancienne comme l’histoire contemporaine de leurs deux pays respectifs autour d’une guerre commune qui fut affreuse de part et d'autre.
Nul doute qu'il y aurait alors tout à gagner à froisser des certitudes, à révéler des impostures et à dévoiler tous ces faits et événements passés et contemporains, tous ces poisons et venins que certains, notamment en Algérie mais aussi en France, tentent encore de cacher et de justifier de manière unilatérale dans la catégorie fourre-tout de la Repentance , sous les appellations génériques bien commodes et usées jusqu'à la corde de "Colonialisme" d'une part et de "Guerre de Libération" d'autre part, cette dernière n'étant qu'une fiction historique puisque l'indépendance de l'Algérie lui a en réalité été donnée par la France, à la différence d'une Indochine qui, pour sa part, a militairement conquis la sienne sur l'ancienne puissance coloniale.
Il n’est donc pas sûr que le chemin aujourd’hui emprunté soit le bon et l’on ne peut donc qu’accueillir avec intérêt ce qui adviendra et qui pourra, on l’espère, permettre de découvrir et de dire très exactement « ce qui fut et advint » voici soixante ans pour comprendre enfin "ce qui est et risque désormais de se produire", sans omettre explications et responsabiltés dans un conflit qui ne saurait aujourd'hui servir, en Algérie comme en France, de "boîte à outils" bien commode pour occulter ou justifier des errements historiques, politiques, économiques et sociaux de gouvernements et d'autorités en perdition de part et d'autre de la Méditerranée.
I- Vision hémiplégique de l’Histoire en général et de celle de la Guerre d’Algérie en particulier
Comme l’écrit avec beaucoup de sagesse et de retenue un autre président, M. Thierry Rolando, le président national du Cercle algérianiste dont je cite les propos, « en reconnaissant la responsabilité de l’Etat, dans la seule disparition du militant communiste, Maurice AUDIN, Emmanuel MACRON livre une vision hémiplégique de l’histoire de la guerre d’Algérie.
Succombant aux pressions de certains lobbies extrémistes, le chef de l’Etat vient de reconnaître la responsabilité de la France, dans la disparition du militant communiste, partisan du FLN, Maurice AUDIN, en 1957, à Alger.
Si la recherche de la vérité historique est un objectif noble, il faut cependant que toutes les vérités soient dites, y compris celles qui dérangent.
La guerre d’Algérie ne saurait s’écrire en noir et blanc.
Toutes les souffrances et tous les drames doivent avoir droit de cité.
On ne peut reconnaître le drame de Maurice AUDIN en jetant, dans un même temps, un voile d’ombre sur celui de milliers de Français d’Algérie.
Comment accepter qu’Emmanuel Macron fasse preuve d’un silence assourdissant sur la responsabilité de ce même Etat, dans l’abandon, le 5 juillet 1962 à Oran, de milliers de Pieds-Noirs enlevés et assassinés par le FLN, alors même que l’armée française avait reçu l’ordre de « laisser faire » ?
La vérité ne se divise pas, quand bien même elle froisserait le gouvernement algérien.
Les Français d’Algérie, hommes, femmes, enfants, assassinés dans d’atroces conditions, qui n’avaient commis qu’un seul crime, celui de vivre sur la terre de leurs ancêtres, ont droit à la même reconnaissance.
C’est le rôle du chef de l’Etat que de rassembler la Nation, plutôt que de la fracturer. »
II- Guerre d’Algérie : « Quand la repentance sélective dédouane le gouvernement français de sa responsabilité dans le désastre algérien »
La mémoire sélective tient lieu de morale politique pour ce gouvernement, tout comme pour certains de ces prédécesseurs, peut-on encore lire sous la plume de gens qui traduisent, semble-t-il avec justesse, leurs souffrances comme leurs questions auxquelles le Chef de l’Etat, s’il était (ce que l’on attend qu’il soit) parfaitement cohérent avec la démarche désormais entreprise, se devrait de répondre tant la vérité historique, en France comme en Algérie, est indivisible.
« Prétextant apporter des éclaircissements sur la disparition de Maurice Audin, Emmanuel Macron s’est rendu officiellement au domicile de Mme veuve Audin Josette ce jeudi 13 septembre 2018.
