La théorie du genre : le dernier bastion identitaire ?
Il existe une profonde confusion dans les mass médias autour du concept de genre. Entre « théorie du genre » fantasmée ou réelle, les « études de genres » dans les sciences humaines, l’ABCD de l’égalité, dispositif expérimental à l’école, peu de gens savent de quoi on parle. Cette extrême confusion alimente les peurs et les fantasmes de chacun. Le concept trouble de « genre » attaquerait selon certains les fondements de la famille, dernier bastion, croient-ils, de notre identité « malheureuse » pour reprendre le mot de Finkielkraut. J’espère faire œuvre ici de pédagogie dans la mesure de mon expérience. Initié aux études de genre, j’ai été confronté en tant qu’enseignant aux journées de retrait de l’école le 24 janvier et aux directives académiques. Il est dangereux et contre-productif de renvoyer aux familles inquiètes de l’évolution de la société l’étiquette infamante de « réactionnaire ». Trop simple et injurieux. Que certains le soient et l’assument, nul doute à cela, mais le climat d’insécurité identitaire est suffisamment profond pour être questionné. Peurs et incompréhensions se conjuguent.
Evacuons d’emblée les instrumentalisations politiciennes du phénomène. Elles sont toutefois lourdes de conséquences et témoignent de l’extrême droitisation des discours dans la sphère politico-médiatique. Pour connaître l’origine des rumeurs concernant les journées de retrait de l’école, lire ici. Là et plus qu’ailleurs, la part de la manipulation et du mensonge est grande mais elle n’épuise en aucune manière cette inquiétude diffuse sur la permanence de notre vieux fonds anthropologique. Les médias n’aident pas à y voir plus clair. Il y a quelques jours, face à Manuel Valls, catéchiste républicain en chef, France 2 n'a pas trouvé mieux comme contradicteurs que Philippot (FN) et un Finkielkraut vieillissant et névrotique, englué dans ses obsessions de fin de civilisation. Comment ne pas tourner en rond ?
Les études de genre ont mauvaise presse. Pourtant l’intérêt heuristique des gender studies n’est plus à démontrer. Leur transversalité au travers des différents champs disciplinaires (psychologie, histoire, anthropologie, sociologie, géographie, démographie ect…) devrait suffire à détruire le soupçon d’une « théorie » unifiée et cohérente. Elles se justifient par ce simple constat : on n’est tout simplement pas homme ou femme de la même manière au Japon, en France ou en Italie, dans le monde arabe, chez les Inuits ou chez les Béti du Cameroun. On n’est pas homme ou femme de la même manière selon qu’on est cadre ou ouvrier. On n’est pas homme ou femme de la même manière à l’antiquité, au moyen âge, au XIXème et au XXIème siècle. Le genre est juste un outil que les scientifiques utilisent pour penser et analyser ces différences. C’est une nouvelle focale au même titre que celle des postcolonial studies (elles aussi décriées). Non, ces approches transdisciplinaires de genre ou postcoloniales ne sont pas neutres puisqu’elles entendent déplacer le point de vue vers les catégories dominées socialement : les femmes (la moitié de la population mondiale tout de même) et les peuples issues des décolonisations (ultra majoritaires dans le monde). Il est bien évident que les ignorer, et a fortiori les combattre, n’est pas neutre non plus. Il s’agit donc bien d’une question politique et non pas seulement épistémologique.
Le terme « théorie du genre » (au singulier !) a été inventé par les contempteurs des études de genre et la frange la plus réactionnaire du pays. Il est ironique de voir que dans bien des familles qui ont suivi les mots d’ordre de retrait des écoles émanant de réseaux d’extrême droite ultra-catholique, les femmes issues de l’immigration étaient souvent à l’initiative. L’invention de la « théorie du genre » s’appuie cependant sur un militantisme de genre bien réel. Bien que peu connu, ce militantisme est à l’origine des amalgames. A son origine figurent non les promoteurs des gender studies mais le très petit monde des intersexués et des transsexuels en quête de reconnaissance juridique. Cette indétermination sexuelle (qui n’a rien à voir avec l’homosexualité) a toujours existé mais hors du champ social à quelques exceptions près[1]. 6 à 12 millions de personnes dans le monde présentent tout de même des anomalies génitales (cas de l’intersexuation) ! Le droit français et européen dut évoluer pour reconnaitre l’existence des intersexués et des transsexuels par des jurisprudences successives (en général favorables mais bloquées par la cour d’appel) mais pas encore par des lois spécifiques. Ainsi aujourd’hui le texte de l’état civil indique prudemment l’apparence sexuée de l’individu et non son identité sexuelle. Ces difficultés juridiques sont à la source du militantisme de genre. Cette revendication à définir son identité sexuelle de la part de groupes ultra minoritaires sert aujourd’hui de chiffon rouge. Un amalgame est sciemment fait entre « études de genre » et « militantisme de genre » qui lui même agrège confusément homosexualité, transsexualité, intersexualité. Il n’est pas étonnant qu’avec de tels amalgames, l’école constitue l’épicentre de la polémique puisque que la « théorie du genre » toucherait l’identité sexuelle des enfants.
La question est, nous l’avons rappelé, éminemment politique mais il serait stupide de penser que les enfants à l’école restent en dehors de ces querelles pour deux raisons au moins.
