La langue française, l’Europe et le Monde
Il fut un temps, le multilinguisme était présenté comme un élément essentiel de la construction européenne : chaque citoyen européen aurait le droit d'utiliser sa langue maternelle et chaque état membre la capacité aurait la capacité de préserver sa culture. La communication entre les citoyens et l’accès à l'information devaient devenir aussi faciles et simples que la circulation des marchandises dans l’espace européen.
Admirable projet. En effet, est-il acceptable d’assister à la disparition des langues et des cultures européennes sans agir ? C’est pourtant ce qui est en train de se passer malgré les annonces restées sans moyens et sans effets. Le multilinguisme représente un coût important. En conséquence, les langues minoritaires disparaissent progressivement au profit des langues majoritaires. Parmi les 6.500 langues qui existent dans le monde, on estime que la moitié d'entre elles auront disparu avant la fin du siècle. Beaucoup de langues européennes ont déjà disparu ou avaient presque disparu, mais ont été sauvées grâce à une volonté politique.
Comment peut-on traiter les 48 heures de vidéo qui sont téléchargés sur YouTube dans des centaines de langues chaque minute ? Comment peut-on nous assurer que les brevets européens sont accessibles aux entreprises qui utilisent des langues autres que l'anglais ? Comment peut-on donner la possibilité à un professeur d’enseigner à élèves qui ne parlent pas sa langue ? Comment peut-on empêcher la langue de s'enrichir de nouveaux termes au rythme de l'accroissement des connaissances ? Comment peut-on éviter d'avoir à passer d’une langue à une autre dans les universités et les grandes entreprises ?
Les technologies numériques, en particulier les technologies de la langue, fournissent des éléments de réponses. Internet facilite l'accès à l'information et à la connaissance pour l’ensemble des utilisateurs. Wikipedia existe dans environ 300 langues. Les réseaux sociaux impliquent l'utilisation des langues des différents utilisateurs pour les échanges. Facebook existe dans 80 langues, et Twitter en 20 langues. Les progrès de la science ont permis de mettre en œuvre des technologies linguistiques : les moteurs de recherche, la reconnaissance vocale et les systèmes de synthèse, la traduction automatique du texte et de la parole, etc… pour un nombre croissant de langues. Le traducteur de Google traite environ 60 langues, dont 20 avec l'interaction orale. Siri d'Apple est disponible en quatre langues. Jibbigo, un système de traduction de la parole autonome, en couvre une douzaine. Mais, comme on le voit, ces technologies ne sont disponibles que pour environ 60 langues, donc environ 1% des langues existantes, et à des niveaux de qualité (et donc de la facilité d'utilisation), très inégaux selon les langues concernées.
L’utilisation de ces technologies permet de réduire le coût d’un multilinguisme réel et pas seulement utopique. C’est même le seul moyen de le rendre possible. Et certaines technologies, telles que le sous-titrage automatique avec traduction ou correcteurs orthographiques, facilitent l’apprentissage de langues étrangères.
Or, ces technologies sont aujourd'hui fournies (gratuitement) par des sociétés américaines. Les acteurs de l’Union Européenne se disent prêts à partager la richesse de leurs cultures, mais ils sont confrontés à la barrière linguistique qui agit comme un obstacle à leurs échanges mutuels. L’absence d’investissements conséquents en la matière montre un désintérêt de fait pour cette question pourtant cruciale pour ce qui est présenté comme une « communauté ».
Essayer de convaincre les décideurs de la nécessité de développer ces technologies est une tâche difficile. Aucun groupe industriel n’a mis le multilinguisme parmi ses principales priorités, que ce soit dans le secteur des industries automobiles ou aéronautiques, les télécommunications, l'électronique grand public, l’informatique, les entreprises médicales ou audiovisuelles. Pourtant, chacun de ces secteurs a besoin du multilinguisme à des fins différentes, et la somme de ces besoins sectoriels représente un enjeu énorme. Qui fera ce calcul ? Qui va l'analyser ? Qui rassemblera les différents acteurs pour passer à l’acte ? Seule une volonté politique forte au niveau de l'Union Européenne pourrait le faire et démontrer ainsi que les technologies linguistiques ne sont pas seulement un sujet de recherche et de développement parmi d’autres, que les ressources linguistiques ne sont pas seulement des données perdues parmi beaucoup d'autres, mais qu’elles devraient constituer un élément essentiel de la construction européenne.
