Je suis transcendantalement fou pour penser le post-capitalisme

Premier constat : le monde va mal, les sociétés se délitent, les inégalités s’accroissent, la médiocrité se diffuse, la corruption s’étend, les ressources s’épuisent.
Que faire ?
Un, il existe des moyens, mais personne ne les applique. Faisons en sorte d’utiliser des solutions déjà existantes.
Deux, il existe des moyens mais ils ne sont pas adaptés au monde actuel et donc, ils ne sont pas opérationnels (Alain Badiou croit à l’hypothèse communiste, d’autres non).
Trois, il existe des moyens mais les élites et les bien placés ne veulent pas les employer pour ne pas entamer leurs positions matérielles.
Quatre, les moyens actuels sont impuissants mais on peut trouver d’autres outils et inventer une société différente, un monde voué au mieux vivre ensemble.
Question : par moyens, entend-on uniquement des instruments économiques et politiques ou bien doit-on y ajouter une libre participation des individus, une invention d’existences intelligemment modifiées pour s’insérer dans un puzzle évoluant vers une configuration gagnant gagnant ? Avec le cas échéant une transmutation des valeurs pour parler comme Nietzsche. Un nouvel âge du politique est-il décryptable dans quelques textes anciens, comme ceux de Platon ayant valeur de hiéroglyphe, pour reprendre encore une formulation de Nietzsche ? Ou alors, le domaine des solutions politiques étant épuisé, il faudra s’en tenir à un dessein plus spirituel, sorte d’éveil collectif permettant de prendre mesure et maîtrise des moyens matériels, laquelle maîtrise pouvant éventuellement se transcrire en dispositions politiques.
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Ces notes liminaires ont pour but d’introduire une réflexion sur l’importance de la réflexion, de la pensée, et par voie de conséquence, sur l’intérêt d’écrire et publier les idées novatrices pouvant en ressortir, ainsi que les analyses en profondeur sur la nature des problèmes et la présence de solutions à mettre en œuvre ensemble. Deux interrogations. La société a-t-elle besoin des philosophes pour aller de l’avant vers un mieux vivre ensemble ? Et dans l’affirmative, quels penseurs sont en mesure de répondre à cette tâche. Mieux vaudrait dire à cette attente, en supposant, ce qui n’est pas acquis, que les citoyens expriment une telle attente ?
Un survol des champs éditoriaux montre que les réflexions sur la société ne manquent pas. Mais sont-elles pertinentes, souhaitables, efficaces ? Des noms ! Badiou, Bourdieu, Rosanvallon, Lordon, Morin, Cohen, Todd, Gauchet sont les figures les plus attendues et les plus respectées. Sinon, on peut aligner d’autres intellectuels, les uns très médiatiques mais disons, suspects, comme Minc, Attali, Slama, Finkielkraut, BHL, JF Kahn, et les autres peu médiatiques et donc, pas très crédibles pour un public pour qui ce qui n’est pas dans les médias n’a pas grande valeur. Des femmes savantes ont écrit sur la société. Elisabeth de Fontenay (à ne pas confondre avec la dame au chapeau qui martyrise les miss), Myriam Revault d’Allonnes ou Monique Canto-Sperber, toutes réputées dans les cercles universitaires pour leurs savants travaux qui trouvent souvent une édition pour grand public cultivé. Il y a aussi des hommes savants, des inconnus travaillant et réfléchissant entre deux amphis et dont je tairai le nom pour la bonne raison qu’étant inconnus, je ne les connais pas.
Parfois une brève de comptoir contient plus de philosophie que dans un livre savant. Si la philosophie servait à améliorer la société, ça se saurait, on en constaterait les résultats, or, tout semble se déglinguer depuis 20 ans, et pourtant, sont disponibles toutes les grandes pensées du passé, alors que le nombre de philosophes en exercice ne cesse de s’accroître. Force est d’émettre une hypothèse, la philosophie est du passé. Elle a favorisé l’essor des sociétés modernes mais son champ d’intervention est épuisé. Pour le dire autrement, la société n’est plus réceptive à la pensée. Dont ce serait la défaite, pour reprendre une formule de Finkielkraut.
