France, pays des droits... du délateur
Le 12 avril prochain, il y aura sept ans que, par un tour de passe-passe, la République française a inscrit dans sa législation les droits du délateur en vidant d’une partie de son contenu la grande loi du 17 juillet 1978 sur l’accès aux documents administratifs, modifiée en juillet 1979.
Ça s’est passé en catimini et, depuis, les citoyens français qui devraient être les premiers intéressés dans la mesure où ils peuvent être dénoncés à tout moment à une autorité administrative par vindicte ou malveillance, s’en soucient comme d’une cerise. N’est-ce pas, par temps d’élections présidentielles, un choix de société dont il s’agit, selon que l’on accepte ou non de protéger les droits des délateurs au détriment de leurs victimes ?
La loi du 17 juillet 1978, une « révolution administrative »
- La loi du 17 juillet 1978, adoptée sous la présidence de M. V. Giscard d’Estaing avec M. R. Barre comme Premier ministre, a donc été neutralisée, le 12 avril 2000, pour une part essentielle de son contenu, sous la présidence de M. J. Chirac, M. L. Jospin étant Premier ministre. Elle avait, 22 ans auparavant, représenté une sorte de « révolution » dans les mœurs de l’administration française, puisque, selon son article 6 bis, tout document « nominatif » - c’est-à-dire mentionnant le nom d’une personne - pouvait être réclamé par cette personne et devait de droit lui être communiqué « sans que les motifs tirés du secret de la vie privée, du secret médical ou du secret en matière commercial et industriel, portant exclusivement sur des faits qui (lui) sont personnels, puissent (lui) être opposés ». Les informations à caractère médical devaient seulement être communiquées par l’intermédiaire d’un médecin traitant. Cette communication de documents était fondée sur le respect des droits de la défense de la personne mise en cause, impliquant le droit au débat contradictoire.
La « résistance » de l’administration
On épargnera au lecteur le détail des diverses étapes de la résistance opposée à l’application de cette loi par une administration habituée plus à l’opacité qu’à la transparence depuis des siècles. Elle obtiendra ainsi du Conseil d’État, le 14 octobre 1992 l’occultation du signataire sur les documents demandés pour le cacher à la personne qu’il met en cause. Puis, le 18 novembre 1999, elle se verra reconnaître par la cour administrative d’appel de Nancy le droit... de perdre le document demandé. C’est commode quand on ne veut pas le transmettre. Mais, il faut croire que ces astuces ne suffisaient pas à assurer la sérénité de délateurs dont l’administration paraît priser les informations. C’est dans ce contexte qu’a paru la loi du 12 avril 2000 et ce nouvel article 6, remplaçant l’article 6 bis originel.
Un triple maquillage
Comme toujours, les mauvais coups sont perpétrés en cachette.
- Quel député de base a vu venir celui-ci puisque on avait pris soin de le maquiller triplement ? 1- Il était inscrit et donc perdu dans une de ces « lois fourre-tout » comme sait en voter parfois la représentation nationale ; 2- on avait donné à cette loi le noble but d’accroître la transparence dans les relations entre administration et administrés ; 3- et, surtout, on avait écrit ce nouvel article 6 de manière à le rendre incompréhensible au premier abord par un joli jeu de mots.
