Education nationale : vers la fin du collège unique ?
Faut-il en finir avec le collège unique ? Le collège dit « unique » n’est aujourd’hui qu’un leurre qui peine à dissimuler la reproduction des inégalités sociales. Il s’apparente à une gare de triage qui débouche, au terme de l’année de 3e, sur la répartition des lycéens entre les filières générales et les filières professionnelles ; les premières permettant aux classes moyennes d’accéder à l’université et aux grandes écoles, et les secondes de reléguer les classes populaires définitivement exclues de certaines positions sociales. C'est pourquoi il est aujourd'hui remis en cause, et au coeur des débats sur l'école. Retour sur un maillon essentiel du système éducatif...
Tout homme, dans une démocratie, a deux métiers : le sien et celui de citoyen. Voilà le rappel qui devrait servir de préalable à toute discussion sérieuse sur l’école. Les missions éducatives, en effet, sont de deux ordres : la formation de l’individu en vue de l’insertion professionnelle d’une part, et l’instruction nécessaire à l’implication dans la vie de la Cité d’autre part. Ce deuxième volet, quelquefois malheureusement oublié, s’avère pourtant essentiel : que nous devenions maçon, boulanger, comptable, professeur ou banquier, nous exerçons tous au-delà de nos spécificités une activité commune, notamment au travers du suffrage universel. Or, la condition de ce dernier, c’est que le peuple soit éclairé. A moins de considérer le bulletin de vote comme un ticket de loterie, il faut bien admettre que chaque électeur doit pouvoir se prononcer en connaissance de cause au moment de se rendre aux urnes. Une exigence civique qui suppose en amont l’acquisition par l’école d’un minimum de culture générale. Car sinon, comment saisir les enjeux d’un scrutin et lire les programmes des candidats ? Le débat public est souvent ardu, et ne peut pas être suivi sans une maîtrise du français dépassant les 300 mots de vocabulaire, ou encore sans quelques repères historiques et géographiques indispensables à la compréhension de l’actualité. Le projet du collège unique, c’est d’aller dans le sens de cette double formation, en donnant la possibilité aux élèves de s’approprier ce socle commun, qui lui seul favorisera à la fois leur insertion professionnelle et l’exercice de leur futur métier de citoyen. L’échec de ce modèle, dans sa mise en œuvre, est cependant indéniable. Mais, parce que sa mise en œuvre a échoué, faut-il pour autant en finir avec le projet ?
Les « républicains », qui s’insurgent contre les délires des « pédagogistes » dans la querelle qui déchire le petit monde de l’éducation, entendent remettre les savoirs au centre du système et rompre avec l’égalitarisme borné. Je me reconnais dans ce combat-là, et je continue à penser que les publications de Maschino, Brighelli ou Polony ont le mérite de dénoncer le scandale : celui d’un système éducatif ruiné, où les élèves n’apprennent plus grand-chose, hormis dans quelques établissements privilégiés. Toutefois, la défense de l’école dite « républicaine » face à la démagogie qui la mine ne me convainc pas lorsqu’elle passe par la remise en cause du collège unique. Il me semble même qu’elle débouche alors sur une contradiction.
En effet, la principale critique adressée aux « pédagogistes », et à juste titre, est que sous prétexte de « s’adapter » au niveau des différents publics, ils en sont arrivés à promouvoir une école à 40 vitesses, au détriment de la transmission d’une culture commune et du maintien de l’égalité des chances. Or, le fait de sortir certains élèves du collège pour les orienter prématurément, comme c’était d’ailleurs le cas auparavant, vers des filières techniques, équivaudrait précisément à les exclure d’une telle transmission, en considérant de plus en plus tôt que « ça ne serait pas pour eux ». Comme chez les « pédagogistes », finalement, le présupposé qui nourrirait cette proposition serait celui selon lequel l’offre éducative devrait « s’adapter » au niveau des différents publics. Dès l’âge de 13 ou 14 ans, l’adolescent serait de cette manière classé, marqué, étiqueté et enfermé dans une identité qui recouperait généralement la catégorie socioprofessionnelle de ses parents. Avec l’apprentissage et l’accélération du transfert vers des structures prises en charges par les entreprises, nous achèverions le processus de renoncement à l’idéal républicain, pour lui substituer une mise des hommes au service de l’économie, au lieu que ce soit l’économie qui demeure au service des hommes. Il s’agirait de fournir à très court terme le capitalisme en main-d’œuvre facile, docile et corvéable à merci. Le moyen pour les investisseurs occidentaux d’un marché mondialisé, sans doute, de se procurer les bêtas plus du meilleur des mondes qui leur serviront à rivaliser avec leurs homologues asiatiques…
Pouvons-nous hypothéquer les chances du fils d’ouvrier en l’écartant dès la 4e de filières qu’il ne pourra plus rejoindre par la suite ? Pouvons-nous cautionner un déterminisme social qui engage ainsi l’avenir d’une élite en puissance ? Je crois pour ma part dans la capacité de chacun à progresser, c'est-à-dire à devenir autre que ce qu'il n'était au départ. Certains jeunes, parce qu’ils sont issus d’un milieu qui ne favorise pas leur éclosion, ont besoin de prolonger l’aurore de leurs jours afin de ne se révéler qu’à la tombée du soir, et de s’assurer éventuellement des lendemains qui chantent. Il leur faut davantage de temps pour se projeter. Le collège unique, et pourquoi pas un lycée facilitant le passage d’une filière à l’autre, devraient offrir ce temps de réflexion ; avec un bagage culturel facteur d’extension des possibles. D’autant plus que le problème de l’orientation n’est pas qu’une affaire de savoirs. C’est également une question de codes.
