Défense et sécurité stratégique : trois ou quatre cercles ?
Tout bon tacticien placé, par choix ou obligation, en position de défense face à l’ennemi sait qu’il doit organiser son dispositif en trois cercles (en cas de front discontinu) ou lignes (en cas de front continu, une éventualité aujourd’hui peu probable), chacun destiné à jouer un rôle dans ce mécanisme propre à la défense qu’est l’abandon momentané de l’initiative pour mieux pouvoir s’en emparer à nouveau une fois l’action ennemie contrecarrée, lorsque celui-ci aura été épuisé et désorganisé par l’effort de son attaque.
Cette géométrie comprend la zone des approches, qui doit tâter le dispositif adverse, déterminer sa force et sa direction, éventuellement le modeler à son avantage ; la zone de défense avancée, lieu où l’effort ennemi subira sa plus forte attrition par une utilisation des feux et de la manœuvre, jusqu’au point qu’il lui sera impossible de poursuivre ; enfin, la zone de défense ultime qu’il s’agit de protéger sans esprit de recul.
Idéalement, son passage dans la zone de défense avancée aura tant infligé de pertes à l’adversaire qu’il sera obligé d’interrompre son avance et qu’il subira alors de plein fouet la réponse, cinématique décisive de la défense qui consiste à reprendre une initiative momentanément concédée par la contre-attaque soigneusement préparée et qui s’abat sur un ennemi épuisé, amoindri, désorganisé par son mouvement vers l’avant et les dommages subis. Sur le plan tactique, c’est donc la zone intermédiaire qui réclame le plus d’efforts chez le défenseur, celle où se joue sa victoire ou sa défaite[i].
Sur le plan stratégique, les choses sont un peu différentes, en particulier dans le contexte actuel : la zone des approches, beaucoup plus lointaine, a désormais acquis une importance primordiale et c’est elle qui absorbe l’essentiel des efforts et effectifs. Examinons cette évolution avant de tenter une définition des cercles défensifs actuels.
- De la Guerre Froide à l’adversaire irrégulier : l’évolution de la posture stratégique défensive
Par l’une de ses cruelles ironies dont l’Histoire est friande, durant tout le long face-à-face Est-Ouest, nos stratèges et tacticiens se sont concentrés sur une forme de combat qui n’a jamais eu lieu et qui apparaît aujourd’hui comme secondaire (mais pas superflu, attention...), tout en subissant, avec réticence et souvent gérées de manière désordonnée, des guerres bien réelles qui allaient en fait devenir la forme principale de conflits qu’ils auraient à affronter une fois l’ennemi principal démantelé.
Car, si un conflit conventionnel ne semble pas aujourd’hui imminent, les guerres révolutionnaires, subversives, asymétriques comme on les nomme aujourd’hui, et dont l’Indochine, le Vietnam et l’Algérie étaient les prémices, sont bien celles contre lesquelles nos armées, taillées et entraînées pour la Guerre Froide, sont engagées (pour ne dire embourbées) actuellement.
Ainsi, cette forme de lutte autrefois regardée avec condescendance, voire purement et simplement ignorée par les militaires occidentaux, est revenue, et pour longtemps, au premier plan de leurs préoccupations, obligeant les forces qui y sont confrontées à des ajustements parfois douloureux et auxquelles elles s’adaptent non sans réticence[ii]. Les exemples anciens reviennent donc en grâce, on redécouvre les penseurs de la « petite guerre » et la contre-insurrection, longtemps considérée comme secondaire, est devenue l’objet de recherche numéro un des penseurs doctrinaux.
Mais la tâche est rendue d’autant plus difficile que les adversaires asymétriques d’aujourd’hui sont majoritairement mus par une idéologie infiniment plus difficile à contrer que celle, dont la gestion était déjà complexe, qui inspirait nos ennemis pendant la guerre froide. Ainsi, à un projet politique communiste endurci par l’exigence patriotique de libération nationale, le double moteur des insurrections post-Seconde Guerre mondiale, est venu se substituer une idéologie religieuse déviante qui recrute et frappe en ignorant les frontières, parfois jusqu’au cœur du territoire adverse, et érige la mort du combattant non plus en sacrifice douloureux, mais nécessaire à la cause, mais en objectif souhaité, désiré car promesse d’une existence meilleure dans un Paradis dont l’entrée se paye avec le sang répandu de l’ennemi, civils et combattants mélangés[iii].
Face à cet Autre, antagoniste irréductible et fanatique, la tactique a évolué, contrainte et forcée. L’approche stratégique doit, elle aussi, s’adapter à cette nouvelle donne.
Comment concevoir un périmètre défensif efficace dans ce contexte en sachant que notre camp semble condamné à recevoir les premiers coups, et donc à subir l’initiative ennemie ?
