On a perdu le propre de l’homme
« Comment distinguer scientifiquement l’homme, en tant qu’espèce animale, de l’humain, qui relève davantage d’un concept philosophique ? », s’interrogeait le numéro de septembre dernier du magazine Archéologia. Troublante dichotomie.
D’un côté, une puissante réalité, dûment palpable - voire caressable ou giflable selon les cas : le primate Homo sapiens, pensant, parlant, produisant, votant - pour l’une ou l’autre aptitude, pas toujours à bon escient -, mais ne pouvant prétendre en définitive, d’après les dernières avancées scientifiques, qu’au statut biologique de chimpanzé un peu plus développé sur le plan cérébral que les deux autres : Pan troglodytes ou chimpanzé commun, le guerrier intraitable, et Pan paniscus ou bonobo, le hippie bienveillant ; le premier règle manu militari ses conflits avec ses congénères, le second les désamorce systématiquement par le sexe - indubitablement, c’est avec troglodytes que nous nous plaisons à cousiner le plus volontiers. Et de l’autre côté une simple et fragile idée, dépourvue d’évidence, rangée dans le placard à postulats si ce n’est à stéréotypes, et dont seule la réflexion philosophique permettrait de cerner l’essence et de légitimer la pertinence : l’humain, originaire, mais définitivement extrait de l’animalité.
On sait à présent que les chimpanzés sont phylogénétiquement plus proches de nous qu’ils ne le sont des autres grands singes. S’il est cependant peu probable que lorsque leurs jeux de guerre ou d’amour leur en laissent le temps, nos parents poilus s’interrogent sur ce que recouvre le concept singe, nous n’aurions pas de quoi en faire un complexe de supériorité ; que serait-ce après tout que l’homme, sa conscience, ses cultures, ses représentations du monde, sa technologie, son économie de production et ses interrogations métaphysiques, si ce n’est une propriété émergente de l’évolution des hominoïdes ? Entre les grands singes et nous, la différence serait de degré, et non pas de nature comme on le pensait orgueilleusement au temps du cogito ergo sum. Au fur à mesure que progressaient éthologie, génétique, neurosciences et biosociologie, l’homme a été en effet dépouillé de tout ce qui, croyait-on auparavant, faisait son « propre », ce noyau dur comportemental et cognitif qui établissait un fossé ontologique entre nature et culture, entre animalité et humanité. La plupart du temps ordinaires, parfois apprises de l’homme en captivité, les capacités des grands singes, mais aussi d’autres animaux, forment ainsi de nos jours une impressionnante liste de révélations.
Pour synthétiser brièvement ce qui se rapporte seulement aux chimpanzés, notons qu’outre des baguettes pour attraper des insectes, ils peuvent employer des enclumes calées par des racines et des percuteurs de pierre pour casser des noix. L’utilisation combinée d’outils forme ce qu’on appelle un méta-outil, un des derniers bastions invoqués par les archéologues pour différencier traces humaines et non humaines. Ces ateliers de cassage font d’ailleurs à présent l’objet de fouilles ; les outils récoltés ressemblent à s’y méprendre à la première industrie lithique humaine d’il y a 2 millions d’années. Les bonobos sont aisément bipèdes environ un cinquième de leur temps, quand ils ont besoin de transporter de la nourriture ou du bois. L’organisation sociale des chimpanzés est riche, souple et variée ; ils font de la politique, formant des coalitions pour diriger la communauté, voire (pour troglodytes) kidnapper des femelles ou assassiner un congénère sans aucune utilité défensive ou alimentaire. Dans le champ des moeurs amoureuses, ils s’embrassent longuement sur la bouche, et en ce qui concerne paniscus, s’accouplent toute l’année, hors reproduction, mâle et femelle en position du missionnaire, les uns et les autres pouvant en outre s’adonner à des pratiques homosexuelles.
