Les rapaces : somptueux mais trop souvent menacés
Depuis la nuit des temps, l’homme entretient une relation ambiguë avec les rapaces. Tantôt il les déifie (Horus) ou les élève au rang de symbole du pouvoir (aigle napoléonien), tantôt il les cloue aux portes des granges ou les empoisonne, au motif qu’ils sont cruels ou apportent le malheur. Rien n’est pourtant plus beau que le vol plané d’un rapace. Ni plus utile pour l’équilibre d’un écosystème…
Accuser de cruauté un rapace, c’est faire de l’anthropomorphisme en lui prêtant un travers humain. C’est évidemment absurde ! Absurde également de l’accuser de… « rapacité », un défaut lui aussi tristement humain, les comportements de nombreux dirigeants de la finance et de l’industrie étant là pour le démontrer. À l’évidence, les rapaces ne sont ni cruels, ni avides de sang, pas plus qu’ils ne portent malheur comme le croient encore les plus obtus (ou les plus naïfs) de nos semblables, abusés par de vieilles croyances ou apeurés par des récits imbéciles. De même, rien dans le comportement des rapaces ne justifie qu’ils aient pu symboliser la force guerrière et prédatrice des conquérants impérialistes, de César à Hitler en passant par Napoléon.
Car le rapace n’a, contrairement à l’homme, rien d’un être belliqueux, envieux des biens de son voisin ou rêvant d’un pouvoir acquis par la force. Derrière son bec puissant et son regard perçant se cache au contraire un animal paisible, seulement soucieux d’assurer son existence et celle de sa progéniture. Un animal, autre différence avec le genre humain, fidèle en amour et respectueux de sa compagne ou de son compagnon. Le rapace est un philosophe qui, lorsqu’il ne chasse pas pour se procurer sa pitance et celle des siens, mène sa vie sagement en se laissant porter pour le plaisir par les courants aériens ou en se délectant, du haut de son arbre, de son rocher ou d’une vieille bâtisse, de l’étonnant spectacle que nous lui donnons.
Comment ne pas éprouver une admiration sans bornes pour ces splendides animaux, ces merveilleux êtres volants auprès desquels les plus perfectionnés de nos avions restent des machines grossières ? Des animaux dont l’activité humaine met trop souvent la vie en péril. Moins directement que dans le passé, lorsque des paysans superstitieux clouaient les chouettes aux portes de leurs granges* ou lorsque des nemrods décérébrés éprouvaient un plaisir malsain à tirer des buses ou des milans sans méfiance. Les rapaces sont désormais bien protégés de ces comportements obscurantistes, et c’est tant mieux. Mais tout danger n’a pas été banni. Un danger d’autant plus insidieux qu’il est le plus souvent invisible et sournois. Un danger qui réside principalement dans l’emploi des pesticides agricoles.
Au bout de la chaîne alimentaire
Ces pesticides (110 000 tonnes en France, principalement répandues sur les cultures des exploitations intensives) ne visent évidemment pas les rapaces, mais essentiellement les insectes qui s’attaquent aux cultures et affectent les rendements. Par malheur, ces insectes figurent au menu d’une multitude de passereaux, de poissons et de petits mammifères qui fixent en les concentrant ces produits nocifs dans leur organisme avant de les transmettre à leur tour aux rapaces dont ils constituent l’ordinaire alimentaire. Situés à l’extrémité de la chaîne alimentaire, ces rapaces concentrent à leur tour – l’analyse des cadavres et des boulettes de réjection le montre sans ambiguïté – des doses de plus en plus élevées de produits toxiques. Jusqu’à mettre leur vie en péril.
L’existence des rapaces est, pour les mêmes raisons, également menacée par les appâts empoisonnés. Les oiseaux de proie ne sont évidemment pas visés – du moins veut-on le croire – par ces pièges disposés ici et là pour lutter contre la prolifération de certains animaux qualifiés localement de nuisibles, tels les ragondins, les blaireaux ou les renards, mais aussi, de manière totalement illégale, contre les grands mammifères protégés que sont les ours et les loups. Pour n’être pas ciblés, les rapaces ne sont pas moins directement victimes de ces appâts lorsqu’ils y ont accès. De même sont-ils victimes, de manière plus lente et plus insidieuse, des poisons ingérés, tant dans les villes que dans les campagnes, par les rongeurs en surnombre dont on cherche à se débarrasser.
La pollution des cours d’eau joue également un rôle très néfaste à la survie des rapaces, bien que cela échappe à nombre de nos concitoyens, persuadés que nos majestueux amis à plumes se nourrissent uniquement de petits mammifères et de passereaux. Une idée reçue en l’occurrence très largement erronée : les poissons et les batraciens, s’ils ne constituent pas l’ordinaire de la plupart des espèces, font en effet souvent partie du menu de nombreux rapaces.