C’est pourtant par des affirmations de faits déjà connus de tous qu’il déclare officiellement « Le président de la République a […] décidé qu’il était temps que la Nation accomplisse un travail de vérité sur ce sujet. Il reconnaît, au nom de la République française, que Maurice Audin a été torturé puis exécuté ou torturé à mort par des militaires qui l’avaient arrêté à son domicile. […] Il est mort sous la torture du fait du système institué alors en Algérie par la France. »
Au lieu d’un « en même temps », Emmanuel Macron nous sert là un coup double : un, je me repens auprès des communistes (à la veille de la Fête de l’Humanité), deux, j’envoie un nouveau message de condescendance envers le gouvernement FLN de l’Algérie. Et on serait tenté de dire que les immigrés d’origine algérienne et leurs descendants ainsi que les militaires de l’époque, les rapatriés Pieds-Noirs et les Harkis ne sont pas non plus oubliés, en tant que destinataires de messages subliminaux au sujet de l’Algérie Française.
Sous couvert de réparation morale envers la veuve de Maurice Audin, le président français a surtout tenu à présenter officiellement l’irrépressible besoin de repentance de certains français. Mais alors, pourquoi seulement dans le cas « Audin » ?
« C’est l’occasion pour Emmanuel Macron de reconnaître une forme de responsabilité de l’État dans l’utilisation de la torture pendant la guerre d’Algérie à travers l’existence d’un « système légalement institué » répond France Inter.
Maurice AUDIN était un militant communiste au Parti Communiste Algérien et fréquenta aussi l’association des étudiants musulmans, l’AEMAN (devenue en 1955 l’UGEMA).
En tant que terroriste, ou supposé tel par les services compétents du renseignement de l’époque, il était de ceux qui prônaient la violence comme moyen de déstabilisation d’un pays dans lequel on cherchait à implanter un changement radical et anti-démocratique de gouvernance.
Il était de ceux qui cherchaient à inverser le paradigme « je suis un peuple oppressé, donc je me révolte, j’assassine et je détruis » pour le remplacer par le très efficace « je me révolte publiquement, j’assassine avec fracas et je détruis aux yeux de tous, donc mes spectateurs pensent que je suis un peuple oppressé ».
Il était de ceux qui fabriquaient ou fournissaient au FLN ou posaient des bombes dans des lieux publics à Alger en 1956 et 1957. Il fut arrêté par des éléments du 10ièmeREP qui étaient en charge du maintien de la paix dans Alger et ses environs, à la suite d’un attentat commis par un autre militant du PCA et qui fît 8 morts et 92 blessés. L’auteur de l’attentat fut hébergé et soigné au domicile des Audin et c’est cela qui constitua la raison de l’arrestation de Maurice Audin.
Les associations de défense des droits des familles de disparus de l’Algérie Française, ne pourront que souscrire à cette démarche de vérité sur cette affaire Audin. Le respect dû à sa famille et ses proches exigeait une déclaration claire et honnête, même si les faits étaient connus ou largement pressentis depuis longtemps.
Pour autant, il est nécessaire de rappeler que la vérité sortant du puits éclaire soudain de tous les côtés : si la déclaration élyséenne nous explique pourquoi le gouvernement français est responsable de cette mort, alors il explicite et justifie aussi, aux yeux de tous, pourquoi Maurice Audin a été arrêté et torturé.
S’il a été arrêté et torturé à travers l’existence d’un « système légalement institué », c’est donc que Maurice Audin avait commis ou était supposé (par ce système) avoir commis des actes répréhensibles envers le peuple Français.
Voici maintenant clairement posé le schéma logique des causalités, que la déclaration de M.Macron nous engage à accepter : Maurice Audin fut un militant communiste et activiste qui commit des actes qui contrevenaient à l’ordre public => il fut arrêté et torturé par les militaires qui étaient été investis légalement de la mission de maintien de l’ordre par le gouvernement de l’époque => le gouvernement actuel s’engage (donc) à une obligation de reconnaissance du crime commis envers Maurice Audin ainsi qu’à une obligation de transparence totale vis à vis des archives militaires et civile de l’époque.
Mais alors, il faudra venir expliquer auprès des veuves des veufs et de tous les descendants de Pieds-noirs et de Harkis quelles bombes avaient fabriqué ou posé les 282 victimes civiles de la rue d’Isly en mars 1962, il faudra aussi nous révéler quels crimes avaient commis les 2000 ou 3000 disparus du mois d’août 1962 dans l’Oranais ainsi que les dizaines de milliers de Harkis pendant la guerre. Car là aussi, figurez-vous, c’est le fameux « système légalement institué » qui a ordonné l’exécution des manifestants pacifistes de la rue d’Isly à Alger. Car là aussi, c’est ce trop fameux « système légalement institué » qui a demandé aux militaires français de ne pas intervenir lors des émeutes d’août 1962 à Oran, encadrées par le FLN.
Toutefois, une déclaration annexe du président est à même de nous faire espérer que la reconnaissance de la responsabilité de l’état français pourrait un jour être officiellement reconnue, comme pour Maurice Audin.
