La culture est-elle utile ?
Aucun d’entre vous n’ignore le célèbre adage qui dit que la culture, moins on en a plus on l’étale, ce à quoi mon frère répond : mais quand le pot est plein, il déborde. Vous avez aussi sans doute remarqué que l’accumulation de connaissance est vue de façon qualitative et que, justement, le qualificatif que l’on colle à tel homme plutôt que tel autre (homme ou femme s’entend bien sûr) varie non en fonction de la quantité mémorisée et connue, mais du contenu de la mémoire. Ainsi un scientifique qui en connaît en quantité autant qu’un lettré sera catalogué comme savant (parfois appelé aussi fou ou nimbus) alors que le second d’érudit (parfois moine, parfois fin). Ainsi les sciences dures font de vous un savant, les moles un érudit. La culture est réservée à cette seconde catégorie alors que techniquement parlant cela devrait être du même niveau. Ne parlons même pas d’un fana des sixties qui en connaîtrait plus sur les Beatles et autres Adamo qu’un professeur du collège de France sur les poètes médiévaux que ce dernier serait honoré partout sur son passage et le fan n’aurait rien car, à part de le décréter de fan, il n’a pas sa place au Panthéon de la culture.
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Mon titre suggère une utilité à la culture. L’utilité peut se nicher dans le mercantilisme, la gloriole publique ou l’assouvissent personnel. Certains parlent de réalisation ou d’accomplissement. Ainsi, pour certains, la culture est une tribune, pour d’autres une fin en soi. Quelques raseurs s’en servent pour briller et se faire applaudir. La culture a-t-elle besoin d’une fin en soi ? D’une utilité ? Et qu’est donc la culture ? Est-ce ce que l’on a retenu lorsque l’on a tout oublié ? Excusez-moi si je ne demande conseil ni à Jack Lang ni à Christine Albanel pour patauger quant à donner une définition de la culture. Pardonnez-moi aussi si je n’arrive pas à aller chercher des Girard, Levi-Strauss ou Platon, des Hugo et autres poètes et philosophes car je ne suis qu’un papillon qui butine et, comme lui, une fois repu de nectar, je m’envole ailleurs et oublie tout. C’est dommage, je suis un éphémère qui meurt après vingt-quatre d’heures d’orgie au-dessus d’un pont. Je ne serai ni universel ni absolu ni exhaustif. Vous devrez vous contenter de suivre le chemin que j’emprunte. Libre à vous de vous égaillez ici ou là.
Comme l’on dit qu’un bon dessin vaut mieux qu’un long discours, je vais vous faire faire un détour par Gervex, plus exactement, par un de ses tableaux pour tenter d’expliquer ce qui me paraît être un des volets de la culture. Si vous avez la chance d’être à Bordeaux, cette ville de savants et philosophes, en particulier d’un maire - non l’actuel - mais celui-ci du XVIIe, ce Montaigne qui a beaucoup essayé et fini par s’aimer lui-même, là, au musée des Beaux-Arts, vous trouverez un tableau au titre étonnant de Rolla. C’est la reproduction que vous avez en vignette (cliquez dessus pour en avoir une idée plus précise).
