Lignes THT : science, risque et précaution
Depuis quelques années maintenant, il est de bon ton d’utiliser le principe de précaution à tous propos et sans retenue. A la suite de cette tendance, de plus en plus d’enquêtes inachevées font irruption dans les médias, relayées par les associations ou les politiques, avec pour objectif de lancer des alertes, ce qui peut avoir pour conséquence malheureuse de propager des peurs dont l’opinion pourrait faire l’économie. C’est ainsi que, le 15 juin dernier, le JDD relayait l’appel des 20 contre les dangers du portable, rapidement contredit par un communiqué officiel de l’Académie de médecine, qui en dénonçait l’alarmisme. Dans la même veine, le 21 mars 2008, une dépêche AFP titrait “Les lignes haute tension ‘posent problème’ pour la santé, reconnaît NKM”. Cette annonce “fracassante” faisait suite à la parution des conclusions partielles d’une étude comparative effectuée entre janvier et mars derniers par le Criirem, à la demande du collectif Anti-THT Cotentin Maine. L’intégralité de l’enquête devrait paraître prochainement. Face à ce phénomène exponentiel de l’utilisation des médias comme "amplificateurs de doutes" se pose la question de la démonstration du danger, en toute rigueur scientifique, à l’aune du concept de "principe de précaution". C’est sur ce problème que nous voudrions revenir en détail au travers de l’étude de cas du traitement médiatico-scientifique réservé aux lignes THT.
En effet, malgré les nombreux travaux effectués au niveau international, aucun rapport de cause à effet n’a été démontré scientifiquement entre la présence de lignes THT et les troubles graves, ou moins graves, de la santé, dont on les accuse pourtant. Comment le pré-rapport d’une enquête de deux mois peut-il alors affirmer d’une manière si assurée avoir réussi à démontrer l’existence d’un “danger” ? Alors que des instances internationales, telles que l’OMS, proposent d’abandonner le “principe de précaution” pour agir dans “un cadre de précaution”, il semble essentiel de revenir en détail sur l’ensemble des problématiques pour anticiper l’apparition d’une nouvelle polémique et l’instrumentalisation de ce sujet dans une logique de marketing de la peur.
Une enquête trompeuse et délibérément anxiogène
Si désormais il est devenu commun de voir des annonces ayant valeur de “vérité scientifique” paraître à la une des journaux et dans le "20 heures" de TF1, alors même que le travail de recherche n’est ni terminé, ni même vérifié par des pairs, on reste toujours surpris de constater qu’une secrétaire d’Etat vous assène comme une vérité révélée l’existence d’un danger sur lequel les instances scientifiques internationales ne se sont toujours pas prononcées. Cette précipitation n’est sans doute pas étrangère à la montée en puissance, ces dernières années, du principe de précaution dont - soit dit en passant - ladite secrétaire d’Etat avait fait un cheval de bataille dans une vie antérieure. Aussi, l’usage abusif de cette notion imprécise a fait que l’on est passé d’un extrême à un autre et pour éviter de se retrouver dans des situations d’accusation comparables à l’affaire du sang contaminé, ou de l’amiante, certains politiques n’hésitent plus à prendre les devants en étant les premiers à crier au loup. Médias et politiques se donnent en l’occurrence un écho mutuel (Reportage du Magazine Santé de France 5).
Cette remarque faite, revenons sur l’enquête “Vivre avec une ligne THT” dont le collectif Anti-THT Cotentin Maine a chargé le Criirem (Centre de recherche et d’information indépendantes sur les champs électromagnétiques) afin de comparer les résultats des tests de riverains exposés à une ligne 400 000 volts (Flamanville - Domloup) et les futurs riverains d’une ligne 400 000 volts (Cotentin Maine) non encore installée, mais dont le couloir est déjà répertorié par la société RTE. Pour ce qui concerne la méthodologie de la recherche, le pré-rapport nous affirme que “des coordinateurs et des enquêteurs formés par le Criirem aux techniques de relevés et de constitutions de dossiers se sont présentés chez les riverains et ont enregistré des données diverses et variées (habitat, état civil, santé, compatibilité électromagnétique, facteurs de confusion...)". En réalité, la présentation du questionnaire et la formulation des questions - sans parler des questions et des items curieusement omis - permettent de douter de l’objectivité des réponses et de la rigueur scientifique de l’enquête. Et qui ne serait pas orienté dans ses réponses quand le questionnaire, lui, est présenté par des militants au service d’une cause ?