Selon les sources d’informations sur ces déclarations, on trouve ainsi :
« Le chef de l’État va annoncer sa décision d’ouvrir toutes les archives liées aux disparus de la guerre d’Algérie » qu’il ne faut pas confondre et réduire à « Emmanuel Macron va reconnaître une forme de responsabilité de l’État dans la torture pendant la guerre d’Algérie, un « système légalement institué » » et encore moins être substituée par la formulation très restrictive
« Le président de la République va annoncer sa décision d’ouvrir toutes les archives nationales pour qu’enfin on sache ce qui est arrivé exactement au mari de Josette Audin ».
Donc, à la condition que l’ouverture des archives nationales et militaires de l’époque ne se limite pas à « ce qui est arrivé exactement au mari de Josette », les associations seront probablement reconnaissantes au gouvernement français de l’application de son devoir de mémoire.
Pour les morts et les disparus de la guerre d’Algérie. Pour le respect et la compassion dus à leurs proches et à leurs familles. »
On attend qu’il en aille de même en Algérie. Parions que l'on risque d'attendre encore longtemps avant de réellement chasser les ombres et les fantômes, notamment en Algérie, d'un "Passé qui ne passe (décidément) pas", pour reprendre ici l'expression de l'historien Henri Rousso à propos de son ouvrage consacré à Vichy ( Vichy, un passé qui ne passe pas, avec Éric Conan, 1994).
On n'ouvre pas impunément la boîte de Pandore.
Notes et sources :
A propos de la Guerre d’Algérie on lira le remarquable ouvrage d’Alistair Horne :
Alistair Horne, Histoire de la Guerre d’Algérie, Éditeur : Albin Michel (23/04/1980)
Sans omettre :
Guy Pervillé, « Historiens de la guerre d’Algérie : quels engagements ? », Les Cahiers d’EMAM [En ligne], 23 | 2014, mis en ligne le 26 mai 2014, consulté le 18 septembre 2018. URL : http://journals.openedition.org/emam/710  ; ; DOI : 10.4000/emam.710
Voir aussi l'apport et le bilan intermédiaire d'une nouvelle et passionnante historiographie sur la question avec de nouveaux chercheurs :
Thénault, S. (2004). Travailler sur la guerre d'indépendance algérienne : Bilan d'une expérience historienne. Afrique & histoire, vol. 2,(1), 193-209. https://www.cairn.info/revue-afrique-et-histoire-2004-1-page-193.htm.
Aïssa Kadri, Moula Bouaziz, Tramor Quemeneur, "La Guerre d’Algérie revisitée’’ (éditions Karthala, 396 pages)
https://www.huffpostmaghreb.com/2015/02/26/guerre-dalgerie-histoire-_n_6751322.html
Voir aussi :
Antony Beevor, The Battle for Spain : The Spanish Civil War 1936-39, Penguin Books (June 1st 2006)
Cercle algérianiste (citation) :
Voir aussi :
A propos d’Oran :
On lira avec intérêt l’histoire d'un héros, le lieutenant Rabah Kheliff, qui sauva d’un massacre épouvantable les citoyens promis à la mort du fait de leur abandon par le général J. Katz
http://magoturf.over-blog.com/2015/07/5-juillet-1962-a-oran-un-crime-d-etat-suite.html
H.P.Lovecraft, courte et excellente nouvelle (version anglaise) :
H. P. Lovecraft," The Statement of Randolph Carter ". The Vagrant, May 1920.
https://www.creepypasta.com/statement
Guy Pervillé
Professeur émérite, Histoire contemporaine, Université de Toulouse-Le Mirail & FRA.M.ESPA, France méridionale et Espagne, Histoire des sociétés du Moyen-Âge à l'époque contemporaine. Ancien élève de l’École normale supérieure et ancien pensionnaire de la Fondation Thiers, Guy Pervillé a enseigné, en tant que spécialiste de l’histoire de l’Algérie contemporaine et de sa guerre d’Indépendance, dans les universités de Rouen, Limoges, Bordeaux-III, Nice et Toulouse-Le Mirail, avant de prendre sa retraite comme professeur émérite en 2011.
Principales publications :
Pour une histoire de la guerre d’Algérie, Paris, Picard, 2002.
Atlas de la guerre d’Algérie (cartographie de Cécile Marin), Paris, Autrement, 2003, 2006 et 2011.
La Guerre d’Algérie, Paris, PUF, coll. « Que-sais-je ? », n° 3765, 2007 et 2012.
La France en Algérie, 1830-1954, Paris, Autrement, 2012 [prix Lyautey 2012 de l’Académie des sciences d’Outre-mer].
Les Accords d’Évian (1962). Succès ou échec de la réconciliation franco-algérienne (1954-2012), Paris, Armand Colin, 2012.
Henri Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, avec Éric Conan, 1994
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