- La réponse aux adversaires non étatiques : défense proactive et prévention
Ce n’est pas un hasard si j’ai commencé par évoquer l’approche tactique défensive : dans sa lutte contre l’adversaire irrégulier, l’Occident semble a priori condamné à subir l’initiative adverse avant de pouvoir répondre. Comment, en effet, déclarer une guerre en bonne et due forme, et préalablement au déclenchement des hostilités, à un ennemi qui non seulement n’est pas un Etat, mais qui, de plus, tire une grande partie de sa force de son mépris pour les lois et coutumes de la guerre ? A la rigueur, une approche préemptive (à ne pas confondre avec la guerre préventive) peut se justifier, mais cette forme d’intervention militaire est à manier avec d’infinies précautions : si elle semble, dans sa lecture théorique, de bon sens et souhaitable, son application concrète sur le terrain suscite généralement des réactions négatives chez les opinions publiques comme chez les dirigeants des états spectateurs. Personne n’aime celui qui prend l’initiative d’attaquer le premier, une attitude qui le transforme en « agresseur » (même si, à quelques jours ou heures près, ce dernier aurait pu se retrouver dans la position peu enviable de l’agressé). Contre toute logique, il semble préférable à beaucoup de devoir supporter les premiers coups avant d’obtenir le droit de riposter, quand bien même l’absence de profondeur stratégique, par exemple, risquerait de rendre ceux-ci irrémédiablement létaux[iv].
Pour autant, une société qui se contenterait de répondre au cas par cas, et sans stratégie défensive globale, aux assauts de ses ennemis irréguliers se condamne non seulement à subir de lourdes pertes initiales, mais encore à envisager des ripostes inadaptées. L’une des solutions au problème posé réside sans doute dans l’adoption d’une approche défensive proactive, qui se projette vers les sanctuaires de l’ennemi situés au loin, couplée à une politique sécuritaire ferme de prévention en amont de la violence sectaire que les groupes insurgés transnationaux pourraient exporter au cœur même des villes de la puissance détestée.
Eradication des ferments hostiles lointains et défense du territoire national contre l’infiltration des éléments terroristes : ces deux attitudes peuvent constituer le début d’une stratégie efficace dans la lutte contre les nouveaux ennemis irréguliers. Efficace, mais sans doute pas suffisante. Voyons si nous pouvons l’étoffer un peu.
- La nouvelle défense stratégique : les trois cercles
Dans son dernier ouvrage, La Guerre probable, le général Vincent Desportes nous offre un éclairage lumineux de ce que pourrait être une défense efficace contre l’adversaire non-étatique. Laissons-lui la parole :
« Le stratège nous dit l’ardente nécessité, pour l’emporter, de bâtir sa propre profondeur stratégique ; à défaut, vous êtes vite submergés. Il faut donc défendre et stabiliser "à l’avant", sur les cercles extérieurs, conduire si nécessaire l’attrition rétrograde sur les cercles intermédiaires, pour enfin défendre ferme, si hélas cela s’avérait nécessaire, sur les derniers cercles intérieurs. La sécurité, par la défense, doit se construire d’abord "à l’avant", la première ligne de pro-action s’établissant souvent loin des frontières nationales, à proximité des "trous noirs" à contenir puis résorber. »[v]
Que peut-on tirer de ces lignes ?
Tout d’abord, s’il reprend bien le concept trinitaire défensif tactique traditionnel, le général Desportes y apporte une modification de taille : c’est bien sur le cercle le plus éloigné que doit se dérouler le combat principal, bien loin de la zone de défense ultime. Il s’agit donc de se projeter au cœur même du territoire où germe l’adversaire et de s’y implanter suffisamment durablement pour mener une action ferme d’attrition et de stabilisation, la première devant éliminer les ennemis irréductibles, la seconde permettant d’éviter qu’il en naisse d’autres. Ces actions sont le fait des militaires, donc de la défense, mais elles ont également un impact sur la sécurité du pays en prévenant la contagion des ferments subversifs. Cette attitude suppose des moyens et une volonté conséquente ainsi que la ferme conviction que la stabilité sécuritaire du pays se joue au loin.
Ensuite, si les cercles extérieurs et intérieurs sont assez facilement identifiables, le cercle intermédiaire est beaucoup plus flou. Tentons de le cerner : situé entre le sanctuaire national et les points chauds où nos troupes interviennent, il pourrait englober ce qui pourrait menacer notre sécurité stratégique sans agir contre les forces déployées où à l’intérieur de nos frontières. On peut penser aux voies d’approvisionnement vitales (maritime, aérienne), à la déstabilisation d’alliés essentiels voire à l’ouverture de nouveaux fronts insurrectionnels dans des zones proches et qui nous amèneraient à intervenir en dispersant nos forces déjà maigres au regard de la tâche à accomplir.