Il est dérisoire de faire le procès des intellectuels. Ils font ce qu’ils peuvent et surtout, ils sont déterminés par des pratiques universitaires qui les conduisent à se jauger et se rapporter les uns aux autres, plutôt qu’à penser le réel en y étant immergé. Pour preuve, l’incompréhension du Net par un Finkielkraut qui parle d’un média sans en faire un usage minimum pour le maîtriser. La plupart des professeurs d’université n’ont pas la liberté de pensée car ils doivent satisfaire à un certain nombre d’occupations, aller dans les conférences, les amphis, organiser les cours et les examens, participer aux réunions, gérer leur carrière, publier dans des revues et pour résumer, rester dans un cadre spécialisé sans lequel le professeurs devient tel un poisson sorti de son bocal et privé de son milieu aquatique. On se demande bien comment une pensée fulgurante peut sortir de ce magma praxique. Il m’est arrivé de lire un papier de Lordon sur l’application du conatus spinozien en sociologie. L’essentiel de son propos a consisté à ferrailler avec Bourdieu pour bien marquer sa différence.
Il n’y a plus de pensée radicalement novatrice sur la société, ou alors s’il y en a une, elle viendra de types inclassables et déconnectés du système universitaire, sortes d’agents secrets oeuvrant à l’écart des cercles intellectuels et scientifiques. Le libre penseur est en fait un mutant qui a su s’adapter en dehors des milieux spécialisés et naviguer librement là où il juge que c’est nécessaire.
Parfois, quelques penseurs rencontrent un public en livrant des réflexions pertinentes et originales. Mais les intellectuels les plus prisés sont les figures médiatisées qui par on ne sait quel miracle adaptatif, parviennent à vendre des ouvrages superficiellement savants. Ne soyons pas dupes. Les médias y sont pour beaucoup. Ces livres changent-ils la société ? Sans doute que non ou alors très subtilement, pas comme dans les temps anciens où tout était à inventer. Ils livrent quelques explications aux honnêtes hommes en quête de savoir sur le monde. Les sociétés étant livrées au savoir-faire, les gens attendent des livres qu’ils leur offrent le mode d’emploi pour mieux faire usage du monde. Quant aux politiques, ils prennent conseil auprès d’expertises diverses, menée notamment dans les think tanks. Leur objectif n’est pas tant de mener la société vers un mieux être, que de la gouverner, la maîtriser, l’organiser, la sécuriser, la contrôler, la soigner.
Quant s’est donc estompée l’idée d’un vivre mieux ? Sans doute dans les années 1970. Un livre de Lyotard a marqué cette période en annonçant la fin des grands Récits. En même temps, les experts de la trilatérale, parmi lesquels Crozier et Huntington, publiaient un rapport sur la bonne gouvernance des sociétés démocratiques.
Du temps d’Alexandre, un philosophe, Aristote, s’était penché sur les finalités de la politique dans la cité. Vivre ensemble, produire et partager, mais surtout, penser à la quête du bien, à titre individuel et collectif. Après l’intermède du Moyen Age, l’idée de progrès a marqué la Modernité, progrès politique après Machiavel, progrès social avec les Lumières, progrès technique avec le positivisme, progrès historique avec Marx. Et puis, après 1980, plus rien. Gérer la vie comme elle va dans un environnement voué à la production de richesses et à l’usage des technologies nouvelles. 1980, l’ère du vide, de l’individualisme, de l’hédonisme décomplexé. 1990, l’ère de la réaction, de la conservation et du progrès technologique, l’ère de la mise au pas des peuples industrialisés.
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Je reviens sur la philosophie. Cette activité devenue vaine et bien superflue eu égard aux problème du monde à solutionner. Pourquoi tant de professeurs publient des livres ? Pour avoir une reconnaissance sans doute, puis pour arrondir les fins de mois. Sans oublier quelques intentions vertueuses venant se greffer à cette pratique. Un savant désire et c’est humain, communiquer, partager le fruit de ses recherches et réflexions. Il n’y a plus de philosophes accoucheurs de mondes nouveaux. Rien que des rebouteux, réfléchissant aux moyens de réduire les fractures sociales.
Depuis quelques temps, j’ai entrepris d’écrire un livre sur le capitalisme. Je sens une lenteur, une inertie, une sorte de vent contraire, soufflant comme dans un rêve de Descartes à la saint Martin, un rêve qui si je le décrypte, semble indiquer l’inutilité de cette tâche. Il faut dire que l’économie n’est pas mon fort. Toutefois, je peux m’aventurer dans une interprétation philosophique originale du système mais est-ce bien utile ? Les éditeurs ne publient que les professeurs et les médias ne parlent que de ceux qui sont édités par les grands éditeurs et qui seront lu par un grand nombre de lecteurs faisant confiance aux avis éclairés des journalistes. Cela dit, l’inutilité peut très bien provenir de mes lacunes et mon amateurisme dans ce domaine. Trop généraliste suis-je. Plus sérieux sont les vrais politologues et autres économistes qui, à défaut de satisfaire les aspirations citoyennes (s’il y en a), connaissent les rouages de la gouvernance et donc, peuvent proposer des idées qui se transcrivent aisément en mesures de politique et de gouvernance économique. A vrai dire, je ne sers à rien et ne suis d’aucune utilité pour donner des éclairages pertinents autant qu’inédits. Qui voudrait m’éditer, ou me lire ? Voilà que même l’écriture de ce billet me bloque. La révélation par le texte est terrible ; et bien plus rapide que le divan !