- Sans en avoir l’air, celui-ci a neutralisé une fois pour toutes « la malfaisance » de cette loi du 17 juillet 1978. Il faut, en effet, avoir l’œil exercé pour repérer la manœuvre imaginée par les experts en opacité administrative : un simple jeu de mots entre « intéressé » et « personne » et le tour est joué ! Ni vu ni connu, j’ t’embrouille ! Ce jeu de mots suffit à interdire toute communication d’une lettre de dénonciation à sa victime : « ne sont communicables qu’à l’intéressé, est-il seulement précisé, les documents administratifs faisant apparaître le comportement d’une personne dès lors que la divulgation de ce comportement pourrait lui porter préjudice. »
"Intéressé" et "personne", deux individus différents
Et alors ? va objecter le lecteur qui ne voit pas où est le mal, ça ne va pas empêcher la communication des documents demandés ! Oui, si "l’intéressé" et "la personne" ne sont qu’un seul et même individu, mais ce n’est pas le cas ! Qu’on relise donc attentivement le texte ! Une lettre qui met en cause une "personne" ne peut plus lui être remise à sa demande. Pourquoi ? Mais parce que la communication de cette lettre qui la dénonce, à la "personne" dénoncée, fait automatiquement apparaître à la "personne" dénoncée le comportement de dénonciation de l’auteur de la lettre ! C’est ce qu’interdit précisément l’article 6, car cette transmission pourrait porter préjudice au dénonciateur : la "personne" dénoncée pourrait, par exemple, lui demander d’en rendre compte devant un tribunal. Du coup, le fameux « intéressé » qui seul a droit, selon la loi, à la communication de cette lettre de dénonciation sans courir le risque d’un préjudice, et qui ne ne peut être personne d’autre, ... c’est l’auteur de la lettre de dénonciation ! En somme, cet article 6 introduit le burlesque dans le droit : il prive "la personne" dénoncée de la preuve d’une dénonciation dont elle aurait besoin, et autorise l’administration à fournir au dénonciateur - "l’intéressé" - un double de sa lettre de dénonciation dont il n’a pas besoin, sauf si, par imprévoyance, il n’en pas gardé copie et qu’il veut relire sa prose !
L’irresponsabilité des responsables
Cet article 6 est un bel exemple des méthodes aujourd’hui en usage pour ridiculiser le droit et ruiner les libertés acquises. Les députés pour la plupart n’y ont sans doute vu que du feu ! Les responsables interrogés, en revanche, ont tenté soit de nier en toute mauvaise foi l’analyse de cet article 6, aujourd’hui validée par la juridiction administrative, soit de justifier cette réécriture de la loi. En 2002, M. Jospin a, sans rire, défendu le progrès que représentait cette loi. Quel progrès, en effet, que de rétablir l’opacité administrative ! Il demandait même de faire confiance au Conseil d’État, en cas de contestation. Le Conseil d’État, défenseur des libertés ? Comme en 1940 quand il n’a trouvé rien à redire aux discriminations des décrets-lois antisémites ? En 2002 également, M. Chirac, lui, comme toujours, a promis de faire examiner cette analyse par un comité d’experts, pour finir par faire répondre en 2005 que la Présidence de la République n’était pas compétente en matière législative. Tu parles, Charles ! dans un régime politique où 95 % des lois sont d’origine gouvernementale ? En 2005 aussi, le président de la commission des lois du Sénat a été plus franc : il a osé soutenir joliment qu’il n’était pas « souhaitable que l’État (pût) à son tour procéder à une dénonciation » ! Auparavant, en octobre 2003, il s’était tout de même tenu un colloque au Sénat pour célébrer le 25e anniversaire de cette grande loi du 17 juillet 1978, sans que quiconque s’émût de l’opération qui, en 2000, l’avait dénaturée !
Dans un pays où la délation a été érigée en sport national sous le régime de Pétain, il n’y a pas si longtemps, - on embauchait pour traiter les lettres de dénonciation qui affluaient sur les bureaux de la milice - ne devrait-on pas, par temps de relations pacifiées, éduquer les citoyens à la responsabilité ? Il ne s’agit pas de contester le devoir de dénonciation que prescrit la loi dans des cas précis, mais de protéger le droit au débat contradictoire qui fait partie intégrante des droits de la défense. Le nouvel article 6 instaure au contraire la protection du délateur et de son irresponsabilité au détriment de sa victime. L’ouverture d’un « casier » administratif secret en est le corollaire. En faut-il davantage pour que se développe une police politique clandestine ? Les divers candidats à la présidence de la République ne devraient-ils pas se prononcer sur cette société policière qu’à l’insu de presque tout le monde, a inaugurée l’article 6 liberticide de la loi du 12 avril 2000 ? Paul VILLACH
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