Pensée, arts, histoire et culture d’Europe sur l’échafaud : ignorance ou calomnie ? Lettre à nos amis américains
Pensée, arts, histoire et culture d’Europe sur l’échafaud :
ignorance ou calomnie ?
Lettre à nos amis américains
En ces temps où les théories intersectionnalistes américaines et la promotion d’une vision multicommunautariste de la société sont de mode, où Debussy[1], Agatha Christie et bien d’autres sont censurés outre-Atlantique au nom d’une cancel culture de bon aloi, fleurissent des écrits qui vous plongent dans un étrange malaise ; des écrits où l’on a l’impression de voir diabolisée, défigurée, en bloc et sans nuance, toute l’histoire de l’Europe et de la France en particulier, hideux repaires historiques d’hommes blancs, par nature dominateurs et racistes ; des écrits où sont traînés dans la boue, aux côtés de quelques vrais racistes, des penseurs aussi magnifiquement humanistes que Montesquieu ou Renan, comme ont été profanées sans procès équitable les statues de Colbert[2]ou Victor Schœlcher, bafouées des personnalités admirables comme De Gaulle, et jusqu’aux artistes et penseurs de l’Antiquité gréco-latine, étrangement soupçonnés d’avoir introduit le germe du suprématisme raciste dans l’esprit de l’Européen blanc[3].
Si l’on ne peut que se féliciter des frémissements d’un mouvement social qui, peut-être, offrira à chacun de plus grandes possibilités d’expression et de réalisation, dans une société occidentale toujours plus diverse, enfin affranchie de son passé esclavagiste et colonial, on peut s’attrister que cela doive se faire avec cet arrière-goût d’injustice et de mauvaise foi, qui engendrent le malaise et risquent d’induire de regrettables réactions. Surtout quand on les décèle sous la plume d’universitaires américains émérites, exerçant la profession d’historiens de l’Europe ou de la France, tels que, parmi d’autres, Tyler Stovall[4].
Que d’obscurs polémistes de réseaux sociaux parlent de « négrophobie des Lumières », sans manifestement les avoir jamais lues, passe encore. Mais que des professeurs d’universités américaines en défendent l’hypothèse, voilà qui est inquiétant.
Qu’il soit permis à une lectrice admirative de Montesquieu de témoigner du saisissement qu’elle éprouve à le voir traité de raciste, lui qui consacra tant de pages à battre en brèche les préjugés de son époque, l’intolérance et l’esclavagisme, en empruntant parfois au procédé de l’antiphrase ou de l’ironie pour mieux servir sa lutte ; quelle absurdité que de prendre au pied de la lettre les mots qu’il fait prononcer à un esclavagiste pour mieux le combattre[5]. On pourrait en dire tout autant de Voltaire. Tout lecteur assidu des philosophes français des Lumières ne peut être que révulsé de les voir qualifiés de « théoriciens raciaux des Lumières », ou encore associés aux excès révolutionnaires ou napoléoniens. Tout admirateur de Tocqueville ou de Renan[6]ne peut être que meurtri de les voir assimilés, ravalés aux écrits d’un Gobineau ou d’un Barrès ; tout amateur de Balzac ou d’histoire des sciences ne peut qu’être choqué de lire que les recherches de Broca auraient été sous-tendues par une visée raciste ; etc.
Bref, tout Européen tant soit peu pétri de culture française ne peut qu’être offusqué de ces glissements, amalgames grossiers, citations décontextualisées qui, mélangés à des éléments pertinents sur l’esclavage et la colonisation, semblent vouloir démontrer, dans un procès uniquement à charge et nourri de pièces à conviction fort approximatives, qu’il existerait un racisme français à travers les époques ; que toute l’histoire de ce pays, et notamment ce que l’on considère comme faisant sa grandeur, se résumerait à un fantastique mépris du non-blanc. Quel serait ce mystérieux PGCD culturel, qui rassemblerait Français aussi divers que philosophes des Lumières, Robespierre, Napoléon, chefs successifs de la IIIe République, dans une perversion commune ? Y aurait-il un French racism comme un French wine, une tradition raciste française, qui fonderait l’histoire et les valeurs de cette nation et aurait malencontreusement contaminé le monde occidental ?
Qu’il nous soit permis d’en douter. L’histoire de France et l’histoire d’Europe ont leurs parts d’ombre, nous le savons. Les civilisations blanches ont, pendant des siècles, usé et abusé de leur position dominante, asservi, exploité, comme généralement dans la nature, le fort a tendance à tirer tous les avantages possibles du faible — ce qui n’est, hélas, pas du tout le monopole de l’homme blanc et se voit encore partout ailleurs. Nos meilleurs penseurs nous déçoivent parfois, en ce qu’une parole malheureuse peut laisser penser qu’ils étaient, malgré leur génie, prisonniers d’un préjugé de leur temps, d’une science défectueuse ou d’un vocabulaire qui aujourd’hui nous hérisse. Soit.
Mais l’histoire de France et l’histoire d’Europe n’ont-elles pas aussi leurs parts de lumière, de pensée, d’humanisme, de sublimes réalisations individuelles et collectives, à commencer par cette démocratie qui permet aujourd’hui de les critiquer sans crainte ? Pourquoi salir nos parts de lumière au même titre que nos parts d’ombre ? Pourquoi chercher le mal partout ? Pourquoi ternir ce qui, méritant tout notre respect, ne devrait pas l’être ? Pourquoi ce procès inquisitorial et calomnieux, là où il suffirait de nourrir le débat ? Pourquoi ce parti-pris de haine ? Pourquoi cette épuration historique et culturelle qui risque de nous priver des chefs d’œuvre du passé et de réduire nos espaces de réflexion aux bornes désespérantes du politically correct de 2021 ? L’autodafé n’est-il pas en soi un acte barbare et indigne d’être justifié par des travaux universitaires ?
