Le communisme en avait rêvé, le libéralisme de marché l’a réalisée...
Si vous avez pu échapper au livre, résisterez-vous au film ? Lui, en tout cas, vous a déjà en ligne de mire. Les panneaux des villes commencent à se couvrir d’affiches annonçant la sortie dans trois mois du prochain chef-d’œuvre de l’année... le 17 mai 2006 : « Da Vinci Code ».
Du succès d’un livre est attendu celui du film qu’on en tire, selon la recette éprouvée par le « produit Harry Potter », dont le premier tome, clamaient les médias radieux, s’était vendu à huit millions d’exemplaires ! Da Vinci Code a encore fait mieux : les mêmes médias l’ont présenté comme « un phénomène éditorial » qui a atteint vingt millions d’exemplaires vendus, commenté au surplus par d’autres livres qui ont cherché à en exprimer « la substantifique moelle ». Ainsi la qualité d’une œuvre de l’esprit se juge-t-elle aujourd’hui au grand nombre d’exemplaires ou de billets vendus.
LE LEURRE DE LA PRESSION DU GROUPE.
Devant le grand nombre, l’esprit est, en effet, sommé d’abdiquer : tel est l’effet recherché par le leurre de la pression du groupe analysé, il y a 50 ans, par Solomon Asch entre 1953 et 1955, à l’Université de Pennsylvanie (USA). Ses expériences ont montré que 36,8 % des sujets étudiés étaient capables de se ranger à l’opinion d’un groupe soutenant, contre toute vraisemblance par exemple, qu’un segment de 3 centimètres était égal à un autre de 15 centimètres. Les autres sujets qui osaient maintenir leur point de vue contre le groupe n’en restaient pas moins perturbés : car nul ne sort indemne d’une confrontation avec la pression du groupe. Même quand celui-ci a manifestement tort, le doute subsiste chez « le dissident » qui ne peut se résoudre à penser qu’il puisse avoir raison tout seul quand tant de gens se tromperaient ! Aussi ce leurre est-il aujourd’hui un de ceux les plus utilisés pour vendre un produit, en particulier à caractère culturel. Et c’est vrai qu’à voir tous ces millions de Da Vinci Code vendus, on pourrait se réjouir d’apprendre qu’il existe tant de gens capables d’ouvrir un livre au lieu de rester hagards dans la contemplation des flots d’ images dont on les gave. Mais la qualité d’une oeuvre se mesure-t-elle au nombre de personnes qui la plébiscitent ? La réalité paraît bien différente.
UN BROUET INSIPIDE ET ENNUYEUX.
Qu’on ne raconte pas d’histoires ! Même pour un lecteur aguerri, Da Vinci Code, ce pavé de 574 pages, est un pensum illisible. Que lève la main celui qui a lu, ligne après ligne et page après page, sans en sauter une seule, ce brouet insipide et ennuyeux ! 1- Pourtant, on doit reconnaître à l’auteur des efforts méritoires pour renouveler le genre des récits de la collection « Signes de piste » de notre enfance. Il y a de la recherche pour, le long d’un parcours fléché d’un jeu de piste à la boy-scout, renouveler le codage des messages cryptés qui, renvoyant de l’un à l’autre, conduisent... jusqu’au Trésor. Mais ce qui amuse un gamin de dix ans fait bailler d’ennui l’adulte réfléchi qu’il est devenu. 2- Le récit lui-même, en effet, - c’est-à-dire la formulation et l’agencement des faits, des dialogues et des actes des personnages - est d’une platitude consternante. Les caractères sont sans consistance, à l’image de cet échange entre les protagonistes pris au hasard, page 283 : « Bonsoir ! fit Langdon. Sir Leigh, je vous présente Sophie Neveu. - Très honoré... - C’est très aimable à vous de nous accueillir si tard, dit-elle. - Ma chère, il est si tard qu’il est même trop tôt... Vous n’êtes pas Américaine, à ce que j’entends. - Non, Parisienne. - Votre anglais est absolument parfait. - Merci. J’ai fait mes études à Londres... - Je comprends ... » Et tutti quanti !
