Le cas Saddam : une occasion manquée pour une justice pénale internationale digne de ce nom....
La justice des hommes a toutes les imperfections de l’espèce humaine : jamais, ou rarement, satisfaisante. Toujours aléatoire, constamment incertaine. Le « humain, trop humain » est en tout, et pour tout ce qui concerne l’espèce humaine. Même quand toutes les précautions sont prises, quand les « affaires » sont bien instruites, quand la vérité est cernée au plus près, quand le droit sert effectivement l’idéal de justice (ce qui est loin d’être la règle). Mais le pire, c’est quand la justice doit demander des comptes à l’inhumanité personnifiée. Quand l’horreur a atteint des degrés non supportables, à des échelles peu imaginables. Dans le monde de l’indicible...
Quelle justice pour les bourreaux ? Terrifiante question. Vertigineuse interrogation. Avec des réponses jamais à la hauteur des défis à relever. La condamnation de Saddam Hussein restera comme un « cas ». Ce n’est pas le premier, ni, hélas, le dernier...
Ce cas aurait pu être d’école si le Tribunal spécial irakien (TSI), créé en novembre 2003, avait eu une légitimité incontestable, avec une reconnaissance internationale plus large, et si le procès de Saddam avait été instruit et s’était déroulé dans des conditions telles qu’il n’ait pu susciter de suspicions ni de critiques juridiques (et de bon sens).
Justice « politique », justice de « l’occupant », justice « à chaud » pendant une guerre qui n’est pas terminée, dans une contrée où chaque jour sont perpétrés, dans tous les camps, des crimes qui restent impunis, dans un pays écartelé, prêt à imploser - dans d’autres bains de sang, peut-être. Justice « truquée » ou « téléguidée », même.
Les organisations de défense des droits de l’Homme (qui pour la plupart avait dénoncé Saddam Hussein quand il organisait ses « tueries », ses « tortures », ses pratiques barbares quand la « communauté internationale » et nombre de pays, dont la France, lui faisaient sourires et baise-pieds) sont dans leur rôle en dénonçant des vices de forme, des bizarreries, des anomalies. Malgré plus de deux ans d’enquêtes et d’auditions et l’examen de plus de 9000 documents.
L’implication dans cette instance, au tout début, de proches de l’ex-opposant en exil Ahmed Chalabi, a d’entrée semé le doute. Quatre témoins ont dit avoir été menacés. Trois avocats de la défense ont été tués. Deux présidents du Tribunal ont été limogés. L’avocat américain Ramsey Clark, défenseur de Saddam, a même été éjecté hier de la salle lors du verdict qu’il a qualifié de « comédie ». Une « comédie » organisée, financée, « sécurisée » par l’armée et les services américains.
Le choix même de la date pour ce verdict (à la veille des élections américaines) fait l’objet de procès d’intentions et d’arrière-pensées... pas forcément non fondés. Et ne parlons pas du secret qui continue d’entourer la détention et les conditions d’interrogatoire des ex-dignitaires du régime détenus au camp Cropper et dans d’autres lieux - où ils sont tout de même visités par le Comité international de la Croix-Rouge - et qui ajoute à la gêne que provoque cette « justice » (trop) « spéciale ».
Et au-delà de ces aspects juridiques, le cas Saddam pose une série de problèmes. De principes, de « réalpolitik » et de géopolitique.
Washington (et...Téhéran) se félicitent du verdict de ce procès. Londres qui oublie ses engagements auprès du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne en matière de peine de mort, aussi. Une partie des Irakiens sautent de joie. Une autre crie sa colère. Une troisième regrette que cette condamnation (qui se rapporte au massacre de 148 villageois chiites de Doujaïl, dans le Sud du pays, en 1982) rende inutile le deuxième procès en cours qui porte sur le gazage de 180 000 Kurdes lors de l’opération Anfal de 1987-1988. Les victimes ne méritaient-elles pas mieux, si l’on peut dire ? Et la vérité n’avait-elle pas d’autres exigences ?
