Entretien avec Matthieu Ricard : plaidoyer pour les animaux

Matthieu Ricard, moine bouddhiste proche du Dalaï Lama, est l'auteur de nombreux best-sellers, dont Plaidoyer pour l'altruisme*. Son nouveau livre, Plaidoyer pour les animaux (Vers une bienveillance pour tous)**, est d'autant plus appréciable qu'il fait écho à l'amendement, voté le 14 avril 2014, du code civil français, pour lequel les animaux sont considérés, non plus comme des « biens meubles », mais comme des « êtres vivants doués de sensibilité ».
Daniel Salvatore Schiffer : Vous écrivez, dès l'introduction de votre « Plaidoyer pour les animaux », que « ce livre est une suite logique et nécessaire à « Plaidoyer pour l'altruisme ». Vous y précisez qu' « il a pour but de mettre en évidence les raisons et l'impératif moral qui justifient d'étendre l'altruisme à tous les êtres sensibles, sans limitation d'ordre quantitatif ni qualitatif. » Pouvez-vous développer cette idée ?
Matthieu Ricard : La souffrance humaine, sur terre, est immense. J'ai passé une grande partie de ma vie, et aujourd'hui encore avec l’organisation humanitaire que j’ai fondée, « Karuna-Shechen », au Népal, en Inde et au Tibet, à tenter, pour ma modeste part, de la soulager. Ce type d'humanisme ne doit pas nous empêcher, toutefois, de nous préoccuper aussi du sort des 1,6 million d'autres espèces qui peuplent notre planète. Au nom de quel critère devrions-nous choisir, en les excluant l'un par rapport à l'autre ? Toute souffrance mérite d’être soulagée. Nous vivons dans un monde interdépendant, où le sort de chaque être, quel qu'il soit, est intimement lié à celui des autres. Il ne s'agit donc pas de nous occuper que des animaux bien entendu, mais aussi des animaux, qui méritent notre respect et notre attention.
HUMANISME, ALTRUISME ET BIENVEILLANCE POUR TOUS
D.S.S. : D'où cette nuance, capitale pour bien comprendre votre démarche, que vous introduisez, au sein de votre raisonnement, afin d'éviter, animé par une sage prudence, tout anthropomorphisme et, comme tel, aussi réducteur que « dénaturé » lorsqu'il se voit appliqué au règne animal . Ainsi, écrivez-vous dans l'introduction de ce même « Plaidoyer pour les animaux : « Il ne s'agit pas non plus d'humaniser les animaux ou d'animaliser l'homme, mais d'étendre aux deux notre bienveillance » !
M.R. : Exact ! L'extension de cette notion de « bienveillance », éminemment morale, s'avère plus une question d'attitude responsable envers ce qui nous entoure que d'allocation des ressources, par ailleurs limitées, dont nous disposons pour agir sur le monde. Je pense que le temps est enfin venu, et c'est même une urgence aujourd'hui, de considérer les animaux non plus comme des êtres inférieurs, mais comme nos « concitoyens » sur cette terre. Comme disait très justement le poète romantique français Alphonse de Lamartine, « On n'a pas deux cœurs, un pour les animaux et un pour les humains. On a un cœur ou on n'en a pas. » !
D.S.S. : Cette superbe et généreuse pensée de Lamartine, vous l'avez mise en exergue de votre « Plaidoyer pour les animaux », tout comme une autre magnifique phrase du grand dramaturge irlandais George Bernard Shaw, célèbre végétarien : « Les animaux sont mes amis... et je ne mange pas mes amis. » !
M.R. : Oui ! Nous perpétrons aujourd'hui un massacre d'animaux à une échelle qui, hélas, n'a pas d'égale dans l'histoire de l'humanité. Nous tuons chaque année, pour notre seule consommation, 60 milliards d'animaux terrestres et 1000 milliards d'animaux marins. Cette tuerie, en masse, pose un défi éthique majeur ! Mais il nuit aussi à nos sociétés : cette surconsommation, mauvaise pour notre santé, aggrave, paradoxalement, la faim dans le monde (750 de tonnes de céréales sont exportées des pays pauvres pour l’industrie de la viande dans les pays riches), tout en provoquant, de surcroît, une série de déséquilibres écologiques sans précédent. Je suis donc, moi-même, végétarien, sans que jamais je n'impose pour autant, respectueux de mes semblables, mes vues à autrui : chacun est libre de vivre comme il l'entend !
PRISE DE CONSCIENCE
D.S.S. : Vous invitez donc, sans jamais verser toutefois en une quelconque forme de prosélytisme, à une prise de conscience de ce malheureux et dangereux état de fait !
M.R. : Absolument ! La production industrielle de viande et la surpêche des océans constituent, en soi, un grave problème. Mais, plus généralement, le non-respect des animaux, de leur sensibilité et de leur dignité, amène à tuer, et à faire souffrir horriblement, un grand nombre d'entre eux lorsqu'ils se voient utilisés, pour le trafic d'animaux sauvages (l'ivoire des cornes de rhinocéros ou des défenses d'éléphants, le cuir des crocodiles, la chair des ailerons des requins, la peau des félins, la chasse à la baleine, la fourrure des bébés phoques, etc.), pour la corrida, le cirque, le zoo, la pêche sportive et autres formes d'instrumentalisation ou de divertissement. Ces comportements, déjà très répréhensibles en soi, sont en outre induits, le plus souvent, pour de simples et pures raisons « artistiques » ou vénales.