Au premier coup d’œil, ce tableau m’a - ce pour quoi est censé être peint un tableau - ému assez profondément. Pas besoin d’une culture quelconque, de la moindre érudition, un regard suffit à tout béotien qui se respecte à être tout chose. Par l’atmosphère, le trait du pinceau, les couleurs (à dominantes bleu), par la composition, par la technique, par le sujet. Un jeune homme debout dos à une fenêtre vêtu de son pantalon et de sa chemise ouverte regarde une jeune fille étendue dans un lit, endormie, un repli du drap recouvre son sexe, sa poitrine est découverte. Sans faire strictement aucune étude, on peut observer que le jeune homme (en fait, vu de 2008, on dirait plutôt un homme jeune qu’un jeune homme, différence qui a son intérêt) qui a l’air plutôt mélancolique, le sommeil de la jeune femme est, lui, assez serein. Si nous suivons le regard de ce jeune homme, on s’aperçoit qu’il ne fixe pas la jeune femme dans sa nudité amoureuse, mais elle, ce qui se traduit par le regard porté vers son visage endormi. On suppose tout de suite qu’il va peut-être partir après avoir passé une nuit avec sa maîtresse. Que c’est de la mélancolie de la quitter ou que c’est de la tendresse. Il se dégage en tout cas de ce regard une certaine émotion, une émotion que l’on peut soi-même ressentir. Si on veut aller un peu plus loin, c’est-à-dire si on veut être plus savant - ce que je ne suis pas, mais je peux faire comme si - on peut alors parler de la technique de composition. On repère grossièrement les lignes droites verticales (les montants du lit, les montants des vantaux de fenêtre, la jambe de la jeune fille et le jeune homme), horizontales (les traverses des vantaux, le longeron du lit et la jeune femme) et diagonales (le bras du jeune homme, la traverse du lit et les rideaux). Vous remarquerez que ces lignes sont parallèles. Si le regard du jeune homme se dirige vers la jeune femme, vers ce qu’elle est, son bras si on le prolongeait irait jusqu’au sexe de la jeune fille qui est le centre du tableau. S’agit-il d’une histoire d’amour ? Ou d’une histoire de sens ? Il y a quelques autres détails qu’il ne faut pas négliger, comme la cane qui dépasse de dessous le corsage rouge, le collier sur le chevet et, alors que la scène est plutôt bien ordonnée, les vêtements de cette jeune fille sont entassés à la va-vite au pied et sur la bergère, recouverts par le Gibus renversé. Cette étude peut nous apporter un éclairage différent de la première vue que l’on en a. Il y aurait des messages cachés, mais non à tous. Un langage d’initié serait-il une porte à laquelle n’ont accès que ceux qui savent, les érudits ?
J’ai choisi ce tableau non seulement car il me plaît profondément, mais aussi pour illustrer mon propos. Je ne sais si c’est une réponse à la question posée en titre d’article, mais c’est une réponse à ceux qui comme moi pensent que la culture n’est pas une fin en soi, mais une possibilité d’enrichir et de diversifier ses émotions, et d’avoir différents nouveaux de lecture. Voir ce tableau sans aucune étude, sans référence est en soi une espèce d’émotion diffuse et profonde. Du reste pas besoin d’explication pour en avoir des sentiments. Mais on peut aller plus loin. Voici deux informations qui en fait sont différentes, mais qui toutes deux peuvent avoir un lien avec la notion d’utilité de la culture.
La première a trait à ce que ce tableau a eu droit à un petit scandale somme toute modéré, car le tableau fut simplement décroché. Ce n’est absolument pas le nu, mais c’est le corsage et la jupe blanche qui en sont la cause. Du reste, la disposition des vêtements de la jeune femme serait dû au conseil de Manet. En 1878, ce qui a fait un petit scandale, c’est en regardant l’ordre des vêtements : jarretière, jupe, corsage et par-dessus le haut de forme que l’on devine que la jeune femme fut nue devant le jeune homme encore vêtu. On accusa Gervex de lubricité notamment à cause de la pointe de sa cane qui dépassait du tas de vêtements, un éperon suggestif. Cette première information fait de celui qui la connaît à propos de ce tableau sinon un érudit du moins un meilleur connaisseur que le péquin moyen qui s’extasie sans en connaître ni les origines ni les à-côtés et qui n’a pour lui que ses yeux et son cœur, autrement dit son émotion pure sans pour autant qu’elle fût brute. Cependant cela n’ôte en rien au plaisir de le regarder ni n’ajoute rien. Cela peut procurer un certain plaisir, celui de savoir et, pour ceux qui aiment le soufre du scandale, les étincelles des histoires salaces, cela flatte son côté ragots et vieilles dentelles. Il s’agit donc d’une culture inopérante pour la beauté du tableau. Elle permet sans doute de briller dans un salon, mais n’apporte que ce petit plaisir-là.
