L’économie du chaos
La pensée des décideurs est très fortement influencée par la modélisation néoclassique, dont les modèles reposent sur des recherches d’équilibres dans des univers stables. Le changement climatique introduit une économie du chaos irréversible à moyen terme. Les décisions prises pour lutter contre le réchauffement climatique, inspirées des modèles économiques inadaptés à la nouvelle situation, ne font qu’aggraver les problèmes futurs. Ce qui rend indispensable l’émergence de nouveaux paradigmes permettant d’éclairer la décision dans des situations incertaines et dangereuses.
L’économie n’a jamais fait bon ménage avec l’incertitude. La gestion des risques est certes partie intégrante des métiers financiers mais rien ne vaut pour les économistes les modèles sûrs dont les aléas sont résiduels, c’est-à-dire dont l’importance n’est pas de nature à en changer la structure et les comportements prédictibles, une fois les bonnes hypothèses formulées.
L’économie mathématique, fleuron de la recherche dans le domaine, a ainsi longtemps instrumenté l’analyse par des modèles linéaires ou quadratiques dont la résolution, dans les marges d’incertitudes statistiquement acceptables, ne pose pas de problèmes insurmontables.
Ce confort statistique, mâtiné de la sophistication toujours plus accrue des modèles, a pu donner l’illusion que la marche du monde est, si ce n’est maîtrisée, du moins analysée, comprise, et optimisée. Les premières études économiques des dommages prévisibles du réchauffement planétaire (le rapport Stern) illustrent a contrario le fait que la modélisation mathématique de l’économie n’a pas permis d’anticiper ni encore moins de prévenir les risques écologiques ou sociaux qui menacent l’équilibre général de la planète. Le réchauffement climatique est pourtant une conséquence directe du mode de développement économique qui forme le substrat de ces modèles.
Ce regard obscur de la modélisation est profondément inquiétant dans un monde où elle occupe une place essentielle dans l’univers mental des décideurs et des experts qui les conseillent et à l’heure où les conséquences des décisions publiques peuvent se révéler décisives pour la survie de l’humanité.
Pour certains, l’origine de ce regard obscur se trouve dans la conception idéologique des modèles qui limite les études à un sous-ensemble de possibles, dans lequel ne peuvent figurer de visions catastrophiques du capitalisme moderne, celui-ci étant désigné par essence comme le modèle le plus efficient, voire le seul possible. Pour d’autres, les défauts des modèles ne sont que des péchés de jeunesse, qui seront inévitablement corrigés une fois atteint le degré suffisant de complexité dans la modélisation.
Sans aller au procès partisan, il est évident que le cœur des modèles économiques, basé en particulier sur la rationalité des agents, pose question. Bien que cette notion soit polysémique et fortement contestée par certains économistes, elle n’en demeure pas moins centrale, à défaut de mieux.
Edmund Phelps (prix Nobel d’économie 2006) traduisait ainsi ce constat finalement peu rassurant vu l’importance des théories économiques sur les actions publiques : « Les économistes adoptent le modèle de l’agent rationnel, [...] parce que c’est un outil puissant du point de vue des objectifs qu’ils se donnent - un outil qui fonctionne bien, même s’il est tout à fait inexact - et parce qu’il n’existe pas pour l’instant d’alternative. On espère simplement qu’en ayant recours à cette hypothèse [...], on n’est pas conduit à commettre des erreurs énormes sur les questions importantes. »
En économie, la rationalité économique d’un agent consiste généralement à maximiser son utilité, définie essentiellement par sa consommation de biens et de services.
Une seconde hypothèse sous-jacente des modèles tient en la stabilité du monde représenté. Dans celui-ci, les effets externes aux principes économiques étudiés (par exemple l’écologie, les mouvements sociaux, etc.) sont nécessairement résiduels. Ils ne peuvent en aucun cas modifier en profondeur la structure du monde étudié. De plus, leur internalisation dans les calculs suffit à maintenir la cohérence des modèles.
La pensée des décideurs est donc fortement conditionnée par la recherche de l’optimisation économique, visant à accroître la consommation et à maintenir les équilibres de marchés. De ce fait, il est difficile pour eux d’imaginer des scénarios de rupture, seules des évolutions adaptatives du modèle existant sont pertinentes et donc recherchées.
Il est pourtant désormais évident que le réchauffement climatique introduit des changements qui ne sont pas homothétiques mais bel et bien profondément chaotiques.
Les hypothèses les plus modérées tendent vers une augmentation sensible de la teneur de l’atmosphère en dioxyde de carbone (CO2) entraînant une fréquence et une intensité accrues des événements climatiques extrêmes (canicule, sécheresse, tempête).
Les gaz à effet de serre ont, selon des recherches menées par des scientifiques de la NASA et du Columbia University Earth Institute, amené la situation climatique de la Terre près d’un point critique de basculement, entraînant des conséquences potentiellement dangereuses pour la planète. A partir d’une combinaison de modèles climatiques, de données satellites et paléoclimatiques, les chercheurs ont conclu que la calotte glaciaire de l’Antarctique Ouest, la couverture de glace de l’Arctique, et les régions procurant des sources d’eau fraîche ainsi que l’habitat aux espèces étaient fortement menacées par le réchauffement en cours.