Et pourtant le Criirem se permet d’annoncer une première estimation en s’appuyant sur seulement 350 dossiers et quelques grandes tendances émergentes : “dysfonctionnement sur les appareils électriques et électroniques deux fois plus importants”, “des problèmes de santé focalisés sur des troubles du sommeil, de la mémoire, de l’audition, mais aussi des maux de tête, de l’irritabilité et des états dépressifs, plus fréquents”, symptômes qui disparaîtraient au départ de la zone. Enfin des maladies graves (leucémie, cancers du sein et de la thyroïde...) seraient “détectées significativement en plus grand nombre chez les riverains exposés”. Toutes ces observations, selon les auteurs, “confirment les conclusions du rapport Bio Initiative du 31 août 2007, de David Carpenter et Cindy Sage (Université d’Albany, New York)", un travail de recherche controversé. Le communiqué - succinct - du Criirem précise qu’ils ont pris en compte les “facteurs de confusion” (tabac, alcool, drogue). Ils auraient également remarqué la “présence de courants parasites” dans les structures métalliques des élevages, ce qui serait “nuisible aux animaux et à la production des exploitations”. Si on peut comprendre l’urgence de sortir cette annonce, étant donné la gravité des phénomènes constatés, d’un point de vue scientifique, on reste tout de même dubitatif et on est en droit de se poser une première question : pourquoi ne pas avoir attendu d’avoir examiné les 8000 questionnaires pour faire une annonce médiatique ? Pourquoi publier des conclusions aussi dramatiques après avoir dépouillé à peine plus de 4% de l’ensemble des questionnaires ? La réponse n’est-elle pas dans le titre de Ouest-France du 6 mars "Les Anti-THT font pression sur les municipales" ? Qui plus est, comment vérifier la rigueur du rapport tant que celui-ci n’a pas été revu par d’autres scientifiques à ce jour ? Cette vérification de l’étude par un conseil scientifique donne lieu, si elle est approuvée, à la publication des travaux dans une revue spécialisée comme Nature ou The New England Journal of Medicine. L’absence de perspective de publication des résultats de l’enquête du Criirem laisse peu de doute quant à l’avis de la communauté scientifique à son sujet.
La science ne peut pas tout prouver
Cette question se pose avec d’autant plus d’acuité que l’on sait qu’au niveau international, depuis des années, des équipes étudient un peu partout dans le monde en employant différentes méthodologies. Ainsi comme le rappelle un rapport collectif remis à la Direction générale de la Santé (1) : "A ce jour, il n’existe pas de mécanismes établis, responsables d’effets biologiques en dessous de 5 000 microteslas [une ligne à 400 000 volts dégage 1,2 microtesla à 100 m de l’axe, soit près de 5000 fois moins], mais il est utile de résumer la situation actuelle en termes de connaissances scientifiques et de limite d’exposition." Or pour élargir le champ des connaissances afin de cerner un risque potentiel, trois types d’études ont été menés : l’estimation de l’exposition du public aux champs électromagnétiques, des études en laboratoire, et enfin, de nombreuses études épidémiologiques.
Concernant le premier type d’études, les auteurs soulignent qu’il existe désormais des technologies plus performantes pour quantifier l’exposition, mais que celles-ci gagneraient à être utilisées davantage. Quant aux études en laboratoire, elles ont été menées sur les animaux et sur l’homme, sans que l’on puisse démontrer que des effets sanitaires puissent résulter d’exposition humaines à des niveaux de l’ordre de 100 microteslas et inférieurs.
