Un monde si « intelligent »...
L’(in)intelligence artificielle (IA, suivez le filon...) interpelle une « obsolescence de l’homme » déjà bien avancée : n’a-t-il pas « remplacé » l’intelligence de la vie par la « raison » calculante – jusqu’à acter son propre remplacement avec son "consentement" plus ou moins éclairé ? L’écrivain et plasticien britannique James Bridle prône l’urgence d’une « écologie des technologies » dans une « humanimalité » bien comprise.
L’histoire de notre confort thermo-industriel et de notre « civilisation » aurait-elle commencé au nord de la Grèce, près d’Epire ? Dès 400 avant notre ère, Hérodote mentionnait des suintements naturels d’huile de roche sur l’île de Zante. Le terme petroleum (du latin, petra, pierre, et oleum, huile) est utilisé plus tard pour désigner cette graisse à tout faire qui servait à calfater les bateaux, graisser les essieux, allumer les lampes – et même guérir les plaies...
La recherche du « profit » à tout prix et l’extractivisme forcené étaient-ils alors prévisibles voire seulement envisageables ? Deux millénaires plus tard, l’homme a utilisé cette énergie pour « altérer la nature de ce monde » et James Bridle fait démarrer sa réflexion motorisée sur ce site millénaire... L'artiste dit "plasticien" souligne l’urgence de « trouver les moyens de réconcilier nos prouesses technologiques et l’idée de l’exceptionnalisme humain avec une sensibilité terrestre et une attention à l’interconnexion de toutes les choses ».
Mais voilà : le « progrès » technologique nous a coupé de cette connexion-là et du vaste système d’interdépendances vitales. Ces « interdépendances complexes de matière et d’énergie entre des millions d’espèces » se trouvent tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de notre corps – de notre microbiote à l’harmonie des sphères... Alors que « l’intelligence artificielle » menace de supplanter toute autre forme d’intelligence vivante, James Bridle invite à en faire un « outil d’ouverture vers les autres plutôt qu’un instrument d’exploitation de la planète et des uns par les autres ». C’est dire l’ampleur de la tâche et l’étendue poétique du pari dans toute sa complexité : « C’est de la nature, dans son éternel fleurissement, que sont nés les microprocesseurs, les centres de données et les satellites, tout comme elle a donné les océans, les arbres, les pics, le pétrole et nous. La nature est l’imagination même. »
Mais "la nature" a-t-elle seulement prévu la marche forcée à tombeau ouvert d'une espèce invasive et dominatrice vers l'hypercomplexification du monde et sa dévastation ? Un si grand pouvoir n'implique-t-il pas de grandes responsabilités ?
« Le monde n’est pas comme un ordinateur »...
D’abord, de quoi parle-t’on avec « l’intelligence artificielle » ou la métaphore informatique de cloud (« nuage ») ? Cette métaphore gazeuse pèse son « poids réel » en eau dilapidée, en extraction de métaux et d’autres « terres rares » nécessaires à son fonctionnement – sans parler de l’oppression humaine et de la dévastation environnementale. La voracité de cette technosphère en ressources représente un fardeau pour la planète et fait peser une facture impayable sur ses habitants, humains et non humains : « Lorsque nous parlons du cloud, nous devrions également penser aux émissions des serveurs, au dioxyde de carbone, à l’extraction de matériaux, aux liquides de refroidissement toxiques et aux guerres pour les ressources en terres rares qui sont inhérentes à la fluidité de nos activités technologiques ».
L’artiste pose les questions de fond : finalement, les machines ne remplaceront-elles que des humains déjà devenus machines, c’est-à-dire d’ores et déjà remplacés avec leur consentement bien peu éclairé ? Car le monde créé par l’homme idolâtre bel et bien la machine après avoir fait de la « raison » calculante son accomplissement fantasmé voire son absurde aboutissement - jusqu'à son annihilation : « Depuis que se sont développés les ordinateurs numériques, le monde s’est retrouvé façonné à leur image. En particulier, ils ont défini notre idée de la vérité et de la connaissance comme étant ce qui est calculable. (...) Nous traitons le monde comme quelque chose qui se calcule, et qui se prête donc à l’informatique. Nous le considérons comme quelque chose qui peut être décomposé en éléments de données pour alimenter des machines. Nous sommes convaincus que la machine nous donnera des réponses concrètes sur le monde, sur lesquelles nous pourrions agir, et qu’elle garantit l’irréfutabilité logique et l’impunité morale de ses réponses. Cette erreur est à l’origine de toutes sortes de violences : celle qui réduit la beauté du monde à des chiffres, et celle qui en découle et tente de forcer le monde à se conformer à cette représentation qui élimine, rabaisse, torture et détruit les choses et les êtres qui n’entrent pas dans le cadre du système établi. »
L’auteur invite à considérer le langage que nous utilisons pour parler du monde naturel : c’est « celui de la soumission et de la domination, qu’il s’agisse de désigner les animaux de compagnie comme des « animaux domestiques », subordonnés ou de réduire des êtres vivants et agissants sous le terme de « bétail ». Parler de « bétail » ou de « cheptel humain », réifier les êtres ou instrumentaliser les relations entre vivants n’a rien d’anodin mais conduit à un enfer pavé de bien mauvaises intentions de départ...
Quoi de plus suicidaire que de vouloir dominer le monde en élaborant des « modèles » et en prenant des décisions sur cette base-là, c’est-à-dire celle d’une abstraction et d’une représentation ? Le monde est-il vraiment un lieu que l’on peut connaître, contrôler et dominer ? Notre compréhension du monde a été façonnée par une « objectivité abusive – la croyance en un récit unique et cohérent du monde et en l’existence d’un cadre universel pour l’interpréter ».
James Bridle enjoint de « changer fondamentalement la façon dont nous concevons, créons, construisons et administrons notre monde ». Ce qui implique « d’ouvrir nos systèmes technologiques à une communauté bien plus large de protagonistes et de personnes que ne le permet notre régime d’expertise actuel – et notamment au plus qu’humain ».
N'y a-t-il pas plus d'intelligence dans la délicate architecture d'une toile d'araignée que dans les circuits imprimés de nos machines à compliquer l'univers ? Le meilleur moyen d’empêcher la technologie invasive de nous séparer du monde naturel serait-il de « mettre les outils de la surveillance au service de la construction d’un parlement plus qu’humain » ? C’est-à-dire par une autre façon de faire de la technologie, « tout comme il existe d’autres manières de produire de l’intelligence et de faire de la politique » ? Mais y a-t-il encore quelque chose à parlementer en hégémonie machinique décrétée urbi et orbi ?
Il y a d’autres modes de connaissance du « Réel » que l’écran plat d’une machinerie prétendant « numériser » le monde - et le transformant en enfer phénoménal. La connaissance réelle prend sa source dans une conscience et une intériorité d’où jaillit une intelligence vitale et libératrice, à la portée de tous – sauf à vouloir persévérer dans l'inertie techno-économique et le non-être machiné. Deus in machina ?
James Bridle, Toutes les intelligences du monde – Animaux, plantes, machines, Seuil, 450 pages, 25 euros
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