Un con qui écrit avance plus vite qu’un savant sur le divan (Bernard Dugué, Pensées et aphorismes apocryphes, inpublié, éditions du néant)
En fait, tout s’entrelace et ma foi, c’est le monde qui semble bloqué. Les solutions économiques et politiques sont saturées. Restent le tricotage et le bricolage, affaire sans envergure exécutée par les piètres politiciens de notre époque. Les affaires sont puissantes. La pensée économique et politique est achevée. Un Léo Strauss mérite le détour. Je me retrouve. Egaré je fus. Après tout, quel fardeau de commencer par l’économie. Marx y a laissé son dessein. Son Capital ne pouvait être achevé et c’est même le Capital qui a achevé Marx. Il y avait un vice dans les fondations et il a bien dû s’en rendre compte. Je ne veux pas échouer comme Marx. La pensée doit prendre des ailes. Seul, un séisme philosophique peut jouer un rôle utile et nécessaire. Réveiller les consciences. Une bombe littéraire. Un livre fulgurant. Plus encore que le Zarathoustra de Nietzsche. Faire péter le cerveau ramolli des gens. Un dernier Testament ? Oser ?
Oser, oui, mais du calme ! L’agitation neuronale n’a jamais produit de grandes œuvres. Il faut de la patiente, du conatus bien tempéré et surtout inspiré, pour parler comme l’ami Spinoza. Je vais faire une pause et me pencher à nouveau sur l’œuvre de Léo Strauss. Le mieux à faire, pour penser et comprendre notre époque, ce n’est pas de lire les journaux, les débats, les livres d’intellectuels prescrits par les médiarques, mais de revenir sur d’anciens textes. Spinoza, Machiavel, Broch, Strauss, Foucault, Ellul, Heidegger.
Il n’y a pour l’instant aucune solution pour ramener la civilisation vers un dessein à hauteur d’homme transcendantal. D’ailleurs, le transcendantal, qui y croit encore ? Et puis c’est quoi ? Sans doute, ne suis-je pas encore assez transcendantalement fou, comme Dali, pour écrire la surréalité d’un monde en advenir, cette œuvre de civilisation inédite qui se tisse telle une Ereignis ayant dompté le Gestell de la technique. Ge-stell, le destin de l’homme réfléchi dans le divin miroir stellaire, avec ses artistes inscrits de toute éternité dans la co-création divine. Après le livre de la sagesse des prophètes divinement inspirés, écrit par Ibn Arabî, le livre de la fulgurance des artistes et de la révélation des derniers temps, apocalypse philosophale cherchant la vérité dernière avant le chemin qui mène à l’éternité.
Zut, j’ai oublié en route le capitalisme ! Ouf, je suis sauvé, le capitalisme ne m’aura pas !
Mais je n’ai pas l’intention d’oublier la civilisation. Nous sommes à un âge du déclin. C’est du moins ce qu’on peut penser en écoutant quelques philosophes de premier plan comme Gianni Vattimo ou Peter Sloterdijk. Il faut donc penser ce déclin, apprendre à vivre dans un monde dépourvu de promesses eschatologiques. Et de plus, ne pas attendre un crash final car il n’est pas à l’ordre du jour. Gérer un espace européen stabilisé dans son déclin. Rome n’a pas décliné en un jour, l’Europe ne s’est pas faite en un jour. Mauvaise nouvelle, c’est le déclin, bonne nouvelle, il existe une stratégie du déclin. Comme l’expose Vattimo, l’ère du crépuscule des valeurs ne laisse pas présager un effondrement du système occidental mais une accommodation. Il est bien connu que le capitalisme a su récupérer la rébellion des sixties. Combien de pub sonorisées par les chansons des Rolling Stone et même les Sex Pistols. Le capitalisme saura aussi récupérer, recycler, tous les pathos et autres affects du déclin, car il est de plus en plus efficace. Qu’elle soit jouisseuse ou morose, la substance humaine livre son énergie au système.
Et le post-capitalisme ? Je ne vous dirai pas. Je ne suis pas encore transcendantalement fou pour livrer une pensée.
Quoique, je devrais plutôt écrire un roman de social-fiction et n’en déplaise à Luc Ferry, rater sa vie avec brio peut être aussi passionnant que la réussir dans les cadres. Scientifique déchu, philosophe maudit puis écrivain raté, quel talent !
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