D.S.S. : A cette hécatombe s'ajoutent ses conséquences, non moins dommageables, sur la biosphère !
M.R. L'impact de ce style de vie sur la biosphère est considérable : au rythme actuel, d'ici 2050, 30% de toutes les espèces animales auront disparu, anéanties, de la surface du globe. Cela s'avérera donc également, si nous n'y prêtons pas garde, avec toute l'attention que pareille menace mérite, une catastrophe, y compris sur le plan environnemental, pour l'espèce humaine elle-même .
DS.S. : Vous vous opposez donc résolument là à la très contestable théorie de l'animal-machine, privé de toute sensibilité et conscience, dont se prévalaient, par le passé, certains philosophes et hommes de science, tels Aristote, Descartes, La Mettrie, Malebranche et même Kant !
M.R. : Effectivement ! Cette théorie de l'animal-machine est, de toute évidence, une absurdité. C'est une insulte au bon sens. Il suffit, pour s'en convaincre, d'observer, tout simplement, la vie des animaux, leurs réactions face à la douleur, leurs comportements face à leurs émotions, comme le plaisir, la joie, la tristesse, la peur. Les études qui jalonnent mon livre, Plaidoyer pour les animaux, jettent une nouvelle lumière, je pense, sur la richesse tout autant que la complexité des capacités intellectuelles et affectives d’innombrables espèces animales et sur leurs cultures si différentes des nôtres, trop souvent ignorées par l'homme. Elles mettent également l'accent sur le continuum reliant l'ensemble des espèces animales jusqu'à l'Homo Sapiens, et permettent ainsi de retracer l'histoire évolutive, par une longue série d'étapes et de changement parfois minimes, des espèces qui peuplent notre planète.
DROITS DE L'ANIMAL ET DEVOIRS DE L'HOMME
D.S.S. : Vous parlez également, dans ce « Plaidoyer » et en accord avec le récent amendement (voté le 14 avril 2014) du code civil français, selon lequel les animaux sont considérés désormais comme des « êtres vivants doués de sensibilité » et non plus comme des « biens meubles », des « droits de l'animal » et des « devoirs de l'homme » ! Qu'est-ce à dire ?
M.R. : Cet amendement au code civil français, voté le 14 avril dernier, a été précédé, deux mois auparavant, en février 2014, d'un colloque, à Paris, au Sénat, auquel j'ai moi-même participé avec d'autres, afin de favoriser cet important vote, qui est un progrès notoire, même si encore insuffisant (car encore faudrait-il l’appliquer de manière plus large). Mon dernier livre, Plaidoyer pour les animaux, est une exhortation à changer notre rapport aux animaux. Elle ne se veut pas, toutefois, faire figure de blâme ou de diktat. Qui suis-je, d'ailleurs, pour prétendre à pareille prérogative ? Non, les enseignements de mon livre se fondent, tout d'abord, sur les travaux et recherches d'évolutionnistes, d'éthologues, de penseurs et de spécialistes de l’environnement mondialement reconnus, respectés dans leur domaine cognitif et sphère de compétence. Je suis convaincu – l'expérience quotidienne le démontre sans ambages – que les animaux sont capables de jugement. Ils sont dotés, chacun à leur niveau et selon leur espèce, de sensibilité et d’intelligence. Il y a un continuum, dans la chaîne de la vie, entre le règne animal et les humains. Les animaux ont donc des droits naturels, celui de rester en vie pour commencer, comme nous avons envers eux le devoir de ne pas leur infliger des souffrances inutiles.
D.S.S. : Quel est, selon vous, le point le plus essentiel, au sein de ce continuum, entre l'homme et l'animal ?
M.R. : Le point commun le plus frappant entre l'homme et l'animal est la capacité de ressentir la souffrance. Nous ne pouvons plus fermer les yeux sur cette réalité. La plus grande partie des souffrances, incommensurables, que nous leur infligeons ne sont ni nécessaires ni inévitables. Il n'y a aucune justification morale au fait d'imposer la souffrance et la mort à qui que ce soit. Mon Plaidoyer pour les animaux se présente donc aussi comme une invitation à agrandir le cercle de notre bienveillance et à y inclure les animaux. Restreindre notre bienveillance à nos semblables, c’est déjà la dégrader. En aimant ces autres êtres sensibles que sont les animaux, nous n’aimons pas moins les humains ; au contraire, nous les aimerons mieux, car notre bienveillance y gagnera en qualité et en profondeur !
*Publié chez Nil.
**Allary Éditions.
DANIEL SALVATORE SCHIFFER***
***Philosophe, auteur de Oscar Wilde – Splendeur et misère d'un dandy (Editions de La Martinière, “beaux livres”).
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