L’invariance Zemmour
En somme, c’est un cas d’école digne d’être cité en exemple dans tous les centres de formation de journalistes de France et de Navarre.
Vous avez eu la patience d’aller jusqu’au bout de ce tissus de conneries ? Félicitations. Je compatis à votre souffrance. Maintenant, parlons un peu du contenu de cette chronique.
Comme vous l’avez certainement constaté, Eric Zemmour a l’art de parler gravement de choses qu’il ne maîtrise pas, notamment en essayant de donner une coloration politique à la jurisprudence du Conseil d’Etat. Car pour le journaliste du Figaro, n’en doutons pas, le Conseil d’Etat est évidemment un repère de dangereux gauchistes qui travaillent au péril de la France. A l’appui de son argumentation, Zemmour avance plusieurs raisons que je vais analyser succinctement.
1) Selon Zemmour, le Conseil d’Etat s’est opposé, dans les années 70, au gouvernement de Raymond Barre lorsque celui-ci avait voulu serrer la vis en matière de regroupement familial. Et Zemmour de se référer notamment, sans plus de précisions, à une décision rendue en 1980 aux termes de laquelle le Conseil d’Etat avait autorisé la venue sur le territoire national de la seconde épouse d’un « immigré africain » (sic). Pour Zemmour, cela ne fait aucun doute, le Conseil d’Etat a purement et simplement autorisé de fait la polygamie en France.
On appréciera au passage la nuance du propos qui a piqué ma curiosité.
J’ai donc effectué une recherche dans la base de données des arrêts de la haute juridiction administrative afin de prendre connaissance de la décision fustigée par Eric Zemmour. Selon toute vraisemblance, il s’agit de la décision n°20830 du 16 mai 1980.
En l’espèce, il s’agissait d’examiner la portée juridique des dispositions du protocole d’accord franco-algérien de main d’oeuvre du 10 avril 1964 et plus particulièrement de l’accord franco-algérien du 27 décembre 1968, dans le domaine du regroupement familial (deux conventions signées sous les mandats du Général de Gaulle, gauchiste bien connu).
Le 27 février 1978, le préfet du Loiret a refusé d’autoriser le séjour de la seconde épouse d’un travailleur immigré de nationalité algérienne. Mécontent, l’époux a alors déposé un recours pour excès de pouvoir devant le Tribunal administratif. Le 27 juillet 1979, ce dernier a sursis à statuer jusqu’à ce que le ministre des affaires étrangères précise la portée juridique des accords précités. Silence du Quai d’Orsay. Le 30 octobre 1979, le ministre de l’intérieur a donc déposé un recours devant le Conseil d’Etat pour que le jugement du Tribunal administratif soit annulé aux motifs que les accords susvisés ne pouvaient bénéficier qu’à une seule épouse. Le recours ministériel fut rejeté par la haute juridiction administrative (je souligne) :
« Considérant que la question n’est pas claire de savoir si la Convention précitée a, en ce qui concerne l’introduction en France des familles de travailleurs algériens, entendu faire référence au statut personnel des intéressés au regard de la loi locale ou à limiter à une seule épouse le droit au regroupement familial ; que dans ces conditions c’est à juste titre que le tribunal administratif a sursis à statuer sur la demande de Monsieur Y. jusqu’à ce que le ministre des affaires étrangères ait déterminé la portée de la convention franco-algérienne précitée du 27 décembre 1978 [...]«
Face au silence de la Convention sur la loi applicable (la loi algérienne ou la loi française ?), la haute juridiction administrative a donc invité le pouvoir exécutif à prendre ses responsabilités et à indiquer précisément quelles ont été les intentions des Etats signataires.
Il n’appartient pas en effet au Conseil d’Etat de pallier les lacunes de la convention et de se substituer ainsi à la France et à l’Algérie. Puisque les protocoles d’accord sont imprécis, il n’existe aucun fondement légal pour empêcher la venue sur le territoire national de la seconde épouse du travailleur algérien.
Le Conseil d’Etat n’a donc évidemment pas légalisé de fait la polygamie. Il a simplement constaté le manque de base légale et relevé la carence du gouvernement de Monsieur Raymond Barre qui n’a pas apporté les précisions sollicitées par le Tribunal administratif.
La décision prise résulte de l’absence de communication entre les ministères des affaires étrangères et de l’intérieur.
On est donc très loin des propos mensongers de Monsieur Zemmour. Le reste de la chronique est à l’avenant.
2) Selon Zemmour, le Conseil d’Etat aurait favorisé l’idéologie communautariste. Le journaliste se réfère à un avis du Conseil d’Etat sollicité en 1989 par Lionel Jospin, à l’époque ministre de l’Education nationale, aux termes duquel la haute juridiction administrative avait indiqué que rien ne s’opposait légalement au port du voile à l’école.
Le Conseil d’Etat avait simplement indiqué qu’il appartenait aux chefs d’établissements scolaires d’adapter, le cas échéant, les règlements intérieurs desdits établissements à ce sujet ; ou à défaut, qu’il revenait au gouvernement ou au Parlement de légiférer à ce sujet par le biais d’un projet de loi ou d’une proposition de loi.
Cette loi, ni le ministre de l’Education nationale ni le Parlement de l’époque ne l’ont souhaitée pour des raisons d’opportunité politique (on peut certes le discuter, mais ce n’est évidemment pas de la responsabilité du Conseil de l’Etat).
La majorité de l’époque a botté en touche en se réfugiant derrière le Conseil d’Etat qui n’a fait que rendre compte de l’état du droit positif. Et la polémique n’a eu de cesse d’enfler tout au long des années suivantes, jusqu’à l’adoption de la loi du 15 mars 2004 relative à l’interdiction du port des signes religieux ostensibles en milieu scolaire.
Qu’a donc fait le Conseil d’Etat ?
Il n’a certes pas encouragé le port du « voile islamique ». Il a constaté le manque de base légale pour une interdiction générale et absolue et il a donc invité les pouvoirs publics à prendre leurs responsabilités.
Dans toute démocratie qui se respecte, les pouvoirs judiciaire, exécutif et législatif sont séparés. Ce n’est pas aux juges de pallier l’absence de la loi ou ses lacunes éventuelles.
Le principe de la séparation des pouvoirs est donc quelque chose d’infiniment subtil. On comprend que cela puisse échapper au manichéisme d’Eric Zemmour.
3) La chronique de Zemmour traduit une obsession à peine voilée : celle de l’européisme qui conduirait à la porosité des frontières sous l’influence anglo-saxonne. Pour Zemmour, il y aurait donc eu un assujettissement idéologique et politiques du Conseil d’Etat à la loi communautaire.
Je rappellerai que le Conseil d’Etat a été la dernière juridiction française à reconnaître la primauté du droit communautaire et du droit international sur le droit interne, le 20 octobre 1989 avec l’arrêt Nicolo, c’est-à-dire 14 ans après la Cour de cassation.
Ce n’est que depuis 20 ans que le Conseil d’Etat accepte vérifier la compatibilité d’une loi votée postérieurement à un acte international, abandonnant ainsi la théorie de « la loi écran ».
On a donc connu des « assujettissements idéologiques » plus rapides.
La résistance du Conseil d’Etat a donc duré une bonne trentaine d’années, c’est-à-dire depuis la création des Communautés européennes.
L’évolution de la jurisprudence du Conseil d’Etat contredit magistralement Eric Zemmour : elle a permis au Conseil d’Etat de s’adapter à la réalité du droit et de mieux exercer son contrôle.
4) Zemmour s’en prend enfin au dernier avis du Conseil d’état qui constate le manque de base légale pour interdire le port du voile intégral dans l’espace public et les difficultés juridiques liées à toute loi éventuelle votée dans ce domaine. Zemmour fustige la soi-disant idéologie (de gauche bien entendu) du Conseil d’Etat sous prétexte que le rapporteur de l’avis est Olivier Schrameck, ancien directeur de cabinet de Lionel Jospin.
On appréciera au passage la logique d’Eric Zemmour puisque le laxiste Conseiller d’Etat Olivier Schrameck est accusé de défendre une position idéologique qui est pourtant sensiblement opposée à celle que Schrameck Olivier avait défendue lorsqu’il était, en 1989, directeur de cabinet de Lionel Jospin, à l’époque ministre de l’Education nationale.
Mais peu importe l’absence de logique du raisonnement tordu de Zemmour car la seule chose qui intéresse le journaliste, c’est de souligner que Schrameck est un homme de gauche.
En fait, parler le Zemmour est très simple car il faut comprendre les grands points de l’invariance de ce discours que j’énumère ici non exhaustivement :
a) c’est toujours la faute de la gauche ;
b) c’est toujours de la faute de l’immigration et notamment de l’axe islamo-socialiste ;
c) c’est toujours de la faute de mai 68 car depuis c’est la merde ;
d) une bonne petite guerre nous apprendrait à vivre ;
e) les malheurs du monde proviennent de l’Europe cosmopolite ;
f) le journalisme consiste à débiter des conneries sur un ton péremptoire, sous couvert d’une fausse objectivité.
Une fois que l’on connaît ces grands points, et qu’on les maîtrise un tant soit peu, on peut ensuite les adapter facilement à n’importe quel sujet de chronique.
C’est ainsi que vous pourrez par exemple parler doctement outre du Conseil d’Etat, de la parité, du péril écologiste, de l’abaissement du niveau scolaire, de la limitation de la pêche au thon rouge, de l’insécurité dans les banlieues, du rap, de l’équipe de France, du politiquement correct, bref d’absolument n’importe quoi.
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