L’insulte à un passé défiguré, l’humiliation sont-elles nécessaires, et même simplement bénéfiques, à un processus de construction sociale équitable ? Ne serait-il pas au contraire plus efficace d’œuvrer à une analyse impartiale et la plus juste possible, d’entre ce qui doit être dénoncé et corrigé, et ce qui fut digne d’admiration et mérite d’être prolongé ?
En ce sens, il n’a jamais été plus indiqué de lire ou de relire Montesquieu, Voltaire, au fil du texte, dans cette écriture si subtile et si élégante que nous ferions bien d’en prendre leçon. Nul doute que, s’ils étaient encore de ce monde, ils sauraient nous faire distinguer ce qui est juste de ce qui, fruit d’une soudaine hystérie collective, ne l’est simplement pas.
À vous, amis d’outre-Atlantique, qui vous efforcez de vouloir nous expliquer que « nous », Européens, façonnés par une histoire de pensée raciste, serions racistes sans en avoir conscience, une Européenne issue de mélanges ethniques improbables, à la peau claire par hasard, vous répond que non, la plupart d’entre nous ne sommes pas racistes. Nous ne le sommes pas, nous le savons, puisque nous ne sentons en nous-mêmes aucun rejet ni mépris pour nos semblables, quels que soient leur origine culturelle et leur taux de mélanocytes. Tout autant que Montesquieu, nous aimons lire l’érudit Césaire, qui expliqua si finement l’Africain à l’Européen et au monde, à travers son histoire et dans une langue magnifique, et rappela que le racisme européen fut le fruit d’une logique économique et non philosophique[7]. Nous aimons aussi écouter Martin Luther King, Claude Nougaro, et tous nos ancêtres humains qui ont eu la force de combattre contre la néfaste tentation des hommes, que dénonçait Primo Levi, à opposer sans cesse le « nous » et le « eux ». Peut-être serait-il sage de les imiter.
Nous ne sommes pas racistes mais notre société l’est-elle, à notre insu, répétant des schémas arbitraires hérités de l’ancienne Europe exclusivement blanche, comme le supposent les théories déconstructionnistes françaises qui semblent avoir tant imprégné la pensée universitaire américaine[8] ? C’est possible et peut-être avez-vous partiellement raison sur ce point. Il faut que nos universités, nos écoles, nos conservatoires, nos médias et généralement nos institutions intègrent toujours davantage les apports culturels plus récents : ceux des musiciens africains et afro-américains, par exemple, pour lesquels Debussy nourrissait une telle admiration ; ceux des artistes et intellectuels de toutes les cultures du monde qui nous composent désormais. L’effort doit être poursuivi en ce sens. Sachez que nous nous y employons, depuis des décennies. Mais cela ne peut se faire qu’en tissant de patients liens et non dans la violence ni dans l’insulte. La folie qui s’empare du monde intellectuel et médiatique international, injuste, excessive, délétère, risque d’enviolenter la société et de ruiner de longs efforts de réconciliation et de construction collective. Car nous ne pouvons pas nous contenter de déconstruire, il nous faut continuer à construire avec patience et longueur de temps qui, d’après un ancien poète, font plus que force ni que rage.
Comment construire une Europe à la fois respectueuse de son histoire, c’est-à-dire d’elle-même, et à l’image des citoyens qui la composent aujourd’hui ? Il nous semble que cela peut se faire, justement, dans l’esprit des Lumières, cet idéal universaliste qui vous fait sourire mais présente l’immense avantage de donner à chacun la possibilité d’apporter sa pierre à l’édifice commun : ni blanc, ni noir, ni chrétien, ni musulman, mais commun, fruit de l’effort de chacun pour le bien de tous. Cet idéal qui permet la rencontre, le fertile mélange.
Devrions-nous adopter, pour vous agréer, ce multiculturalisme rigide qui définit un être par la culture de ses ancêtres et dresse d’infranchissables barrières d’incompréhension, donc potentiellement de haine, entre communautés d’une même nation ? Alors que, depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, nous nous appliquons à œuvrer pour la paix en construisant l’Europe, en tâchant de soigner les plaies encore suppurantes de notre passé colonial, en éduquant nos enfants de toutes origines contre le réflexe raciste, en reconnaissant les infinis trésors que nous offre la diversité culturelle ; bref, à appliquer paisiblement, enfin, après avoir laborieusement mis fin à notre propre barbarie, les préceptes des Lumières européennes… Nous avons consacré de nombreuses années à œuvrer en ce sens et nul doute que c’est en poursuivant cet effort patient, pacifique, et non en creusant de nouvelles tranchées entre nous, que nous y parviendrons.
[2]Niort, Jean-François, « Le Code noir, idées reçues sur un texte symbolique », éd. Le Cavalier bleu, 2015.
[3]https://www.lefigaro.fr/vox/histoire/non-l-antiquite-n-etait-pas-raciste-20210311?utm_source=app&utm_medium=sms&utm_campaign=fr.playsoft.lefigarov3
[4]https://journals.openedition.org/chrhc/956
https://press.princeton.edu/books/hardcover/9780691179469/white-freedom
[6]http://www.iheal.univ-paris3.fr/sites/www.iheal.univ-paris3.fr/files/Renan_-_Qu_est-ce_qu_une_Nation.pdf
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