- Un quatrième cercle ?
Si l’on considère que le troisième cercle défensif est délimité par nos frontières, nationales et européennes, et que l’action des services de sécurité consiste dans ce cas à empêcher des éléments terroristes de s’y infiltrer, est-il provocateur, compte tenu de l’idéologie de l’adversaire, d’imaginer un quatrième cercle qui représenterait le cœur même de notre nation ? Autrement dit, ne faut-il pas viser également les éléments qui, dans nos villes même, sont à même d’embrasser la mentalité insurrectionnelle au point de former des « trous noirs » sur notre propre terrain ? Des zones désétatisées au sein desquelles ils pourraient recruter et planifier des actions contre-gouvernementales ?
Les attentats de Londres, et l’identité de leurs auteurs, ont douloureusement prouvé que l’ennemi pouvait prendre le visage de nos propres concitoyens, nés et élevés chez nous mais qui choisissent d’embrasser la cause adverse. La nature fortement prosélyte de l’idéologie adverse, les méthodes de diffusions actuelles utilisant les nouvelles technologies, les ferments antisociaux et d’exclusion qui existent dans nos sociétés, les efforts de certains recruteurs font que la question de ce cercle de danger interne doit bien être posée et que sa prise en compte peut et doit intervenir en amont du passage à l’acte.
Ce qu’on baptise pudiquement les « zones de non-droit » sont une réalité tangible, en France comme en Europe, et leur retour dans le complet giron étatique n’est apparemment pas pour demain. Si les embryons de systèmes antisociaux qui y prospèrent actuellement sont plus prédateurs, voire revendicatifs, que subversifs, il n’est pas déraisonnable de penser qu’une dégradation accentuée (et qui perçoit, même à moyen terme, une amélioration ?) de la situation pourrait donner naissance à de véritables groupes organisés aptes à mener des opérations meurtrières depuis notre territoire, sur notre territoire et du fait de citoyens qui disposent de notre propre nationalité. Ecarter, par bonté d’âme, aveuglement ou pudeur, cette éventualité ce n’est pas rendre service à la sécurité stratégique du pays comme à celle de l’Union européenne toute entière.
La prise en compte de ce problème potentiel doit avoir lieu dès à présent, tout comme les solutions à mettre en œuvre pour y remédier. Or, celles-ci ne sauraient être que sociétales, systémiques, et non uniquement policières. Après tout, ce serait la moindre des choses que d’asseoir fermement chez nous ce que nous prétendons vouloir importer au loin : la sécurité globale passant par le développement économique, social et le rétablissement intégral de l’influence étatique sur la totalité du territoire en jeu.
Conclusion
Le nouvel « adversaire principal » post-communiste a pu, profitant de notre assoupissement momentané, porter de rudes coups à notre sécurité stratégique en attaquant nos territoires et en s’implantant profondément dans des zones transformées en foyers durables d’insurrection. Après des débuts cahotant, les forces occidentales semblent, à condition de persister dans l’effort en y ajoutant des moyens conséquents, à même de parer à cette menace au loin. Le corpus doctrinal, en tout cas, existe pour ce faire.
Mais nous ne devons pas oublier non plus que ce qui provoque l’embrasement loin de chez nous est aussi présent parmi nous, certes encore dans de bien moindres proportions. Une défense stratégique globale passe donc par une projection vers l’avant, au contact des ferments les plus visibles de la violence, mais aussi par un examen attentif de nos propres sociétés et des espaces lacunaires qu’un développement social inégal provoque. Car les mêmes causes irradiées par la même idéologie provoquent, ou provoqueront, peu ou prou les mêmes effets.
Rétablir la paix au loin ne doit pas nous conduire à négliger d’affermir la nôtre au plus près.
[i] Pour une description plus complète de la tactique défensive, se reporter à la quatrième partie de l’ouvrage de Michel Yakovleff.
[ii] Pour un panorama des évolutions américaines en la matière, ainsi qu’une relation sans fard des freins qu’elles rencontrent, on consultera avec profit le blog de Stéphane Taillat, brillant commentateur de la stratégie contre-insurrectionnelle actuelle et de ses mutations.
[iii] Dans leur préface à l’édition française de l’ouvrage de David Galula, Contre-insurrection, théorie et pratique, le général américain Petraeus et le lieutenant-colonel Nagl, insistent sur ce point qui fait que l’adversaire asymétrique d’aujourd’hui est sans doute encore plus dangereux que celui d’hier, sans compter le fait qu’il est mieux armé.
[iv] Du reste, soyons réalistes, l’épouvantable aventure irakienne a durablement terni le concept en l’utilisant en dépit du bon sens.
[v] In « La Guerre probable », p. 188.
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