Pour ce qui concerne les études épidémiologiques effectuées, elles ont surtout porté sur le risque de cancer chez l’enfant. Le problème de ces études réside dans leur caractère rétrospectif : on ne peut mesurer directement l’exposition aux champs magnétiques survenue avant l’apparition du cancer. Il faudrait pouvoir étudier un nombre d’enfants de manière prospective et on imagine tous les problèmes que cela peut poser, y compris d’un point de vue déontologique. Par ailleurs, on ne sait pas a priori quelle devrait être la durée d’exposition. Il existe donc de nombreux effets de confusion. Il n’en reste pas moins que la compilation de neuf études épidémiologiques par Albhom (2) a identifié une corrélation statistique d’un facteur deux entre une exposition supérieure à 0,4 microtesla et le risque de leucémie chez l’enfant, mais qu’en dessous de cette valeur, aucun risque supplémentaire n’a été constaté. En même temps les auteurs de cette étude reconnaissent que "l’explication de ce risque accru n’est pas connue, mais un biais de sélection pourrait en expliquer une partie". Si le California Department of Health Services a conclu qu’il était enclin à "croire que les champs électromagnétiques peuvent entraîner une augmentation du risque de leucémie chez l’enfant et d’autres pathologies", il conclut également "croire fortement que les CEM ne sont pas des cancérogènes universels, car de nombreux types de cancers ne sont pas associés avec l’exposition". (3)
De tout cela, il ressort au final l’impossibilité de quantifier le risque, puisqu’on se trouve dans une absence de certitude totale et qu’aucun lien de causalité n’a été démontré entre l’exposition à des champs électromagnétiques et l’apparition de leucémies.
Faire preuve de précaution, y compris en annonçant des résultats
Ce cas est donc typique des problématiques qui se posent aujourd’hui en matière de gestion du risque. Si l’on y greffe maintenant la “question du principe de précaution” et son indéfectible ambiguïté, on comprend alors les difficultés qu’il y a à communiquer ce genre de résultats scientifiques. En effet, comme de nombreux auteurs l’ont démontré (Godard, Kourilsky), le principe de précaution est un concept on ne peut plus ambigu. Pour Olivier Godard, dans son ouvrage Le Principe de précaution dans la conduite des affaires humaines (4), la “version forte du principe” implique souvent l’abstention et s’appuie pour cela sur trois composantes : la référence au dommage zéro, la nécessité d’éviter le scénario du pire et l’inversion de la charge de la preuve. Cette version est une mauvaise appréhension de l’incertitude, qui plus est contradictoire, en ce sens que l’on accuse la science de ne pas fournir les précisions requises tout en lui demandant d’apporter une preuve absolue et une certitude positive de l’innocuité. Or, il y aura toujours une marge d’incertitude et la certitude absolue ne peut être atteinte. Poursuivant sa critique, O. Godard remarque le poids de la surenchère dans l’élaboration des scénarios du pire et ajoute que l’adoption de la règle d’abstention serait paralysante. L’inversion de la charge de la preuve paralyserait la recherche scientifique. Le docteur en science économique préfère donc la version faible du principe de précaution qui, selon lui, "ouvre un espace pour le débat public, à la délibération". C’est le calcul économique ou toute autre procédure de justification qui auront à définir le contenu des mesures à prendre (5). Une interprétation qui se situe bien loin de celle qu’en font les prophètes de malheur et autres marchands de peur. Le biologiste Philippe Kourilsky (6), quant à lui, insiste sur le fait que le principe de précaution ne doit pas être un principe d’abstention et distingue entre précaution (risque potentiel) et prévention (risque avéré). Enfin, comme nous l’avons démontré par ailleurs, le principe de précaution ne pose pas une question scientifique en exigeant la démonstration du "risque 0", soit l’exigence d’une preuve infalsifiable, puisque la science ne peut pas démontrer l’existence de ce qui n’existe pas.