On comprend la gêne des Européens, y compris des Suisses, pour commenter ce verdict (qui demande à être confirmé en appel). L’Europe a réussi à abolir la peine de mort et se bat pour que cette abolition soit généralisée dans le monde. L’Europe fait le maximum pour que l’idée d’un Tribunal international permanent pour juger les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, la barbarie génocidaire, soit reconnue. Cette Cour pénale permanente et supranationale existe depuis juillet 2002, mais elle n’a encore fait ses preuves. Sa compétence ne touche que les crimes contre l’humanité commis depuis sa création, sur le territoire ou par un ressortissant des pays (102 actuellement) qui ont adhéré à son statut. Les Etats-Unis, la Russie, la Chine et d’autres ne veulent pas en entendre parler... Pas de miracle : un mirage... et des espoirs déçus.
En fait cette question de la « justice des bourreaux » s’est posée tout au long du XXe siècle. Avec des expériences diverses très peu satisfaisantes. Je ne suis pas un spécialiste de l’histoire du « droit international », mais qui ne connaît pas quelques cas significatifs ? Depuis les promesses non tenues du Traité de Versailles à l’ouverture de la Cour sur le Cambodge qui a commencé ses travaux cette année... alors que les coupables essentiels sont déjà morts...
En 1919, la mise en jugement des responsables de la guerre visait d’abord Guillaume II qui, réfugié aux Pays-Bas, ne sera jamais... extradé. Des seconds couteaux seront jugés en 1921 à Leipzig par des juges allemands... sous surveillance des vainqueurs. Un peu comme les procès actuels de Bagdad. Où est le progrès ? Retour à 1921...
Un grand progrès a été accompli, en 1945, par les Alliés. Le Tribunal de Nüremberg est organisé par les vainqueurs. Mais il confère des droits très réels aux accusés et accomplit un travail de documentation rigoureux. C’est lui, surtout, qui définit pour la première fois « le crime contre l’humanité » autour duquel se construira l’idée de « justice pénale internationale ». Mais combien de responsables nazis lui ont échappé ? Et à Tokyo, la « réaldiplomatie » a compté plus que l’esprit de justice. Des responsables de haut rang, dont l’Empereur, seront exonérés. Les deux instances prononceront 19 condamnations à mort.
En 1961, Adolf Eichmann, enlevé en Argentine où il avait trouvé refuge, est condamné à mort à Jérusalem au terme d’un procès conçu comme une leçon d’histoire. Comme un « décryptage » de la « machine totalitaire ». Il faut relire les comptes rendus d’Hannah Arendt...
La France, bien tardivement, a connu les procès Barbie (1987), Touvier (1994) et Papon (1997), mais les a jugés comme des « affaires françaises ».
La poursuite du crime contre l’humanité redevient internationale en 1993 avec la création du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). L’année suivante, le TPIR voit le jour pour juger les auteurs du génocide rwandais de 1994. Dans les deux cas, le recours à la justice est dû plus à l’impuissance de la communauté internationale à mettre un terme aux exactions qu’à la volonté de « faire justice ». Un nouveau progrès, tout de même ; les juges sont indépendants des parties au conflit (ce qui n’est pas le cas à Bagdad). Mais cela ne les protège pas de critiques, parfois injustes, mais parfois fondées.
Face aux conflits qui ont ensanglanté la Sierra Leone dans les années 1990 et le Timor-Oriental en 1999, les Nations unies optent pour une stratégie plus modeste, qui associe les justices locales sous un important contrôle international. Une solution semblable a été adoptée, sous forte pression internationale, au Cambodge pour juger les auteurs (encore en vie) du génocide qui a fait près de deux millions de morts entre 1975 et 1978. Attendons la suite.
Mais nous sommes loin de la réalisation d’une justice pénale internationale crédible. Et ce ne sont pas les procès de Bagdad qui font avancer les choses... Ni pour un ordre et une justice mondiaux. Ni pour la pacification de l’Irak. Ceux qui, comme le premier ministre irakien, pensent qu’ainsi se referme « l’une des pages les plus noires de l’histoire du pays » risquent d’être cruellement déçus.
La corde autour du cou de Saddam ou (si ses dernières volontés de militaire sont respectées) la salve du peloton d’exécution ouvriront un nouveau chapitre, peu réjouissant, sauf pour l’Iran, peut-être. Ce serait l’une de ces grimaces de l’histoire dont nous nous serions bien passés. L’administration Bush a sans doute manqué une occasion de corriger quelques-unes de ses erreurs stratégiques et de ses fautes méthodiques.
Paradoxe : la fin d’un bourreau aussi ignoble et sanguinaire que Saddam Hussein devrait réjouir tous les défenseurs des Droits de l’homme...
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