Du danger de l’information imprécise par temps de crise
On fait ses courses, insouciant, dans son supermarché habituel. On flâne de rayon en rayon, poussant machinalement son chariot de gondole en gondole, en pensant justement à « l’aqua alta » qui vient ces jours-ci d’envahir Venise, quand soudain on tombe en arrêt devant une affiche insolite.
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Un maximum de 24 kilos de sucre autorisé
On est certain de ne l’avoir jamais vue. Elle fait tache à elle seule dans le paysage d’une allée qu’on a cent fois parcourue depuis des mois. Impossible de la manquer avec son allure de moitié de faire-part funèbre ! Dans deux marges noires à angle droit quatre mots en blanc alertent le client : « Information - Vente de sucre ». On n’en croit pas ses yeux à lire l’avertissement saugrenu du magasin : « Nous informons notre aimable clientèle, est-il écrit, que le maximum autorisé à la vente est de 24 kilos. »
On en sourit d’abord : qu’a-t-on besoin de le savoir quand le kilo qu’on saisit, suffit à sa consommation de près de deux mois ? On hausse les épaules : que ferait-on de 24 kg ? On continue donc à fureter dans les rayons. Mais on a beau faire : la pancarte n’en finit pas d’intriguer. On ne peut s’empêcher de se retourner. A-t-on bien lu ? Ce rappel à l’ordre est loufoque : 24 kilos maximum par achat ? Ce n’est pourtant plus la saison des confitures !
La peur instillée
On se souvient alors du film de Jacques Rouffio, « Le sucre » (1978) : joué par Michel Piccoli, l’arrogant spéculateur à cigare décrétait, péremptoire : « Plus de sucre ! » C’était sa façon de faire monter les cours en asséchant le marché. Du coup, on ne sourit plus. On s’interroge : la flambée des matières premières depuis quelques mois y serait-elle pour quelque chose ?
Ces étranges 24 kilos commencent même à inquiéter. Car si la direction du magasin a fixé cette limite fantasque, c’est qu’elle a dû voir défiler des chariots aussi fantasques chargés de sucre à ras bords. On n’a pourtant pas entendu parler de rationnement de sucre.
Le spectre du passé
On en vient à se sentir tout chose. On est soudainement projeté dans un temps qui n’existait que dans les livres d’Histoire avec les pénuries de la guerre. Les mêmes réflexes seraient-ils aujourd’hui déclenchés ? Ces mêmes personnages qui sont de toutes les époques, toujours aux aguets, précautionneux ou cupides, ont-ils repris leur manège et recommencé à stocker à l’avance ? Car sait-on jamais ? Si ce n’est pas pour leur seule consommation personnelle, ça sera pour celle des autres quand ils manqueront de tout. On fera des affaires.
Existe-t-il déjà une peur de pénurie diffuse, connue d’initiés seuls, dont on n’aurait pas su déchiffrer les signes ? Sur quoi se fonderait-elle ? Il est vrai que les médias ne cessent de répéter qu’avec la crise financière, une crise économique se profile et qu’on n’a encore rien vu.
Toujours est-il que si la peur n’existe pas encore, la pancarte est bien faite pour commencer à l’instiller. Sans doute, 24 kilos de sucre, ce ne sont pas vraiment encore des restrictions. Mais, on le sent, il suffit qu’une limite soit fixée autoritairement, même infiniment au-delà de ce à quoi on peut prétendre, pour qu’une crainte sourde de pénurie commence à sourdre, en l’absence de tout contexte. La clientèle qu’on dit aimable n’a-t-elle pas droit à une explication ? On s’est risqué à la demander : « C’est pour l’alcool ! » a répondu aussi concise que péremptoire une préposée du magasin. Ah ! a-t-on fait soulagé, en feignant de comprendre, si c’est pour l’alcool ! … Et on s’en est retourné content tout de même que le rationnement n’était pas encore pour cette fois.
Paul Villach
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