LE PROCÉDÉ DES ATTENTES STÉRÉOTYPÉES.
3- La seule façon dont l’auteur tente de soutenir artificiellement l’attention, c’est la greffe, sur l’attente générale du fin mot de l’histoire, d’attentes factices, agaçantes à force d’être prévisibles, par l’interruption soudaine du cours d’une péripétie pour en différer la suite deux ou plusieurs chapitres plus loin. Ainsi, fin du chapitre 9, un message laissé sur son portable par la policière Sophie Neveu apprend-il, au musée du Louvre, à l’universitaire Langdon qu’il est en grand danger ? Tout à trac, le chapitre 10 le laisse en plan, pour raconter les faits et gestes de l’homme de main d’une institution religieuse lancée elle aussi dans la même chasse au trésor. De même, à la fin du chapitre 99, laisse-t-on Teabing, l’instigateur de cette chasse, tenir en joue « Tintin Langdon » et « Milou Sophie Neveu » ? Au chapitre 100, on s’intéresse de toute urgence aux souffrances du dignitaire ecclésiastique qui a été blessé par son homme de main, mais à la fin du chapitre 96, et qu’on a depuis laissé de côté, etc.
MARIE-MADELEINE, ÉPOUSE DE JÉSUS, C’EST PASSIONNANT AU XXIe SIÈCLE.
4- Quant au sujet de l’histoire, qui se résume à un labyrinthe artificiel que les 574 pages s’emploient à explorer, il est d’une indigence affligeante. Quel intérêt y a-t-il aujourd’hui à exhumer les divagations ésotériques qu’a pu secréter, à travers les âges, la mythologie chrétienne dans ses frasques pittoresques ou criminelles ? Qu’il n’y ait pas eu quatre textes évangéliques mais davantage, que le personnage Jésus ait eu Marie- Madeleine pour épouse, qu’ils aient eu une descendance, que des illuminés l’aient nommée “Sang royal”, que des associations secrètes s’en soient entichées et l’aient appelée « Saint Graal », qu’on ait confondu ce dernier avec le calice du sang du Christ, que ce “sang royal” coule aujourd’hui dans les veines... de la jeune policière Sophie Neveu à son insu et qu’elle le découvre grâce au jeu de piste laissé par son grand-père assassiné en sa qualité de dignitaire d’une secte qui avait précisément la charge de les protéger, elle et son frère, pour assurer leur postérité... vraiment, y a-t-il là matière à capter l’attention des intelligences du XXIe siècle, sauf à sacraliser, au prix d’une régression archaïque effrayante, le sang comme seul vecteur de transmission légitime d’un patrimoine, d’un titre et d’un pouvoir, dans la plus pure tradition magique aristocratique ?
UNE SOUS-CULTURE.
Que des millions de personnes ne répugnent pas à verser 16 euros pour 574 pages narrant de telles fadaises, voilà qui mérite, en revanche, attention. Sans doute y a-t-il ceux qui achètent ce pavé indigeste pour en faire un cadeau, ou le poser bien en vue sur une table de leur salon, en se gardant bien de le lire, parce que, sous la pression du groupe, ils y voient le signe apparent d’une distinction culturelle, avec la caution usurpée de Léonard De Vinci. Mais ce pavé a quand même des lecteurs qu’il détourne de problèmes contemporains, autrement plus sérieux, comme la subornation industrielle des esprits, en leur faisant prendre, sous couvert d’érudition, les fantasmes mythologiques du passé pour le bagage culturel obligé de « l’honnête homme » contemporain. Ces millions de pavés vendus sont bien la preuve que ces gens sous-cultivés et désorientés se comptent par millions et qu’ils orientent désormais la production culturelle. Le communisme en avait rêvé, le libéralisme de marché l’a réalisée : la dictature du prolétariat culturel est installée.
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