D’abord parce que l’école a toujours été par définition, le bras armé de l’état concernant l’éducation des masses. Originellement, il en va de la lutte contre l’église comme de la répartition sexuée des taches. Comme le souligne Claude Lelievre ici : « Le partage exclusif du privé et du public, de l’intérieur et de l’extérieur, se referme sur les femmes au moment même où s’imposent les notions de citoyenneté, de liberté et d’égalité… ». Il rappelle que pour les fondateurs de l’école (Jules ferry et Auguste Comte) « Les filles ne doivent pas être éduquées en commun avec les garçons puisqu’elles ne doivent pas avoir le même destin social ». Les instructions détaillées du 27 juillet 1882 signées par Jules Ferry indiquent qu’il s’agit de « faire acquérir aux jeunes filles les qualités sérieuses de la femme de ménage ». Celles de 1923 seront de la même veine : « La théorie dans l’enseignement ménager doit inspirer aux jeunes filles l’amour du foyer, en leur montrant que les opérations en apparence les plus humbles de la vie domestique se relient aux principes les plus élevés des sciences de la nature et que, pour reprendre le mot antique, il y a partout du divin ». L’école, nous le voyons, est le reflet de l’évolution de la société. Faut-il s’en offusquer et bloquer les compteurs alors que la famille a profondément et irrémédiablement muté ces 40 dernières années ? Mais le paradoxe est que l'école - fondée sur des principes ouvertement sexistes - a aussi été (de loin !) le plus efficace instrument de l'égalité des sexes. La corrélation entre le niveau d'éducation des femmes et la baisse du nombre d'enfants liée à leur activité est avérée à toutes les époques sur tous les continents (Voir les travaux d'Emmanuel Todd). Le parallèle entre le sexisme et le colonialisme (et le racisme qui le sous-tend) est très intéressant. Dans les deux cas, il s'agit d'une violence symbolique (voir les travaux de Bourdieu à cheval sur ces deux questions). L'école en colonie a été pensée comme un outil de domination des esprits et de gestion des ressources humaines. Mais elle a été le principal outil de l'émancipation des peuples car elle a permis aux colonisés d'affronter le pouvoir "blanc" à armes égales[2].
La deuxième raison de l’implication de l’éducation nationale tient à ce que les processus de sexuation se renforcent lors de la socialisation à l’école. Il n’y a qu’à observer le comportement des élèves dans une cour de récréation pour comprendre le phénomène. La petite enfance au sein de la cellule familiale reste la période où se construisent les assignations sexuées (Théorie de John Money). Le problème est donc que l’école, en plus de la famille, génère un certain nombre de stéréotypes, au fondement des inégalités, qui méritent donc d’être questionnés. Dans un objectif affiché d’égalité - qui figure tout de même sur le frontispice de nos édifices républicains - nul ne doit s’étonner que les thuriféraires de l’ABCD de l’égalité veuillent prendre les choses en main à l’école.
Les objectifs de l’ABCD de l’égalité s’inspirent bien évidemment des apports scientifiques des études de genre et non d’une mythique « théorie » et encore moins du militantisme de genre. Mais dans ce domaine comme dans d’autre, les amalgames sont faciles et porteurs. Ce dispositif, qui rappelons-le est expérimental, ne touche d’une infime portion des professeurs des écoles. S’il est appelé à se généraliser, ses opposants devraient se rassurer : le corps enseignant dans le primaire (en grande majorité des mères en couple) est très conservateur sur le plan des mœurs.
Il est peu de dire que l'école échappe toujours à ses concepteurs. Cela devrait nous rassurer ... ou nous inquiéter (c'est selon).
La modification des représentations sexuées est un processus largement entamé et probablement irréversible. On ne peut à la fois être pour l'émancipation des femmes et refuser ses conséquences sur le modèle familial par exemple. Les modèles de familles traditionnels français (nucléaires, communautaires ou complexes) étaient tous hiérarchisés (à des degrés divers suivant les modèles) et n'ont tenu que par l'inégalité des relations dans le couple. Les femmes qui rouspètent contre la chimérique "théorie du genre" devraient y réfléchir à deux fois.
[1] D’après les travaux de Saladin Langlure, les Inuits (société chamanique) avaient davantage d’intersexués parmi eux. De plus, le genre était assigné socialement en fonction du sexe de l’ancêtre que l’enfant était supposé incarner. Ces enfants, successivement hommes et femmes (ou vice versa) étaient destinés à devenir Chamanes.
[2] Le cas du Cameroun est exemplaire. Pays sous tutelle internationale, le taux de scolarisation dans le sud à l'issue de la deuxième guerre mondiale était le plus élevé de toute l'Afrique francophone subsaharienne. Le juridisme des "évolués" a été la source d'un éveil politique précurseur qui mènera à la première indépendance (Guinée exceptée) au prix d'une lutte sans merci. Mais là où je veux en venir, c'est que le mouvement nationaliste porté par l'UPC s'est aussi appuyé sur les réseaux de femmes éduquées (UDEFEC) mettant en cause le colonialisme mais aussi les structures familiales imposées et le machisme de la société coloniale dans son ensemble, ce qui incluait bien sûr aussi les structures précoloniales. Eduquer les femmes n’est pas sans conséquence !
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