Les chimpanzés se reconnaissent dans un miroir. Ils peuvent simuler maladie ou boiterie pour éviter l’agressivité d’un dominant, ou faire des blagues tel qu’on a pu l’observer en captivité : mettre de l’eau dans sa bouche et attendre que quelqu’un passe pour la lui projeter au visage est une excellente farce ; de même que retirer l’échelle de corde quand un congénère est descendu dans une fosse, et se marrer (bouche grande ouverte, c’est leur manière), en tapant de la main au bord du trou, en voyant l’autre embêté. Empathie et altruisme font couramment partie de leur répertoire comportemental, pas seulement envers leur propre espèce ; telle cette bonobo qui devant le spectacle d’un étourneau apeuré ne parvenant pas à s’envoler, a grimpé sur l’arbre le plus élevé de son enclos, a déplié délicatement les ailes de l’oiseau et l’a lancé comme un avion. Ils sont capables d’apprendre de l’autre par imitation ; mais outre cela, il a été observé qu’un adulte maîtrisant certaines techniques pouvait corriger les tentatives d’un jeune. Quant à leur attitude devant la mort, des clans ont été observés en train de veiller de longues heures durant le cadavre d’un des leurs, le chef et les sujets apparentés au défunt restant le plus longtemps à son côté ; les mâles dominants ont en outre épouillé le mort, ce qu’ils ne font jamais s’agissant d’un subordonné vivant.
L’hypothèse selon laquelle la théorie de l’esprit les concerne s’est donc consolidée. Les grands singes auraient conscience d’eux-mêmes, agissent suivant des intentions prédéterminées en se faisant une représentation de l’impact de leur comportement sur celui d’autrui ; ils font preuve de capacité conceptuelle et de prévision contextuelle. C’est ce qu’ont particulièrement montré diverses expériences, menées avec des gorilles et surtout des chimpanzés, d’apprentissage d’une forme de communication humaine ; plusieurs sujets ont appris la langue des signes ou à communiquer par le truchement d’un tableau de symboles, montrant qu’ils étaient en outre capables de saisir une syntaxe simple : ils comprennent que suivant l’ordre des mots, une phrase peut avoir un sens différent ; le passé, le mensonge, l’évaluation des notions de « bon » et « mauvais » seraient également à leur portée.
Certains groupes d’animaux se transmettent des traditions d’une génération à l’autre, par le biais du lien social et non par l’hérédité, alors que d’autres groupes de la même espèce vivant dans un environnement identique ne les possèdent pas. Ces observations se multipliant, on n’hésite plus à parler désormais de cultures animales. Les chimpanzés sont les champions de ces pratiques acquises, certains groupes cumulant plusieurs dizaines de traditions locales dans les domaines de la collecte de nourriture et de boisson, du jeu et de la parade amoureuse. Lorsqu’en captivité, on propose peintures et pinceaux à des chimpanzés, ils ne font pas n’importe quoi : ils peignent des motifs en éventails, avec des effets de symétrie, en plusieurs exemplaires ; ils ont donc conscience de la forme répétée. Plus fort : une femelle a produit le dessin d’une forme aérodynamique, et répondu dans le langage des signes à l’expérimentateur qu’il s’agissait d’un oiseau ; elle aurait donc fait preuve de symbolisation graphique... Il y a peu, une autre forteresse humaine est tombée : l’arme ; des chercheurs américains ont observé à plusieurs reprises des chimpanzés tailler des branches avec leurs dents pour en faire des lances pointues, et s’en servir pour tuer de petites proies.