Plus que le réchauffement en lui-même, c’est l’accroissement du chaos climatique, la variabilité accrue des situations locales et l’intensité des événements extrêmes qui marqueront le siècle en cours. Il est probable que cet état chaotique permanent va s’aggraver, la machine climatique ne pouvant plus trouver son équilibre sur le moyen terme, les conditions alimentant cette machinerie complexe étant en perpétuelle évolution.
La réflexion de nos décideurs porte essentiellement sur l’analyse des dommages générés par le changement climatique, en ciblant les efforts sur les mesures d’adaptation du système actuel. Or, dès le départ cette réflexion est viciée, puisque le climat auquel il conviendrait d’adapter l’organisation économique de production est impossible à déterminer précisément, du fait même de son changement chaotique. Si le point de rupture décelé par les chercheurs est avéré, il est probable que les capacités d’adaptation de nos sociétés industrialisées (par nature lentes, même si elles se sont largement accrues au XXe siècle) ne seront plus suffisantes pour maintenir la situation, sans surcoût exorbitant. Et ceci sera d’autant plus vraisemblable que les premières décisions adoptées, loin de réduire le problème, le maintiennent entier voire l’aggravent puisque les adaptations préconisées visent à maintenir et conforter le modèle économique existant qui est précisément à l’origine du chaos climatique.
En géopolitique, la poursuite du « grand jeu » énergétique dans le grand Asie ainsi que les manœuvres pour s’approprier les ressources du « Pôle Nord chaud » illustrent la volonté de poursuite du modèle énergétique actuel, avec des conséquences très certainement dramatiques pour la planète.
La création des marchés de droits de pollution est également l’illustration de l’influence néoclassique dans le choix des décideurs. Par définition, sur un marché s’échangent des biens qui ont une valeur et une utilité. Par le biais de cet artifice marchand, les tonnes de C02 rejetés dans l’atmosphère, par une entreprise qui en a acheté la possibilité à une autre, ont donc un prix, complètement indépendant de son coût réel sur les sociétés (coût difficile à déterminer, la Terre étant une et indivisible, la tonne de C02 émise à Pékin a des conséquences partout dans le monde). L’incitation de l’entreprise à développer des technologies non polluantes n’est pas fonction de l’intérêt général mais de la fluctuation de l’offre et de la demande sur le marché de la tonne de C02. Sans régulation extérieure forte (imposition d’un taux maximal de pollution autorisée faible), cette solution n’a aucune chance d’aboutir spontanément à un effort significatif de réduction des émissions. Notons d’ailleurs que pour les économistes néoclassiques, la pollution est une externalité négative de l’activité de production, c’est-à-dire, un effet imprévu et involontaire de l’activité. Alors même que dans la réalité, la pollution est consubstantielle à la production industrielle, surtout dans un contexte de mondialisation. Cette définition, loin d’être anecdotique, illustre la difficulté mentale des décideurs dans la lutte contre les dérèglements climatiques et plus largement (car le rejet de CO2 n’est pas la seule menace écologique loin de là), pour la protection de notre écosystème.
La transformation de la fonction de production énergétique est une autre illustration de la nature des mesures prises par nos décideurs. L’émergence massive des « bio » carburants est au cœur de cette transformation. Cette émergence n’est pas une réponse visant à contrecarrer la production de gaz à effet de serre mais bien une adaptation minimale de nos sociétés à un nouvel environnement économique. L’effet bénéfique de ces nouveaux carburants est bien en deçà des exigences et leurs conséquences économiques et écologiques à moyen terme pourraient largement annuler le bénéfice escompté. (Les « bio » carburants induisent par exemple une emprise croissante sur les terres arables qui engendre une tension sur le marché des produits agricoles et une pression forte pour accroître la productivité des récoltes avec augmentation de l’utilisation des pesticides et de technologies très agressives). Bien entendu, les « bio » carburants ne sont pas la seule adaptation de la fonction de production énergétique, mais les alternatives sont encore largement hypothétiques (pile à hydrogène), ou sans commune mesure avec une consommation énergétique en croissance forte (éolien, biomasse, etc.). C’est pourquoi le nucléaire est si souvent vendu comme la seule alternative crédible, alors même qu’il repose sur une ressource non renouvelable (l’uranium) et une gestion lourde des déchets et des risques.
Il est fort à parier que cette préservation du modèle économique actuel, avec des adaptations marginales, sera in fine illusoire. La question fondamentale est de savoir ce qui peut être préservé du modèle actuel, sans que son coût de conservation ne soit exorbitant pour une grande partie de l’humanité. La préservation d’une forme d’organisation économique de la société ne peut plus désormais être l’unique cadre de réflexion et la priorité absolue.
Maintenant que chacun de nos actes a un impact fort sur le climat et sur notre avenir, il est l’heure de donner du temps au temps et aux chercheurs en sciences sociales pour définir de nouveaux paradigmes, loin des modèles obsolètes de l’économie néoclassique, permettant enfin d’éclairer la décision dans une société fortement incertaine et dangereuse.
31 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON