Quelle fiabilité accorder aux témoignages ?
Les enquêteurs ignorent toujours les raisons du drame survenu sur un passage à niveau à Millas (Pyrénées-Orientales). Les barrières du passage à niveau étaient-elles ouvertes ou fermées lorsque le bus scolaire a franchi les voies de chemin de fer ? « La conductrice du véhicule, blessée dans l'accident, a assuré à son employeur que les barrières étaient levées. » Le conducteur du train a lui déclaré : « avoir vu le car foncer dans la barrière fermée », et la centaine de témoins reste partagée dans ses réponses...
Le recueil des témoignages reste un acte essentiel de la procédure judiciaire visant à établir les responsabilités civiles et pénales, et des investigations techniques du Bureau enquêtes accidents et transport terrestre afin de connaître les circonstances de l'accident. Les personnes ayant assisté à un même événement n’en gardent pas le même souvenir ; l'environnement peut influencer leurs perceptions : l’éclairage, les masques visuels, les conditions atmosphériques, etc. L'ouïe peut être faussée par une source sonore qui masque les sons, les déforme (écho, réverbération), des troubles de l'audition fonctionnels (surdité) ou passagers (rhume, otite). L'appréciation du temps (chronos) n'est pas identique chez tous, on a tendance à sous estimer les durées brèves et à surestimer les attentes longues. La taille, un grand prendra comme référence sa propre taille et pourra dire que l'individu était petit, un petit vous dira qu'il était grand. La quantité, le poids, la couleur peut venir fausser l'impression de sa masse. Un colis identique semble plus lourd ou plus léger selon qu'il est noir ou blanc. L'appréciation de la vitesse est subjective, certains automobilistes habitués à rouler à vive allure auront tendance à voir des traînards ou l'inverse. Notre état affectif, amour, colère, indignation, peur, surprise, sidération nous empêche de voir objectivement un événement et encore moins à en délivrer une description exacte. Il y a souvent exagération ou minoration de certains détails. Le témoin d’un événement horrible peut fermer les yeux et ne pas enregistrer la totalité de la scène, ou s'être polarisé sur un détail (effet tunnel).
Il faut toujours se méfier d'un témoin plein d'assurance, J'ai tout vu, j'ai tout entendu. Le bon témoin, objectif et impartial est inexistant. La fiabilité du témoignage d'une personne ayant l'habitude de rapporter des faits (policiers, militaire, agent sécurité, etc.) est estimé à 30 % ! Le psychologue Hugo Munsterberg a démontré au siècle dernier, que le témoin oculaire se trompe souvent. Dans les années 1970, Elisabeth Loftus et John Palmer s'étaient livrés à une expérience visant à déterminer si les souvenirs d'un témoin pouvaient être déformés par une information reçue après les faits. Après avoir projeté un film retraçant un accident de la route, ils ont demandé aux spectateurs : « à quelle vitesse roulaient les véhicules qui se sont écrasés l'un contre l'autre. » Les témoins ont estimé la vitesse plus élevée que le groupe de témoins à qui on avait posé la question différemment : « à quelle vitesse allaient les véhicules qui se sont heurtés ? » Une semaine plus tard, ils leur demandèrent : « avez-vous vu du verre brisé ? » Le premier groupe a répondu oui à 32 % et le second groupe oui à 11 %. En réalité il n'y avait pas de verre brisé sur les lieux de l'accident ! Conclusion première, la formulation des questions peut conduire le témoin oculaire à décrire des faits qui étaient absents... Un autre film montre un véhicule faisant une marche arrière et qui heurte une femme porteuse de paquets. Les expérimentateurs ont ensuite posé deux questions sur des détails absents du film : « avez-vous vu la bouteille ? Avez-vous vu une bouteille ? » Dans la première formulation, les témoins ont répondu trois fois plus par l'affirmative qu'à la seconde.
Ces auteurs ont étudié également le transfert d'un souvenir. Un receveur du métro qui avait été victime d'un vol à mains armées, avait identifié un marin comme son agresseur. Les enquêteurs s'aperçurent que le marin avait un alibi qui l'excluait des coupables possibles. Comment la méprise par le receveur avait-elle été rendue possible ? Les enquêteurs découvrirent que durant la période ayant précédé l'agression, le marin avait acheté à trois reprises un ticket à ce receveur. Il n'en avait pas fallu plus pour que le receveur associe le visage devenu « familier » avec celui de son agresseur ! Déjà en 1920, un chercheur de l'université de Harvard avait démontré que la perception d'un événement est sujette aux connaissances, à l'expérience, aux besoins, aux attentes, aux opinions et croyances (cela nous renvoie à l'actualité et au rôle des médias dans l'opinion). Réflexion corroborée par S. Bruner et Léo Postman qui ont montré des cartes à jouer pendant un court instant à des observateurs avant de leur demander combien d'as de pique avaient-ils vu ? La majorité a répondu trois alors qu'il y en avait cinq, mais que deux étaient rouges !
Le témoignage n'est pas un fait, mais un rapport sur un fait. Comme l'observation, il est entaché de filtres, de préjugés, de crédulité, de l'intention de vouloir jouer un rôle central, des convictions, d'amitié ou inimitié. L'interprétation des faits observés peut reposer sur : des actes, des paroles, des attitudes, des faits matériels ou immatériels, des intentions. Le témoin fiable est celui qui prête attention aux faits, aux choses, à une ambiance, etc., sachant qu'il devra les restituer. Lorsque nous sommes sujet à une stimulation extérieure, nous suivons un chemin mental « prédéfini ». Le rappel d'un fait ou d'une observation va déclencher une chaîne mentale particulière qu'il importe de savoir repérer. Dans toute communication, il y a un système de représentation (verbal, non verbal, émotionnel, sensoriel) qu'il convient de différencier (domaine de la PNL). Il y a la structure de surface qui correspond au discours, et la structure profonde dans laquelle il vaut mieux savoir lire entre les lignes et en interpréter les silences.
L’attitude et la personnalité de l'enquêteur agissent sur le témoin, et la voix reste un élément important de l'interaction. Parler trop vite, trop fort, trop faiblement peut indisposer la personne, la distance à laquelle l'enquêteur se tient du témoin peut l’indisposer en empiétant sur son espace personnel. L'enquêteur doit toujours se tenir à distance sociale du témoin afin d'en observer ses gestes, les tics, les macro et micro expressions, autant d’indicateurs sur la fiabilité des propos tenus (travaux d'Eckman). L'enquêteur doit être attentif à l'interprétation d'un élément d'information et à sa place dans son cadre conceptuel pour interpréter, juger et analyser l'information. Rares sont les témoins à avoir fait un travail sur soi afin d'être capables de s'effacer devant un stimulus et tendre vers l'objectivité.
Les questions visent à permettre au témoin à raconter ce qu’il a réellement vu ou entendu. Le message émis n'a rien à voir avec le message reçu, une partie de l'information peut être manquante, il peut s'agir d'une banalité, d'une généralité, ou d'une réalité déformée. On demande au témoin un récit spontané pendant lequel on évitera de l'interrompre. Le témoin va parler des éléments qu'il a perçu par lui même ou qui lui ont été rapportés par des tiers. Dans les propos tenus, l'enquêteur devra remarquer : l'argumentation, les rapprochements, l'enchaînement auxquels la personne se livre. Le choix des mots et des intonations peuvent suggérer une interprétation orientée... Des éléments imprévus apparaîtront au fur et à mesure de l’entretien, certaines questions deviendront inutiles ou en appelleront de nouvelles. L'enquêteur devra faire préciser un point, une situation en mettant en rapport des actes, un comportement, des paroles, la conséquence d'une action. C'est le récit guidé, on pose des questions en évitant toutefois d’influencer la personne pour obtenir une réponse. L'enquêteur ne doit jamais se satisfaire d’une réponse toute faite, il doit encourager les rectifications, les précisions, et tolérer l’incertitude du témoin. Cette attitude de neutralité permettra de comprendre le cheminement intellectuel du témoin et ses réalités. Une réponse soutirée n’est que rarement fiable. L'enquêteur passe ensuite au récit corrigé fait de reformulations pour s’assurer qu'il a bien compris la teneur des propos tenus par le témoin.
L'audition ou le témoignage se doit de viser à recouper les informations aux niveaux des faits : j ’ai vu, j’ai entendu, j’ai senti - de l’émotion : j’ai eu le sentiment, j’ai ressenti - de l’opinion : je pense, je crois, j’ai l’impression. L'enquêteur peut opter pour une suite chronologique ou une suite logique « reprenons vos explications » - passer des faits aux sentiments, « qu’avez-vous éprouvé à cet instant ? » - des faits au jugement, « quel jugement porteriez-vous sur... ? ». On commence par poser des questions ouvertes afin d'obtenir des réponses directes en laissant toujours au témoin le temps de répondre avant d'enchaîner une autre question. Si vous ne respectez pas cette marque de civilité, vous frustrez le témoin et l'enquêteur se prive d’informations de qualité (Le problème est différent pour les policiers qui doivent boucler leur dossier dans le temps imparti de la GAV). Dans tout entretien, l'interlocuteur va être l'objet d'omission, de distorsion, de généralisations en portant son attention sur son vécu, c'est ce que l'on appelle le métamodèle dont on distingue plusieurs catégories.
L'omission simple : « je ne sais pas », « Il est absent », l'enquêteur devra chercher l'information manquante (qu'est ce que vous ne savez pas ?) et faire spécifier le contexte (depuis quand, pour où, comment le savez-vous ?).
L'omission comparative : il manque un mot en rapport avec le premier terme. L'enquêteur devra demander le terme de la comparaison en se faisant préciser sur quoi la comparaison repose.
Les verbes généraux qui ne reposent sur aucune base sensorielle, l'enquêteur devra rechercher les détails de la situation, les bases sensorielles, les critères et faire spécifier le verbe.
Le manque d'index de référence : le sujet est vague ou non défini, l'enquêteur doit se le faire préciser, obtenir le verbe, retrouver la référence.
Les quantificateurs universels : ce sont des éléments assimilés à une catégorie afin de les généraliser. L'enquêteur doit se faire spécifier le contexte, rechercher une exception à cette règle, déterminer les valeurs ou les croyances du témoin. « Personne ne s'intéresse à mon histoire. Personne ? n'y a-t-'il pas un moment où quelqu'un s'est intéressé à vos histoires ? »
L'origine perdue : le témoin ignore l'origine (la source) ouvrant la porte sur toute subjectivité. « c'est mal de dénoncer : pour quoi ? pour qui ? d'après qui ? »
Opérateurs nodaux : les nécessités (je dois, il faut, je suis obligé), l'enquêteur cherchera à faire ressortir les conséquences. Autre opérateur nodal, les possibilités (je veux, je peux, c'est possible), la question devra retrouver l'approche qui est à l'origine de cette position. « je ne peux pas vous le dire. Qu'est ce qui vous en empêche ? »
La nominalisation : c'est une distorsion qui transforme un état dynamique en le figeant. « Il est mécontent ». L'enquêteur doit relancer l'entretien pour sortir de cette simple constatation du moment et obtenir les informations complémentaires. Qui, pourquoi, comment cela se traduit-il, depuis quand ?
Lecture de pensée : la personne pense être capable de lire les pensés d'une autre : « je sais bien ce que vous pensez ». L'enquêteur va devoir chercher le pourquoi de cette affirmation et confronter les faits réels avec l'interprétation : « Comment le savez-vous ? Qu'est ce qui vous permet de penser cela ? »
Cause/effet : cette « figure » sous entend un lien ou une relation non verbalisée. L'enquêteur doit faire préciser le propos et trouver un exemple et/ou un contre-exemple.
On ne saurait séparer le témoignage du témoin. L'enquêteur doit traquer le mensonge et déceler les convictions personnelles et la posture (apport de l'analyse transactionnelle) qui pourraient teinter l’interprétation. Si toute personne est compétente pour témoigner, cela appelle quelques remarques. La paire homme/narration doit être soumise à la critique de : sa valeur, son autorité, sa compétence, sa sincérité. Après un violent traumatisme physique ou psychique, il peut aussi s'en suivre une amnésie partielle, consciente ou non, que la personne pourra revivre alors qu'elle semblait en avoir oublié jusqu'au souvenir ! Le fabulateur ne distingue plus le vrai du faux et l'invention des faits vient au secours de sa mémoire défaillante. Une personne atteinte de paramnésie (illusion de déjà-vu ou entendu) peut reconnaître ce qu'elle ne connaît pas ! Cela lui est possible en reliant le présent à son vécu. Le vieillard, sans qu’il soit possible de fixer une limite d'âge, voit ses facultés mentales et intellectuelles s'estomper, et la vue et l'ouïe perdre de leur acuités. L’enfant est facilement influençable, incapable de discerner la vérité. Des innocents ont été emprisonnés pendant plusieurs années, tout cela parce que des psychologues affirmaient que les enfants étaient incapables de mentir (Outreau)...
L'enquêteur devra toujours situer le témoin, le « peser » : Qui est-il ? Quelle est sa réputation ? Que faisait-il lors des faits (s'il a reçu un SMS pendant les faits, son attention a été détournée, il ne pourra donc fournir qu’une partie de l’événement) ? Où était-il ? Pourquoi était-il là ? Comment y est-il arrivé ? Qu’a-t-il à dire ? A-t-il un lien avec une des parties ? Que faisait-il avant les faits ? Qu'a-t-il fait après les faits ? Peut-il reconnaître la personne, un objet, donner un signalement, une description ? Après deux heures, on a oublié près de 50 % des détails observés, et après huit heures c’est 60 % de souvenirs envolés. En cas d’oubli, le témoin peut donner une réponse qui sera approximative, fausse ou emprunte d’affabulation contenant des réalités et des fictions.
L'enquêteur doit se montrer très attentif à toutes anomalies, particularités ou luxe de détails laissant pressentir un témoignage de complaisance. Les raisons en sont multiples : La crainte de la perte de temps, de salaire, le dérangement, des conséquences pour le témoin qui a commit une négligence. L'affection, liens qui unissent les personnes, amour, amitié, etc. A l’inverse, l’inimitié pour une personne peut conduire à dénaturer les faits. La vengeance, il n’est pas rare qu’à la suite d’une banale querelle de voisinage que les rancœurs se fassent jour et débouchent sur des propos tendancieux. La vanité : le désir de paraître, de se donner de l’importance peut conduire à l’exagération ou à la minoration de ses actes. La légèreté : il est plus courant de dire du mal de son voisin que du bien. Le profit : le mobile n’est pas toujours financier. Une femme volage peut taire le nom de son agresseur qui pourrait faire découvrir sa liaison. La corruption : le témoin reçoit une somme d’argent en contre-partie d'une fausse déclaration.
Pour résumer, l'enquêteur judiciaire ou technique devra apprécier : le contenu du témoignage (quantité, qualité) - la précision des détails, des observations - l'accessibilité de l'information pour le témoin - son objectivité et impartialité - la validité de l’information (origine de la source, délai) - la stabilité de l’information (deux enquêteurs se présentant à deux moments différents ont-ils recueilli les mêmes informations ? - la nature de l’information (orale, écrite, entendue, observée, ressentie) - la recevabilité du témoignage (questions biaisées, tromperie, etc.).
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