C’est notamment le cas des busards, grands amateurs de grenouilles et de salamandres, ou des circaètes lorsqu’ils ne parviennent pas à capturer les reptiles dont ils sont friands. La puissante buse et la méconnue bondrée apivore – qui se nourrit pourtant principalement d’hyménoptères comme l’indique son nom – ne dédaignent pas elles-mêmes de chasser la grenouille pour se nourrir. Poissons et batraciens constituent même l’ordinaire du balbuzard dont les piqués en plongée sont particulièrement spectaculaires. Quant au milan noir, il se nourrit à 80 % de poissons malades ou morts, ce qui en fait un utile nettoyeur des eaux. Dès lors, on comprend mieux l’importance que peuvent revêtir les rejets toxiques dans les rivières ou les étangs, qu’ils soient d’origine industrielle, artisanale ou agricole.
Des espèces en danger de disparition
On l’a compris, chaque maillon de la chaîne alimentaire augmente les taux de concentration des produits toxiques dans les organismes. Principales victimes : les grands rapaces (aigle, grand-duc, autour ou buse) qui peuvent atteindre des sommets en la matière, particulièrement lorsqu’ils se nourrissent de rapaces plus petits ou de carnassiers ayant eux-mêmes concentré de forts taux de produits toxiques.
Fort heureusement, les décrets protecteurs de 1964 et surtout l’arrêté ministériel du 6 mai 1972 étendant la protection à tous les rapaces diurnes et nocturnes ont stoppé les effets désastreux de la chasse et des pratiques de destruction en milieu rural (par exemple autour des élevages avicoles). Mais, outre les risques chimiques évoqués plus haut, d’autres menaces pèsent toujours sur les rapaces : les fils électriques, les routes (notamment pour les oiseaux de nuit) ou les prélèvements d’œufs clandestins pour les fauconneries. Au point que, malgré les actions engagées, le nombre global des rapaces est tout juste stabilisé dans notre pays. Et si certaines espèces ont été réintroduites* avec succès sur le territoire français, tels le gypaète barbu et plusieurs espèces de vautours (fauve, moine et percnoptère), d’autres sont plus que jamais menacées de disparition (entre autres le faucon émerillon, l’élanion blanc, l’effraie des clochers ou la chevêche d’Athéna).
À cet égard, le travail accompli par le FIR (Fonds d’Intervention pour les Rapaces) jusqu’en 1998 a été exemplaire. Depuis cette date, le FIR a été intégré à la LPO (Ligue de Protection des Oiseaux) qui a pris le relais d’un combat pour la diversité loin d’être gagné malgré la prise de conscience croissante dans la population de la nécessité de préserver la vie sauvage. C’est pourquoi il importe que nous apportions tous notre contribution, aussi modeste soit-elle, à cette juste cause. Soit en adhérant à la LPO, soit en facilitant la nidification des petits rapaces dans les jardins privés ou dans les parcs de nos communes, soit en luttant contre les comportements obscurantistes lorsque nous en sommes témoins.
L’enjeu en vaut la peine. Pour maintenir les fragiles équilibres de nos écosystèmes, mais aussi pour pérenniser le plaisir que nous prenons à observer l’étonnant sur-place du faucon crécerelle, les vols planés majestueux du milan royal et du vautour fauve, sans oublier les vertigineux piqués de l’aigle de Bonelli ou du faucon pèlerin, lequel peut dépasser les 300 km/heure ! À toutes fins utiles, signalons que l’on peut voir évoluer des rapaces lors de spectacles de fauconnerie organisés ici et là sur le territoire français en période estivale, notamment à Château-Thierry (Aisne), Chauvigny (Vienne), Courzieu (Rhône), Kintzheim (Bas-Rhin), Le Puy-du-Fou (Vendée), Provins (Seine-et-Marne) ou Sciez (Haute-Savoie). Cela dit, rien ne remplacera jamais l’observation directe dans la nature, à l’image de ces vautours filmés dans l’Aveyron : lien. Un plaisir à la portée de tous, et toujours renouvelé !
* Il n’était pas rare d’en voir naguère dans différentes régions, et notamment sur les grands causses ou dans les Cévennes où ces animaux « maléfiques » jouissaient sous la forme de cadavre d’une réputation protectrice pour la ferme. Une croyance qui valait également pour la carline (le grand chardon des causses), espèce végétale désormais protégée.
** C’est également le cas du pygargue à queue blanche qui fait actuellement l’objet d’une réintroduction dans le bassin du lac Léman.
À lire également : Le « bouldras », roi du Causse (août 2014)
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