La seconde est fort différente. Vous vous souvenez du titre de ce tableau : Rolla. Pour tout un chacun, ce nom sonne comme le prénom d’une femme. Comme nous voyons en plein centre de la peinture une jeune femme et ses attributs les plus suggestifs, on imagine aisément qu’il s’agit d’une représentation à sa gloire. Si, en revanche, vous connaissez l’origine de cette peinture, votre vue et vos sentiments en seront changés. Ou plutôt vous aurez une vue seconde de ce tableau. Rolla n’est pas le nom de la jeune fille, mais c’est le nom du jeune homme Jacque (sans "s" la plupart du temps) Rolla. Cette seule information modifie votre regard et vous intrigue. En fait, Rolla est le titre d’un poème d’Alfred de Musset. Il ne s’agit pas ici de vous conter sa vie ni de parler de ses œuvres. Je vais juste effleurer son poème car cela a sa petite importance quand même. Ainsi, Rolla n’est-il pas un prénom féminin, mais le nom d’un jeune homme. Il faut se rappeler que ce poème est écrit en 1833 et qu’à cette époque la physionomie était différente, d’où la raison de faire la distinction entre jeune homme et homme jeune. Jaque Rolla, à l’instant du poème qui correspond au tableau, n’a pas 20 ans. On aurait imaginé cet homme jeune plus âgé. A l’inverse Marie (ou Marion ou Maria selon les rimes) n’a pas 16 ans, elle paraît un peu plus. Venons-en à l’histoire. Jacque Rolla hérite de son père d’une somme rondelette qu’il utilise à l’apprentissage de la vie et de ses délices. Il décide que, lorsqu’il aura utilisé son dernier denier, il mourra. C’est une décision péremptoire et qui paraît incertaine. Sa vie dissolue ne lui permet pas de découvrir l’amour. Lorsqu’il lui reste juste de quoi payer une jeune prostituée, il décide de mourir car il n’a plus rien. La tragédie de cette histoire est à son paroxysme à la fin du poème car c’est à cet instant qu’il découvre l’amour avec Marie. Marie est une jeune fille que sa mère prostitue. Dans le poème, ce qu’évidemment ne montre pas le tableau, cette mère maquerelle est derrière la porte. Ce qu’il y a de poignant c’est lorsque Marie découvre qu’il est ruiné, elle décide de lui donner tout ce qu’elle a, en fait ce qui lui reste car sa douce maman lui ponctionne tous ses revenus. Mais il est trop tard, il a bu le poison qui le fera mourir juste après un dernier baiser. Marie aurait pu être sa rédemption, mais il l’a su trop tard. Elle s’appelle Marie, comme la Vierge. Du reste, si on regarde bien le tableau, les draps qui ne recouvrent rien ont leur ombre délicatement bleutée, couleur de la pureté. La chemise du jeune homme a des reflets gris. Ainsi, il y a le contraste des reflets entre Marie, prostituée, mais au cœur pur, et Jacque rongé par le vice et proche de la mort. Vous imaginez aisément que le tableau vu au travers de l’histoire de Jacque Rolla et de Marie n’a plus du tout le même sens et la même charge émotionnelle. Ce jeune homme-là va mourir. Il regarde tristement celle qui aurait pu lui apporter l’amour, mais sa décision est prise et il est trop tard. Le jour se lève, mais lui va mourir. On imagine la tristesse de la situation, le destin auquel il ne peut échapper. Dans ce poème, la vie n’est pas plus forte que le malheur programmé. Dans le tableau, si on ignore le poème, on ne voit qu’une scène d’amour, où l’on s’interroge, mais où on n’imagine nullement le drame sous-jacent. Cette deuxième information, à la différence de la première, si elle peut aussi se situer dans le champ de la culture n’a pas du tout la même incidence. Il y a une interaction entre un poème, tragique et beau, et un tableau. L’un peut nous émouvoir sans connaître l’autre. Les deux pour certains peuvent se polluer l’un l’autre peut-être, mais ils peuvent au contraire, comme une mise en abîme, décupler les émotions.
En conclusion, la culture ou, autrement dit, la connaissance étendue est ce que l’on en fait. Elle ne peut être une finalité en soi, un outil de propagande ou une tribune. Peut-être que parfois elle ouvre l’esprit.
Dans ce chaste baiser son âme était partie,
Et, pendant un moment, tous deux avaient aimé.
Rolla, Alfred de Musset
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