Pour enthousiasmantes que soient ces découvertes, il convient de ne pas perdre de vue que les capacités cognitives des chimpanzés les plus entraînés ne dépassent jamais celles d’un très jeune enfant, et que parler de culture pour la transmission de comportements acquis suppose de donner au terme une définition faible. Pour qu’il y ait culture, il faut qu’il y ait évolution culturelle. « La fixation des caractères acquis est peu développée chez les singes, le processus cumulatif reste limité », expliquait l’éthologue Bernard Thierry (Hors Série Sciences Humaines, décembre 2005) « La divergence par rapport à l’état de nature reste de faible amplitude, toujours susceptible de revenir à son point de départ. [...] A la différence de ce qui se produit chez les singes, la dérive culturelle humaine, c’est-à-dire la divergence par rapport à l’état de nature, est irréversible. Le langage et les techniques permettent d’accumuler les traditions. Les conditions d’action de la sélection naturelle s’en trouvent modifiées. »
Mais de nos jours il paraît cependant pertinent de suggérer que les racines de nos comportements sociaux et culturels sont animales, et se retrouvent particulièrement chez les chimpanzés, avec lesquels nous partageons un ancêtre commun qui vivait il y a environ 7 millions d’années en Afrique, ainsi que 99 % de nos gènes tel que le séquençage des deux génomes l’a mis en évidence. La différence morphologique et physiologique entre le chimpanzé et l’homme provient en effet pour l’essentiel de modifications dans la régulation de l’expression des gènes. La dissemblance génétique la plus nette, au niveau des gènes eux-mêmes ou des modifications de leur activité, se situe au niveau des fonctions neuronales et cognitives ; dans le cortex humain, certains gènes sont surexprimés. L’homme serait donc en quelque sorte un chimpanzé complexifié : désormais, « il n’existe que deux options : ou nous sommes des leurs, ou ils sont des nôtres », estime le primatologue Frans de Waal (Sciences et avenir, janvier 2001).
Un certain nombre d’éthologues, de zoologues et de généticiens pensent en effet qu’entre l’animal et l’homme, il y a continuité et non rupture, progression culturelle et non frontière, voire que les prérequis cognitifs et comportementaux de la morale humaine se trouvent chez les grands singes. Certains ont franchi le pas et suggèrent de placer les chimpanzés dans la branche des hominidés, ou demandent à ce que les droits de l’homme soient étendus aux grands singes ; dans cette optique, en accédant au statut de sujets ils seraient mieux protégés de l’extinction qui les menace. Selon l’éthologue Dominique Lestel (Les Origines animales de la culture), qui plaide pour que l’étude de l’animal fasse aussi partie des sciences sociales, c’est « la révolution invisible de l’éthologie contemporaine, [qui] montre que nous vivons dans un monde où coexiste une pluralité de sujets, même si les sujets animaux ne sont pas superposables aux sujets humains ».
Mais cette superposition est revendiquée par la philosophe Paola Cavalieri : « puisque l’égalitarisme n’accorde aucune valeur morale à des caractéristiques telles que la race ou le sexe, pourquoi en attribuer une à la notion d’espèce ? Si l’on condamne le racisme et le sexisme en tant que formes injustifiées de biologisme, ne devrait-on pas condamner de même le spécisme ? [...] Puisque la volonté de garantir une protection identique à tous les humains, y compris les individus non paradigmatiques - tels les handicapés mentaux, les individus atteints de lésions cérébrales ou séniles - a réduit au minimum le niveau mental requis pour faire partie de la communauté des égaux, n’est-ce pas contradictoire de continuer à en exiger un très élevé lorsqu’il s’agit des animaux ? » (Hors Série Sciences et avenir, juin-juillet 2004)