Le rappel de ces analyses nous montre que la problématique des lignes très haute tension relève bien de la précaution et non de la prévention. Il ne s’agit nullement d’un risque avéré. Ensuite, s’il est impératif de poursuivre les recherches et de fouiller toujours plus en profondeur pour déterminer s’il existe oui ou non un lien de causalité entre la présence de ces installations et la recrudescence de maladies graves, on ne doit cependant pas se précipiter dans les médias pour faire des annonces qui terrorisent les populations et conduisent de ce fait à des mesures d’un coût exorbitant pour la collectivité. D’autant plus que la chose est facile : il suffit de s’appuyer sur la multitude d’incertitudes que permet de déployer le principe de précaution et de laisser ouvert le doute permanent qu’il soulève avec l’inversion de la charge de la preuve : combien de temps faut-il pour qu’une exposition à HT soit néfaste ? Quelle distance ?
Si on ne peut qu’encourager la recherche à se pencher sur ces sujets, on ne peut soutenir une démarche comme celle du Criirem, si peu vigilant à l’égard de l’utilisation qui peut être faite de résultats extrêmement fragiles du point de vue scientifique. Même si on peut comprendre qu’une association puisse vouloir jouer un rôle de "contre-pouvoir" à la recherche dite "officielle", cela ne lui donne pas pour autant le droit de ne pas respecter les principes que s’obligent à respecter les scientifiques, en précipitant l’annonce de résultats incomplets et non relus par des pairs. Le temps médiatique et le temps scientifique ne sont pas toujours faits pour s’entendre et les polémiques ne servent pas toujours l’objectif qu’elles veulent atteindre. A la suite des polémiques autour des effets supposés des téléphones portables, l’Académie nationale de médecine a insisté sur le fait que "la médecine n’est ni de la publicité ni du marketing, et qu’il ne peut y avoir de médecine moderne que fondée sur les faits. Inquiéter l’opinion dans un tel contexte relève de la démagogie mais en aucun cas d’une démarche scientifique" (7) . Aussi, comme le rappelle Dominique Lecourt dans son commentaire sur l’Appel d’Heidelberg : "Les plus grands maux qui menacent aujourd’hui notre planète sont l’ignorance et l’oppression et non la science, la technologie et l’industrie dont les instruments, dans la mesure où ils sont gérés de façon adéquate, sont des outils indispensables qui permettront à l’Humanité de venir à bout, par elle-même, de fléaux tels que la surpopulation, la faim et les pandémies." (8)
(1) A. Aurengo, J. Clavel, R. De Seze, P. Guénel, J. Joussot-Dubien, B. Veyret, Rapport sur les Champs Magnétiques, d’Extrême Basse Fréquence et Santé (8 Novembre 2004), page 8
(2) Ahlbom et al. 2000
(3) Rapport de Neutra, DelPizzo et Lee
(4) Olivier Godard, "L’ambivalence de la précaution et la transformation des rapports entre science et décision", in Olivier Godard (éd), Le Principe de précaution dans la conduite des affaires humaines, Ed. de la Maison des sciences de l’homme et de l’INRA, p.19.
(5) Ibid., p.15
(6) Philippe Kourilsky, Le Principe de précaution (2001)
(7) Communiqué du 17.06.2008 "Les risques du téléphone portable"
(8) L’Appel d’Heidelberg, composé pour le Sommet de la Terre 1992 par Michel Salomon et signé par de nombreux scientifiques, est une déclaration prétendant s’attaquer à cette "idéologie irrationnelle qui s’oppose au progrès scientifique et technique et nuit au développement scientifique et social". Il fut signé à l’époque par plus de 70 récipiendaires du prix Nobel.
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