Par « codes », il faut entendre certaines habitudes, certaines références, certains réflexes qui sont autant de signes de reconnaissance entre membres d'un même groupe : ne pas les posséder trahit en revanche le fait d'arriver quelque part en intrus (en raison de l'origine sociale, par exemple). Ce dont il est question cette fois, ce n'est pas du fait de posséder le niveau requis pour intégrer telle formation, mais d'autre chose, qui confine à l'arbitraire, et qui peut être un facteur d'exclusion. Le petit garçon qui grandit dans le 8e arrondissement, qui a une soeur à Henri IV et un frère à Polytechnique, optimise ses chances de faire le meilleur parcours, et mettra probablement tout en oeuvre pour y arriver ; alors que le fils d'ouvrier qui évolue dans une ville moyenne de province, qui n'a jamais entendu parler des grandes écoles et ne sait même pas distinguer les filières entre L et S (personne dans son entourage pour l'éclairer), se verra très tôt bloqué sur le chemin de la réussite... En effet, il ne possède pas le « décodeur » ; surtout si ses seuls référents, dans sa famille ou dans son quartier, sont dans la précarité, au chômage... ou vivent de petits trafics...
Si j'écris « 5. exf6 dxc3 6. bx3 xf6 », j'emploie un code : intelligible pour les joueurs d'échecs (il sert à retranscrire le déplacement des pièces sur l'échiquier), mais incompréhensible pour le non initié, celui à qui il n'a jamais été expliqué. Eh bien, écrire « L, S, HEC, X, Essec » relève de la même manière d'un code sans doute évident pour ceux qui connaissent un peu le système éducatif, mais des plus obscurs pour ceux qui en ont toujours été tenus éloignés. L'élève qui ne sait pas à quoi correspondent les différents sigles, sur quelles cases de l'échiquier éducatif les diverses filières débouchent exactement, pourquoi telle option peut se révéler plus avantageuse, etc, se trouve dans la même situation qu'un individu qu'on inviterait à jouer aux échecs sans lui avoir expliqué au préalable les règles du jeu. Il se retrouve perdu, écarté du centre de l'échiquier ; et pas forcément parce qu'il n'aurait pas pu devenir un bon joueur, mais parce qu'on n'a pas estimé nécessaire de lui faire partager le code initial. C'est cela, se retrouver outsider, pendant que les insiders, inconsciemment peut-être tant ils y sont habitués, s'échangent les clefs qui ouvrent certaines portes... ou pas. Il ne s'agit pas de dénoncer le fait que des fils des classes moyennes aient pu intégrer les grandes écoles, notamment Polytechnique... mais le fait que, peut-être parce qu'ils n'ont pas bénéficié de certaines informations, des fils des classes populaires qui en auraient eu la capacité aient été écartés de tels parcours.
S’il y a des « républicains » sincères qui ont compris que les délires de la nouvelle pédagogie empêchent d’atteindre l’égalité d’instruction dont rêvait Condorcet, il en est d’autres qui, sous couvert de défendre l’école de la République, poursuivent depuis longtemps un projet de société qui n’a rien de républicain : une sorte de retour à l’Ancien Régime, avec d’un côté une aristocratie ayant droit, par le privilège de la naissance, aux meilleurs collèges et aux meilleurs lycées : la voie royale ; et de l’autre un tiers état juste bon à fournir une main-d’œuvre bon marché « renvoyée à son cuir », comme disait Alain, et dont il faut se débarrasser au plus vite. Ceux-là se moquent en réalité de savoir si, dans les classes populaires, il y a des individus dont le collège puis le lycée auraient dû permettre de révéler le talent. Ils se sont du reste accommodés de la fabrique du crétin, tant qu’elle ne dérangeait pas leur petit confort personnel et leur passage au prochain échelon sur la grille d’avancement. Ils se sont seulement inquiétés, sur le tard, d’une dérive en fabrique du barbare se traduisant par des incivilités et des violences scolaires auxquelles ils se trouvent désormais directement exposés. La conséquence de leur charge contre le collège unique, c’est surtout d’encourager une politique rétrograde et comptable dont l’aboutissement sera, outre la multiplication des citoyens de seconde zone, le développement de l’apprentissage au service d’intérêts privés ; et par conséquent toujours moins d’enseignants à mettre devant des classes dans un service public saigné à blanc.
La réponse aux dérives du pédagogisme, à cet égard, ne se trouve pas dans la rupture avec le collège unique, mais dans la restauration de l’autorité des professeurs, quelque soit l’établissement, et dans le retour à une réelle transmission des savoirs, quelque soit le niveau. Si ce programme était appliqué, académie par académie, établissement par établissement, et par tous les acteurs du système, il ne serait alors probablement plus jugé opportun d’évoquer la fin d’un projet, mais au contraire de saluer le fait qu’il puisse enfin être mis en œuvre.
Daniel Arnaud
Auteur de Dernières nouvelles du front, choses vues dans un système éducatif à la dérive, L’Harmattan, 2008. http://www.sauv.net/arnaud.htm
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