Devant l’ultraradicalité de la doctrine antispéciste, telle que ses théoriciens l’ont développée et que ses sectateurs la répercutent, son intégrisme et son anti-humaniste (comparé à certaines allégations, le point de vue précité est un modèle de modération), le moraliste se cabre définitivement. La prise en compte généralisée du bien-être animal, la sauvegarde des espèces (et pas seulement les plus emblématiques), la désapprobation de certaines pratiques traditionalistes (élevage en batteries, corrida, chasse, expérimentation animale non vitale pour la santé humaine) ne sont aucunement antinomiques à un humanisme dûment préservé. Il paraît certes vraisemblable, au regard des résultats scientifiques susdits, qu’il puisse exister un continuum évolutionniste de conscience et de comportement culturel entre l’animal et l’homme, que les grands singes expriment ou recèlent certains germes de notre humanité puisque c’est avec eux que nous partageons les ancêtres communs les moins éloignés. Mais tout aussi progressif apparaît le glissement entre les thèses actuelles d’éthologues au demeurant compétents et celles du nihilisme anti-humaniste. Pour éviter d’apporter involontairement du grain à moudre au second, les premiers devraient peut-être s’engager davantage dans l’interprétation éthique de leurs travaux. Il est incongru, comme le numéro d’Archéologia précité, de se demander où peut bien encore siéger l’humain, sans apporter à une telle question de réelle réponse. Il est dangereux de laisser le concept humain à l’état de coquille conceptuelle, vidée de toute matérialité, comme de réduire l’homme dans sa dimension morale à une approche comportementaliste. « Le monde construit et sans cesse reconstruit de l’homme ne coïncide plus avec le monde des animaux ni avec celui qu’impose l’héritage de l’évolution ; c’est dans ce monde toujours repensé, théorisé, réorganisé et à partir de lui, que s’élabore historiquement le sens moral dans sa pleine signification, c’est-à-dire en tant qu’il repose sur une démarche consciente parce que instruite », écrivait par conséquent le philosophe Michel Blay (Hors Série Sciences et avenir, juin-juillet 2004). « Parler du sens moral des animaux ne peut avoir de signification que par un abus de langage qui consiste implicitement à faire l’impasse sur le monde de la pensée théorique et de la culture. »
L’histoire récente ou plus éloignée a montré que le génocide peut être considéré comme le produit d’une entreprise massive de déshumanisation d’autrui et d’écrasement d’une morale universelle qui transcende toute culture et toute opinion. Les avancées scientifiques concernant la compréhension des comportements et de l’intelligence des animaux ouvrent assurément des champs d’études passionnants, mais ne doivent pas laisser prise à une régression de l’esprit et du langage, à la tentation de croire qu’en nous, la vie animale primerait sur la vie de la représentation et du symbole. « Notre idée de l’homme n’a pas encore trouvé sa place étrange et complexe », analysait Edgar Morin (L’Âge de fer planétaire, addendum à Introduction à une politique de l’homme), « elle oscille entre la vision philosophique qui en fait le seul sujet dans un monde d’objets et la vision scientiste qui ignore l’esprit humain ». Le philosophe Michel Onfray stigmatise également « l’absence d’éducation, le renoncement à la transmission de valeurs, l’abdication devant toute entreprise pédagogique », qui laisseraient croire « que la loi n’est pas la loi éthique, mais la loi de la jungle. Dès lors, l’éthologie rend comte de ce défaut d’éthique [...] : le règne de la tribu contre celui de l’humain. »
Aussi regrettable que cela soit au regard du déficit de réflexion
ambiant, on ne philosophe pas tous les jours entre la poire et le
fromage, entre un fait divers et une séance parlementaire, entre une
élection et une promulgation de loi. Egarer en route le concept
d’humain peut donc avoir des conséquences funestes. La dignité de
l’homme n’est pas soluble dans sa biologie. La frontière entre l’homme
et ses cousins anthropoïdes est génétiquement étroite, elle n’en reste
pas moins décisive. Il est indifférent à un animal d’être identifié par
biométrie, d’être soumis à un test ADN pour vérification de sa généalogie, d’être classifié selon ses origines ;
les mêmes mesures appliquées à l’homme sont une scélératesse
discriminatoire. A l’heure où les plus hautes instances de l’Etat
français entendent appliquer les deux dernières aux candidats à
l’immigration, où les jeunes gens sont repoussés des rues par des ultrasons et les sans-logis par un gaz malodorant,
il est bon de l’affirmer sans circonvolution oratoire. Comme de se
souvenir que le concept humain n’est pas une nébuleuse philosophique ;
le propre de l’homme a une dimension très concrète : cela s’appelle la
civilisation.
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