La langue française est une langue internationale importante, avec environ 220 millions de locuteurs dans le monde et environ 100 millions d'apprenants. C’est l'une des langues officielles de l'Union Européenne. Elle a longtemps été considérée comme la langue préférée pour la diplomatie ou la culture, mais l'Anglais (dont le berceau ne fait plus partie de l’U.E.) l’a progressivement remplacée pour toutes les utilisations. Le Français est très bien placé sur Internet où il est classé 8e des langues utilisées pour les requêtes de recherche sur le Web, après l'Anglais, mais aussi l’Espagnol, le Portugais et l’Allemand. Pour ce qui est de sa capacité à transmettre les connaissances, le Français est classé 3ème dans Wikipedia, derrière l'Anglais et l'Allemand. Plus de 60 langues, en comptant les langues régionales, sont également parlées en France métropolitaine ou dans ses territoires d'outre-mer.
La recherche française a bénéficié de programmes tels que le programme de langues Industries Francophone (FRANCIL) de l'Association des universités francophones (AUF), ou le programme Technolangue soutenu par plusieurs ministères français. Aujourd’hui, le grand programme franco-allemand Quaero concernant le traitement automatique des documents multilingues et multimédias regroupe environ 30 partenaires industriels et académiques dans le développement de huit projets applicatifs, et de plus de 30 technologies pour le traitement des langue parlée et écrite, image, vidéo et musique. Il est entièrement structuré autour de l'évaluation systématique des progrès de la technologie et de la production des données nécessaires pour développer et tester ces technologies.
Ces projets ont permis d'investir dans la production des données nécessaires pour le développement de technologies pour la langue française. Ils mettent le Français en bonne position au sein du groupe des langues européennes bénéficiant de ces technologies, avec l'Allemand, l’Espagnol, l’Italien et le Néerlandais, mais loin derrière l'Anglais.
Or, les entreprises françaises, comme beaucoup de celles de l'Europe, sont en majorité des PME qui sont en concurrence avec les grandes entreprises américaines telles que Google, Apple, IBM, Microsoft ou Nuance, qui ont investi massivement dans ces technologies. De nombreux chercheurs de ces entreprises américaines ont même été formés dans les laboratoires de recherche européens, ce qui est un comble.
La situation est similaire dans d'autres grands pays industrialisés où la langue française est largement utilisée : Belgique, Suisse et Canada.
Le financement de la recherche et de l'innovation sur les technologies linguistiques manque de continuité et se compose de programmes à court terme, coordonnés puis interrompus par des périodes de financement courtes ou clairsemées. Aucune coordination n’existe avec les programmes des autres Etats de l'Union Européenne sur ce sujet, même si ce thème de recherche semble être idéalement placé pour bénéficier d'un effort transnational partagé. La situation est similaire au sein de la Commission Européenne, où l’intérêt accordée à ce domaine varie au fil du temps. Il bénéficie parfois d'un engouement particulier chez un commissaire et devient une unité dédiée et une ligne d'action dans le programme-cadre, et d'autres fois il est fondu dans un conglomérat de différentes natures, alors que son rôle dans la construction de l'Europe était, nous avait-on dit clairement identifié.
Récemment, un invité (indien) a déclaré sur ARTE que, si les échanges d’informations continuaient à dans la forme et au rythme actuels, il ne resterait que trois langues vivantes sur la planète dans un siècle : l’Anglais (ou plutôt l’Anglo-américain), le Chinois (Mandarin), et l’Espagnol. L’évolution actuelle de l’Union Européenne ne permet pas de démentir cette affirmation, mais son éclatement ne ferait que reporter sur chaque état-nation la nécessité d’investir pour survivre en tant que langue et culture spécifiques.
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